exil, nom féminin

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exil, nom féminin

Elle était une fenêtre donnant sur la rue, dans une ville aux rues pierreuses du sud des Balkans. Elle était la rumeur de la rue. Elle était l’intérieur : le mur d’un vert pâle, qui n’avait pas été repeint depuis la guerre, et le couvre-lit brodé de motifs traditionnels, noirs et rouges.

Au-dessus des gens, dans la rue, il y avait des montagnes.

Les montagnes descendaient quelquefois dans la ville.

Une jeune fille vêtue d’un ciré rouge et de longs collants gris faisait le poirier au beau milieu du lac en souriant à l’envers.

Le froid était nouveau. Les couleurs du bus étaient nouvelles. Les jeunes filles dans le bus avaient des visages nouveaux. Les champs qui filaient dans la bruine grise du matin ou dans le givre étaient nouveaux. À l’aube, des paysannes à fichus noirs attendaient le passage du camion de la coopérative, un bidon de lait en acier posé à côté d’elles sur le bord de la route.

Les choses changeaient peu à peu de noms, le soleil devenait ο ήλιος, la mer η θάλασσα, la main devenait το χέρι, l’infinitif n’existait presque qu’à la première personne, les mots changeaient parfois de sexe : « exil » en grec est un nom féminin.

J’apprenais que je parlais en grec cassé. Les chauffeurs de taxi essayaient parfois de deviner d’où je venais ; l’un d’eux, quelques mois après mon arrivée en Grèce, m’a affirmé que j’étais non seulement originaire de Chypre mais aussi de la ville de Páphos.

Un peu après mon arrivée, j’ai réalisé que je n’étais pas sûr de l’orthographe grecque de mon nom : est-ce que Dimitris s’écrit avec deux êtas et un iota ou avec trois êtas ? La première chose que j’ai apprise en Grèce a été d’écrire mon nom : Dimitris s’écrit Δημήτρης.

Je suis parti la France : je me souviens de cette parole saisie il y a vingt ans lors d’une audience du tribunal du 35 bis, au Palais de Justice de Paris.

J’ai décidé de partir comme on prend un grand coup sa respiration et qu’on saute. J’avais certainement un besoin vital de me surprendre, de me retrouver dans des lieux et des paysages où je ne m’attendais pas. Plus de « Soleil » et de dimanches matin sur le boulevard de Ménilmontant, plus de rue de Belleville (mais, après 14 ans d’absence, je peux encore la redescendre depuis le métro Télégraphe jusqu’à Goncourt les yeux fermés), plus de rendez-vous à la Goutte d’Or ou devant la fontaine de la place Saint-Michel, plus de remontées du canal de l’Ourcq, plus d’occupations d’Assedic et de réunions militantes dans ce local de la Place d’Italie qui appartenait à la SCNF et, si je savais que les parents proches ne tarderaient pas à venir, plus d’amis. Certaines amitiés que je croyais perdues se sont reconstituées beaucoup plus tard, par d’autres voies, mais je ne savais encore rien d’Internet à l’époque. Je pouvais au moins partir en songeant que Mamadou, Mourtada et Aïcha avaient à présent un toit, même provisoire, en France. La dernière fois que je l’ai vu, Mourtada m’a annoncé dans un grand sourire qu’il allait passer en sixième. Mes premiers amis à Jánnina ont été un étudiant trotskiste, Chrístos, rencontré au départ d’une marche d’une dizaine de personnes pour les droits des migrants entre la Préfecture et l’horloge de la ville, un médecin de mon âge, Reha, qui faisait partie de la minorité turque de Komotiní et une jeune Espagnole, Patricia, qui avait profité des programmes Erasmus pour mettre un peu de champ entre elle et sa famille des Asturies (une mère silencieuse et un père sourd, pour lequel l’annonce de l’homosexualité de sa fille était impossible à entendre et n’avait donc pas eu lieu). Je n’ai pas tardé à tomber amoureux de toutes les jeunes filles du bus puis de Konstantía, qui m’a invité un matin, au plus fort de l’hiver, à descendre jusqu’au môle pour traverser le lac gelé.

Tous les mots étaient nouveaux.

J’apprenais comme le fait aujourd’hui ma fille, en écoutant, en répétant. Une seule journée pouvait contenir trente ou quarante mots inconnus. Je me souviens que je m’endormais très tôt alors, vers dix heures et demie, la télévision allumée, épuisé par le poids des mots découverts en un jour. Cela se produit encore, 14 ans après — chaque semaine voit au moins apparaître un mot neuf. De certains mots, comme le mot grec « ξημέρωμα », le lever du jour, « γούρνα », l’auge, l’étang, le bassin de montagne où les bêtes vont boire, « λεύκα », le peuplier, « διάσελο », la ligne de crête, je garde le souvenir exact du moment où je les ai appris, de la personne à laquelle je les dois — un chauffeur de taxi, une femme vêtue de noir originaire de Kozáni dans la salle d’attente d’un hôpital de Jánnina, Fotiní, Thanássis Papakonstantínou, Áris — les retours en voiture du Centre de langue hellénique de l’Université et de nouveau les champs, dans l’autre sens, la traversée de la zone industrielle puis le tour du lac jusqu’à la maison de pierres noires. J’ai découvert les mouettes et les rossignols grâce à deux vers de Seféris, les mots « barreau » et « répétition » dans les poèmes d’exil de Rítsos. Je me rappelle une cantine populaire où je déjeunais aux premiers mois de mon installation, un peu au-dessus de la Vieille Ville, et combien m’arrangeait — moi qui ignorais le nom de la plupart des plats — de pouvoir sans un mot les désigner du doigt derrière cette vitre où ils sont exposés au regard des clients entre la cuisine et la salle — il n’est pas habituel en France de pouvoir jeter un œil sur les plats avant de commander, la cuisine est cachée.

Je ne me lassais pas de lire les enseignes au-dessus des magasins, les panneaux de signalisation, les annonces dans les vitrines ou sur les poteaux de la compagnie d’électricité, les slogans sur les murs comme si toute la ville était un palimpseste immense que j’étais venu déchiffrer. J’ai appris le mot « γάστρα », « terrine », car c’était le nom d’un restaurant devant lequel je passais chaque soir — le mot éclatait en lettres rouges lumineuses dans la nuit, à un tournant de la route, à l’extérieur de la ville, là où les maisons se dispersent et où les champs commencent à prendre tout l’espace ; la route conduisant au village débutait là, immédiatement après l’enseigne, et était presque sans lumières.

Je prends conscience en écrivant ces lignes que je n’avais pas seulement fait le choix de quitter la France mais aussi de quitter la ville.

Alors que j’ai grandi dans une des toutes premières barres de la Place des Fêtes, au 23, rue du docteur Potain, escalier D, entre les terrains vagues puis les tours et que j’ai vécu au cinquième étage d’un immeuble de la Place d’Aligre puis dans le XVIIIe arrondissement, sur le boulevard de la Chapelle, en face du métro aérien, j’ai d’abord gagné ma vie en Grèce en travaillant comme accompagnateur de randonnées sur la chaîne du Pinde, qui est un prolongement septentrional des Alpes dinariques, et dans deux îles des Cyclades. Je passais une partie de l’année, la plus ensoleillée, sur les chemins, dans les villages ; les mois suivants, je reprenais l’apprentissage des mots à 40 kilomètres à vol d’oiseau de l’Albanie.

Je réapprenais à écrire, je réapprenais à parler. Ce n’était pas seulement une autre langue, une autre musique, un autre monde mais aussi un autre alphabet. Je me revois remplir des pages et des pages de lettres et de mots grecs comme, dans l’enfance, lorsque l’apprentissage de l’écriture est très près du dessin. J’allais sur mes trente ans mais je retrouvais ce geste des premières lettres tracées sur le papier ligné de l’école maternelle en m’appliquant à reproduire les boucles et la forme de chaque mot.

Peut-être faudrait-il forger un mot nouveau pour la nostalgie que portent ces « immigrés de la deuxième génération » qui ne sont pas des immigrés ? J’avais des souvenirs d’une autre époque, d’autres générations, et la nostalgie d’un pays où je n’étais pas né : images des livres de mon père, de la trilogie de Tsírkas et des films d’Angelópoulos, musiques de 1920 et de l’exil de ma grand-mère qui avait quitté Istanbul petite-fille et avait débarqué en Grèce sans papiers, rue de Santorin, portant le nom d’un arrière-arrière-grand-père qui avait soigné les derniers lépreux de l’île, déplacements de mon grand-père paternel, enfant, avant puis après les guerres balkaniques, des Cyclades à Athènes, d’Athènes à la frontière bulgare, d’un camp de quarantaine du Nord jusqu’à l’Égypte, maisons basses à un étage de Nèa Philadèlphia construites par l’État grec pour accueillir les déplacés d’Asie mineure : c’est dans une de ces maisons (l’escalier de bois qui grinçait terriblement au moment de la sieste, le grand miroir déteint, l’hymne national grec au son d’une flûte de berger, les deux abricotiers de la cour, le soleil écrasant sur l’esplanade blanche, en face, et les cigarettes qu’on nous envoyait chercher au kiosque, de l’autre côté, comme une distance énorme, un périple en terre inconnue, les jeux d’enfants qui se souciaient peu de l’obstacle de la langue, le visage et le prénom d’une Katerína à peine moins âgée que moi et qui souriait toujours) que mon grand-père paternel a terminé ses jours, un mois de septembre, et quelques jours après son départ que j’ai décidé de venir m’installer en Grèce. Ce sont fatalement de ces images et de ces sons que je suis parti. Je voulais sans doute apprendre la langue de mon père pour faire en sorte aussi qu’elle cesse d’être uniquement cela, la langue de mon père, et qu’elle devienne ma langue.

L’exil m’a offert deux pays, celui où je me suis installé et celui que j’ai quitté. Elle m’a offert deux langues ; ce n’est qu’après avoir appris le grec que j’ai pu recommencer à écrire en français, comme s’il avait fallu que j’aménage l’espace d’un retour pour me réapproprier ma langue. Elle a fait disparaître la nostalgie et dissipé l’arc-en-ciel qui se resserrait certaines heures autour de ma gorge. Exil en grec est un nom féminin.

Je me suis réveillé un matin dans l’appartement d’Irène, l’une des trois maisons où nous sommes hébergés à Paris, ce mois d’août, avec une phrase qui était comme un début de récit ou un appel, amorce d’histoire un peu bizarre qui parlait de quelqu’un qui avait oublié de quel côté était son cœur.

Je me suis levé en essayant de faire le moins de bruit possible (le parquet craque furieusement, ici aussi, entre la chambre à coucher et le salon), j’ai fait chauffer de l’eau sur la cuisinière à gaz et je me suis mis à écrire. Je n’ai pas écrit sur la phrase entendue en rêve mais sur le parquet de bois, sur la flammèche bleue de la cuisinière et sur les murs couverts de livres. J’ai pris en photo le globe orange de l’éclairage public à travers le carreau de la cuisine. Il était 4 heures du matin, nous étions à Paris. Il ne m’arrive presque plus de ne pas savoir au réveil dans quel pays je suis, dans quel pays j’ouvre les yeux, sans doute parce que je ne suis plus seul.

Je me suis remémoré le nom de mes amis d’enfance et je les ai notés sur une feuille.

Bichara et Moussa sont retournés au Tchad à la fin des années 1980. La famille d’Axel était repartie vivre en Catalogne quelques années plus tôt. Jérémy, dont le père était né en Pologne et s’était retrouvé enfant « dans la gueule de l’Enfer » (ses mots, dans le texte sur Auschwitz qu’il a laissé), est parti vivre en Israël autour de 1997 ; je me souviens d’un Shabbat avec lui dans les territoires occupés, dans une maison au milieu des champs que se partageaient deux familles, une palestinienne et l’autre israélienne, d’un feu couvant depuis la veille sur la cuisinière pour le thé du matin, de la place vide à table et de sa fierté à pouvoir lire la prière en hébreu, d’un contrôle militaire sur une route de terre au sortir d’un champ, d’un accident évité de justesse dans une longue descente sous les cyprès ou les cèdres, sur une route en lacets conduisant à Jérusalem. Lamine m’a raconté qu’il lui était arrivé d’embrasser la terre en foulant le sol de l’aéroport de Dakar. Je ne sais pas si Gillot s’est finalement installé en Guadeloupe, si Réda est parvenu à habiter la France, si Frédéric, comme il en parlait déjà quand nous avions 10 ans, est parti pour la Réunion (nous avions à l’époque une cache de béton sous la bibliothèque de la rue Janssen, une autre dans un arbre couché au bas des Buttes-Rouges, une autre encore sur la margelle étroite et très haute d’une église désaffectée, de l’autre côté du périphérique, qui a depuis été démolie et remplacée par l’hôpital Robert Debré — mais cette église qui dans mon souvenir n’existe plus apparaît pourtant bien, aujourd’hui, sur les plans de Google Maps, pas de l’autre côté du périphérique mais de l’autre côté du boulevard d’Algérie, et porte le nom de Notre-Dame-de-Fatima). Nicolas vit aujourd’hui à Varsovie — sa famille s’était installée en France après l’instauration de l’état de siège. Karim n’est resté et n’est retourné nulle part mais s’est tué en projetant sa voiture contre l’un des piliers de l’ancien « Radar Super » de la Place, entre la tour Orient et la tour Occident, après être tombé dans la dope, être tombé tout court à la suite d’un braquage, avoir perdu la tête. Stratos s’en est sorti et, après un passage par Fleury, a appelé sa fille Clémence. Je réalise en écrivant son nom que je partage au moins avec un de mes amis d’enfance les deux côtés, le côté du « 23 » et celui des maisons sur le rocher dans l’île.

Les enfants ne s’y trompent pas ; pour eux les gens s’appellent simplement Bouarram, Éric, Sandrine, Djemila, tous les noms sont nouveaux.

Je revois en rêve l’annonce de la mort de David.

Le bac venant de Corfou accoste au port d’Igoumenítsa. Je suis en train de descendre l’embarcadère de fer, sur le point de poser le pied sur le quai lorsque mon oncle me tend son téléphone portable. J’entends mon père m’annoncer depuis Paris la mort d’un ami, David, mais je ne peux comprendre de qui il parle : deux de mes amis s’appellent David. Immobile au milieu du quai, alors que mon père continue de parler, je revois le visage de chacun d’entre eux.

Je chemine sur un plateau désert ouvert au ciel. Les empreintes laissées par les troupeaux se sont presque refermées, la terre est sèche, j’aperçois au loin un lac de pluie au bord d’un pâturage mais aucune bête, aucun chien ne se fait entendre. L’herbe sèche verdit peu à peu à mesure que nous nous approchons du massif, le chemin vers le sommet se dessine à travers de gros blocs de calcaire blanc.

Derrière la montagne, depuis le sommet — si nous y parvenons —, le monde doit apparaître.

Nous suivons le chemin, mince trace à peine plus claire entre les blocs de roche blanche. Nous commençons à notre insu à gravir la montagne. Le sommet ne cesse d’apparaître et de disparaître, nous ne pouvons nous fier qu’au sentier fait de tours qui serpente et semble n’en faire qu’à sa tête.

Nous sommes surpris soudain de voir les deux pointes sombres à quelques mètres de nous, au bout d’une pente herbeuse inclinée et lisse comme un toboggan. Le chemin s’efface sous les herbes. Nous gravissons les derniers mètres en nous aidant de nos mains, presque sans effort, nous atteignons le sommet, nous tenons debout entre les deux pointes après lesquelles s’ouvre le vide, et le monde apparaît.

Athènes 2012 : dans un wagon de métro, un homme atrocement défiguré passe entre les voyageurs en répétant : « Je vous en prie / beaucoup / une petite aide / je vous demande / je vous en prie / beaucoup / une petite aide / je vous demande / je vous en prie / beaucoup / une petite aide / je vous demande / je vous en prie… » Tous les passagers se figent, statues de sel dans la position qui était la leur à l’instant précédent. Le monstre passe à travers eux comme au milieu d’une forêt pétrifiée.

La même scène se reproduit presque à l’identique quelques mois plus tard, à Paris. La crise économique est cette fois figurée par une vieille femme portant un manteau de fourrure mité et des lunettes aux verres embués.

Je marche le long d’une jolie route grise, au bord d’un bois ; au prochain tournant, je sais que le village, mes cousins, mon frère et mes parents apparaîtront. Je marche les yeux fixés sur le tournant.

Je suis invité à l’Institut français d’Athènes pour la projection de mon rêve. C’est une projection officielle. Je suis assis au deuxième rang, face à l’estrade, la salle derrière moi est comble, je n’ose pas me tourner vers les spectateurs, j’écoute sans les entendre les paroles de l’animateur, un attaché culturel d’une trentaine d’années, légèrement voûté, qui s’exprime avec une sorte de rictus. Nos yeux se croisent par intervalles. J’ai autant de mal à croire que cette soirée me concerne que lui à m’identifier. Je suis coiffé d’un bonnet de laine kaki comme celui que je portais pendant les occupations du mouvement des chômeurs de 1997.

L’animateur dépose son micro sur le sol, les lumières s’éteignent, en lieu et place de mon rêve défilent sur l’écran des images d’actualité, un vieux reportage sportif en noir et blanc. Tout cela n’est bien sûr, depuis le début, qu’un malentendu. Je me demande à quel moment il sera le plus opportun de quitter la salle à la faveur de l’obscurité.

Nous sommes réveillés une nuit par le bruit sourd du fleuve sous la maison, un bruit noir comme la nuit charriant ses étoiles. Nous respirons dans le noir, couchés l’un à côté de l’autre, étrangement proches l’un de l’autre dans cette immobilité attentive, recueillie, et écoutons le fleuve — car c’est bien le fleuve, même si nous l’entendons alors pour la première fois, même si la maison est bâtie isolée au milieu de la plaine, dans un pays qu’aucun fleuve n’a jamais traversé ; nous l’écoutons, respirant l’un et l’autre, paisibles, attentifs à ses craquements de cordes et de voilures, étrangement peu inquiets, étrangement rassurés de reconnaître le son inconnu.

Mercredi 19 août 2015, Paris

Post-scriptum

Né en 1971 à Paris, Dimitris Alexakis est écrivain et il anime le KET (« Atelier de réparation de télévisions »), un espace de création né au cœur de la crise dans le quartier de Kipseli, à Athènes. Son blog Ou la vie sauvage.

Les photos qui accompagnent ce texte sont de l’auteur.