ne rentrons pas dans le rang !

La plupart des rentrées ne sont que des rappels à l’ordre, comme des sortes de déclinaisons infinies du mot que Marcel Jouhandeau aurait adressé, suivant la légende, aux manifestants de Mai 68 : « Rentrez chez vous ! Dans vingt ans, vous serez tous notaires ». Misère perpétuée de cette espèce d’essence pure de la pensée réactionnaire : rien ne sert de sortir car chacun finira par rentrer dans son lieu, dans sa classe, dans l’immuable ordre du monde. Ô toutes ces foutaises et tous ces mensonges : rentrée des classes, rentrée économique, rentrée littéraire — toujours enjoindre chacun à revenir à ce qui doit se penser, s’entreprendre, s’écrire. Même la rentrée sociale est devenue une blague : « cette année, ça va chauffer », eh oui, ça va chauffer — et puis rien. Dans les faits, la situation est toutefois un peu plus ambivalente. Cet été, on n’a pas seulement demandé à la Grèce, et à tous les pays susceptibles de l’imiter, de rentrer dans le rang, on lui a demandé de rentrer dans des clous où il est impossible de vivre jusqu’à ce qu’elle en sorte pour de bon. Et c’est pareil avec tous les migrants : on les enjoint comme jamais à rentrer chez eux, et en même temps on les place dans des conditions où il est impossible de rentrer. Tandis qu’on demande toujours de partir à nos propres pauvres — ça s’appelle la flexibilité.

Voilà ce qui mérite d’être interrogé : il y a aujourd’hui une violence symétrique dans l’injonction à rentrer et dans l’injonction à sortir qui laisse chacun hagard, dans un in-between state où il n’y a plus ni sens, ni orientation, ni projet commun. Alors on fait comment pour subvertir tout cela, pour rentrer mais hors des clous ?

Il y a aujourd’hui une violence symétrique dans l’injonction à rentrer et dans l’injonction à sortir qui laisse chacun hagard.

Cette année encore, la rentrée ne se passe pas en France, la seule rentrée qui compte se passe en Grèce et sur les côtes méditerranéennes de l’Europe, et si elle compte c’est justement parce qu’elle n’est pas une « rentrée », mais un événement, une irruption, quelque chose qui n’est plus supportable même pour des socialistes. On ne veut pas plus que la Grèce rentre dans le rang qu’elle ne s’en aille, on ne veut plus d’une Europe qui ne pense qu’à rentrer dans sa coquille, vide.

En Grèce depuis l’élection de Syriza en janvier dernier, on a assisté, dans l’impuissance et la colère, à une interminable tentative de mise au pas du gouvernement grec de la part des « institutions » (la Commission européenne, la BCE et le FMI). Le cas grec n’est pas un simple épisode de plus dans l’histoire récente et bien peu glorieuse de l’Europe, la Grèce est le cas d’école à partir duquel on ne peut plus penser exactement de la même façon qu’avant le devenir de l’Europe, et plus précisément de la zone euro. Sans avoir aucune idée des résultats des prochaines élections à l’heure où ces lignes sont écrites, on ne peut que constater à quel point les « institutions » ont voulu faire de la Grèce un exemple : diktats d’austérité budgétaire, privatisations, hausse des impôts y compris pour les plus pauvres, réduction de la protection sociale, modification du droit du travail. Ou bien elle sera exclue. Qu’elle rentre dans les clous des critères de la « bonne » gouvernance publique et des réformes structurelles, ou sinon qu’elle crève étouffée par sa dette. Et d’ailleurs elle étouffera dans sa dette, même si elle se soumet.

C’est pourquoi nous ne voulons rentrer qu’hors des clous, hors de ce qui nous est promis, de ce qui est écrit d’avance. Et la Grèce nous a donné l’occasion d’y voir clair : les prétendues négociations ont dévoilé au grand jour — merci Varoufakis — les non-choix, les non-discussions proposées par les représentants de l’eurozone en l’état actuel des forces politiques ; plus encore, il s’agissait de faire la preuve qu’un gouvernement d’une gauche composite et décidée à défendre son peuple ne peut qu’échouer. Eh bien non, pas question de se contenter de ce silence qu’on nous intime. On ne rentre pas dans ce moule, on ne retourne pas en arrière, on renverse et on repart.

Si l’on faisait une sorte de physique simplifiée des logiques économiques et politiques à l’œuvre aujourd’hui, on pourrait opposer une vision statique à une appréhension dynamique du monde. Ça fait un peu peur de parler de dynamique aujourd’hui, tant nous avons soupé du jeune cadre du même nom depuis les années 1980, mais il faut l’entendre dans son sens initial, simple, pas comme une volonté d’entreprendre, mais comme une mise en mouvement. Or, contrairement à ce que nous serine la communication moderne, la logique néo-libérale vise à figer le monde, tandis que les pensées dites d’extrême-gauche travaillent le flux, la pluralité, la transformation. Que nous intime la nouvelle orthodoxie économique, si ce n’est la monomanie d’un TINA (There Is No Alternative) qui ne cesse de découper le monde entre ceux qui ont le droit (de travailler, de voyager, de s’endetter…) et ceux qui ne l’ont pas ou plus, et qui en appelle à un retour aux origines tantôt fantasmées (pour le néo-libéralisme de l’ordre spontané à la Hayek), tantôt construites mais pour toujours (à la manière de l’ordo-libéralisme allemand). Dans tous les cas, cette orthodoxie renvoie à un temps qui n’a jamais existé, dans lequel la main invisible ou la règle fondamentale du marché aurait censément fait son œuvre, et rélève d’une logique qui ne connaît que la répétition de modèles à l’identique. Pas question dès lors de se laisser piéger par les discours accusatoires qui font de ceux qui descendent dans la rue pour réclamer la protection de la protection sociale, ou de l’intermittence, ou des précaires, ou pour rappeler à la France qu’elle n’est la patrie des droits de l’homme que sur les frontons des mairies, des réactionnaires, des archéos, des vieux croûtons (ou pas seulement). Car ces acteurs des mouvements sociaux ne réclament que rarement le retour du même, la restauration à tout prix d’un monde perdu : se référer à des modèles anciens, qui ont pu fonctionner, et les utiliser comme point de référence pour penser au présent, ce n’est pas s’abîmer dans la nostalgie. En revanche, prétendre soigner la Grèce en lui imposant un modèle économique unique qui ne tient compte ni de son histoire, ni de sa géographie, ni des aspirations politiques de son peuple, c’est vouloir la fondre dans le plomb et nous avec : plus de futur (mais la reconduction éternelle de raisonnements identiques — indépendamment de toute réalité), plus de pluralité (mais une unique logique gestionnaire), plus d’expériences (mais une commune dévotion à la loi du marché). Mais quelle fascination perverse nous conduit, nous les peuples de l’Europe, à consentir à un tel bégaiement tyrannique ?

Il y a encore pire, si l’on déplace le regard depuis la Grèce vers celles et ceux qui échouent sur ses côtes. Pourquoi ne consent-on pas à tous les laisser entrer ? Les vingt-huit pays de l’Union européenne ont dépensé plus de treize milliards d’euros depuis 2000 dans des dispositifs visant à interdire aux demandeurs d’asile l’accès à leur territoire. Pour rien. Ne parlons pas de « crise des migrants ». C’est un assassinat politique. Les morts en Méditerranée et les conditions effroyables dans lesquelles des hommes, des femmes et des enfants fuient la guerre et la terreur sont injustifiables. Les Syriens qui forcent les barrières en Macédoine, en Hongrie, traversant l’Autriche à pied le long de ses autoroutes, s’entassant dans les trains en Allemagne, et les Érythréens qui tentent de rejoindre la Suède par le Danemark mettent en acte la nécessité du mouvement.

— Et si cet afflux de vie était un retour du possible ? Un départ pour eux mais pour nous un retour de cet oxygène de la vie ? Et si la perspective pouvait complètement se renverser : non plus quelle plaie mais quelle vie, non plus le langage de la responsabilité qui n’a jamais caché que des lâchetés, mais la langue de l’accueil ? Cette énergie qui a jailli dans les images publiées, en Une, dans la presse généraliste, c’est une surprise déroutante. Après tant d’années de lutte, à s’inquiéter de l’apathie, du durcissement des rhétoriques, que voir, que comprendre et qu’espérer ? La métaphore du flot est toujours dangereuse puisqu’elle croise le fantasme de l’invasion. Pourtant, cet été, les images des foules sur les routes et dans les gares tenaient plus que jamais de l’eau et de la vague. Avec leur liquidité et leur puissance. De celle qui passe entre les doigts, détourne les obstacles, fait exploser les bois pourris des vieux « chez soi ». La vague passe. Trouble infiniment vivant ! Ceux qui veulent vivre n’exercent aucun droit, ils témoignent de la nécessité du mouvement pour rester là. Ce sont des héros, l’avant-garde des peuples, y compris le nôtre.

— Pardonne-moi, mais tout ça, ces histoires de héros et d’avant-garde des peuples, c’est quand même plus compliqué. Quand Hanna Arendt l’a dit, c’était dans un autre contexte et pour d’autres réfugiés. Tu parles d’énergie mais ce qu’ils ont enduré est terrible, ils arrivent lessivés, survivants ; beaucoup d’entre eux ne sont plus animés que par l’énergie du désespoir, et ne crois pas t’y nourrir ! J’entends l’idée qu’il faut renverser la figure victimaire, mais on n’y arrivera pas en prenant l’exact opposé, la figure héroïque. Tous sont courageux, oui, mais nous sommes semblables : des gens bien, des pauvres types, des sales types, l’exil ne rend pas meilleur, c’est une idée bien romantique ! Ce qui n’est pas une raison pour que leurs droits soient déniés. Concrètement il s’agit plus modestement de rendre aux migrants leur statut de sujets, maîtres de leur vie. Michel Agier fait un constat que j’aime beaucoup : les migrants sont les vrais cosmopolites de notre temps, traversant pays, langues, cultures, même s’ils n’en voient souvent que la face répressive… J’ai la réaction de tous ceux qui travaillent sur le terrain depuis des années : l’émotion nous indispose, parce qu’on sait très bien que si nous en étions restés à nos émotions on n’aurait pas tenu six mois. On aurait très bien pu passer de l’amour à la haine, aussi. Et franchement, les étrangers ne les aiment pas non plus, nos émotions, ça les gonfle et ça ne fait pas toujours avancer leurs affaires.

— Je comprends tout ce que tu dis. On ne parle pas du même endroit. Tu parles d’un long, patient, sisyphéen, travail de terrain, je ne parle que depuis les images et les discours. Donc, moralement, éthiquement, humainement, appelle ça comme tu voudras, c’est toi qui as raison. Mais politiquement ? Il s’est quand même passé quelque chose avec cette photo du petit Aylan qui a fait le tour de la planète, quelque chose s’est un peu desserré dans les politiques répressives, non ? On ne peut pas faire de politique sans grandes émotions collectives. À maints égards, ces émotions sont violentes pour les migrants et pour ceux qui les aident, parce qu’elles sont simplificatrices, injustes et un peu connes, mais on en a besoin. Sans elles, on ne sort pas de l’opposition entre l’écrasante neutralité bureaucratique et l’hospitalité au sens vrai, au sens où ce n’est jamais si facile ni noble ni même souvent plaisant de prendre soin de l’étranger. Et à la fin des fins, on sait bien qui finit par gagner dans le silence et l’indifférence. C’est pour cela qu’on veut parler de héros. Ce peut être nos héros comme les leurs. Malheur, oui, au peuple qui a besoin de héros. Mais toutes les minorités dans le malheur ont besoin de héros et à tout prendre on préfère cet héroïsme anonyme, pluriel, en lambeaux à l’héroïsme en kalashnikov ou en martyr…

— Le seul vrai enjeu est juridique et précis : la liberté de circulation pour tous, seule possibilité d’une égalité entre eux et nous. Personne ne part sans la possibilité, même enfouie, même fantasmatique, d’un retour en arrière, et même si le pays qu’on a laissé est tel qu’on ne reviendra jamais, et que peu à peu on n’y songera peut-être plus, ce n’est pas la même chose d’être un individu libre d’un retour, d’un aller-retour, que d’être un individu piégé dans une forteresse où les dominants sont libres d’aller où bon leur chante et de flirter avec leur nostalgie. Cette façon de laisser les étrangers moisir sans droits ou avec des droits humiliants, entravant toute initiative (comme ne pas pouvoir travailler quand on demande l’asile, par exemple, ou bloquer sans cesse les autorisations de travail pour des exigences administratives délirantes et absurdes, ou bloquer les titres de voyage pour mille tracasseries), cette façon-là de faire des sous-citoyens les désigne à la vindicte des furieux comme des tièdes. Elle ouvre au pire de l’exploitation communautaire. Et en plus, quoiqu’on en dise, elle les colle à la France, qu’ils le veuillent ou non. Parce qu’il y a ceux qui ont un désir d’ici, mais aussi ceux qui sont là par défaut, chassés d’un pays à l’autre, ceux dont l’exil est devenu errance depuis bien trop longtemps et qui ne désirent plus rien. Parce qu’il y a ceux qui veulent rester, d’autres rentrer et repartir, d’autres passer.

Les migrants sont les vrais cosmopolites de notre temps, traversant pays, langues, cultures, même s’ils n’en voient souvent que la face répressive.

— Mais alors qu’est-ce qu’on veut, qu’est-ce qu’on exige, on veut qu’ils puissent venir ou qu’ils puissent rentrer ?

— Pas rentrer, simplement entrer ; c’est-à-dire aussi passer et garder la possibilité un jour de rentrer au lieu de rester prisonniers aux frontières et dans les interstices de la clandestinité. On veut du passage et on veut des passeurs. J’ai toujours été émue par la solidarité des Calaisiens qui sont solidaires, parce qu’ils aident des gens qui n’ont pas envie de rester là. Au fond ils les aident à passer. Je crois que ceux qui nous montrent l’exemple, ce sont ces gens des côtes, gens des frontières eux-mêmes, qui sont juste là pour aider à circuler, se remettre en état de circuler, ce sont les vrais passeurs (« passeurs d’hospitalité », comme Philippe Wannesson nomme très justement son blog calaisien). Laisser les gens passer, ça ne laisse pas le loisir de les statufier dans une figure de ci ou de ça, le héros, la victime, etc. Pas d’assignation.

— Comment en est-on arrivé en français à utiliser le mot « passeur » pour désigner les crapules — les étrangers disent « agent » — alors qu’il n’y a pas de plus beau mot dans cette histoire ?

On veut que chacun puisse autant rentrer chez soi que partir de chez soi. Mais on veut aussi mille autres choses. On veut des abris intimes, provisoires ou définitifs, qui ne coupent pas du dehors, qui l’appellent, qui lui répondent. On veut enfin être fier de notre chez soi, être à la hauteur de ce qu’on nous demande, des désirs de ceux qui nous désirent au loin. On veut pouvoir trouver des forces au-dehors et au-dedans. Surtout, que les étrangers ne nous laissent pas tous seuls avec les Français. On ne veut pas plus de départs que de rentrées à jamais, mais des allées et venues. On ne veut plus d’une modernité liquide enfermée dans des digues en béton, on veut d’une humanité vivante et mobile, arpentant les villes et les plaines. On veut des abris pour tous protecteurs, ouverts et hospitaliers. On veut du flux, des vagues, du mouvement, mais pas de morts, et surtout on veut l’arrêt de tous ces allers simples vers l’enfer. On ne veut plus ces modèles économiques qui nous rappellent sans cesse à l’ordre, on veut des économies libidinales qui nous ouvrent mille devenirs ! On ne veut plus des trois gorgones : TINA (there is no alternative), TINR (there is no return), TINM (there is no mouvement). Et si vous n’entendez rien de tout ça, alors, comme dit Fatou Diomé, « déménagez d’Europe parce que moi j’ai l’intention de rester ».