où rentrer ? réfugiés et déplacés au Kurdistan d’Irak

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Photographies de Leslie Moquin

Comment rentrer quand on a tout perdu ? Quand tout horizon de paix semble effacé pour longtemps ? Quand le provisoire est appelé à durer de manière indéfinie ? Quand rentrer est devenu davantage un rêve de retour dans le temps que de retour dans l’espace ? Quand les tensions inter-communautaires semblent avoir atteint un point de non-retour ? Au printemps 2015, Marion Dualé et la photographe Leslie Moquin se sont rendues au Kurdistan dans le nord de l’Irak. Témoignage et interrogations en mots comme en images.

« Les facteurs ayant contribué à l’intensification de la migration internationale incluent la mondialisation et les disparités croissantes des conditions de vie, à la fois dans et entre les pays. Parmi les personnes en mouvement aujourd’hui, nombreuses sont celles qui recherchent de nouvelles opportunités en termes d’emploi ou d’éducation. Certaines veulent rejoindre des membres de leur famille et d’autres fuient la persécution, le conflit ou les violences aveugles survenant dans leurs pays. »
— UNHCR, Asile et Migration, Tous dans le même bateau : les défis de la migration mixte.

Juin 2014 — nord de l’Irak. Dans les semaines qui ont suivi la prise de la ville de Mossoul par les combattants de l’État islamique (EI), une frontière ténue et immatérielle s’est mise en place, entre les territoires contrôlés par les forces kurdes, au Nord, et ceux contrôlés par l’EI et groupes affiliés, au Sud. Les forces kurdes ont étendu leur présence au delà des zones de peuplement kurde, aussi bien dans des zones arabes et stratégiques que dans les nombreux villages Chrétiens et Yazidi du gouvernorat de Mossoul.

Mais à partir du début du moins d’août 2014, les lignes bougent,les forces kurdes reculent et quittent ces territoires de la plaine de Mossoul, les combattants de l’Etat islamique avancent. S’en suit un exode brutal et très médiatisé. En quelques jours, plusieurs centaines de milliers de personnes arrivent dans la région autonome du Kurdistan.

Depuis août 2014, les combats se sont multipliés aux points de frictions entre les zones de l’EI, celles des Kurdes et celles de l’armée irakienne (pour ne pas dire les milices). Prise de contrôle et nettoyage de villages de part et d’autre, bombardements parfois. Des milliers d’habitants, désormais très majoritairement Arabes sunnites ou chiites, continuent de fuir les combats, partant au plus près, là où il leur est possible d’aller. Aujourd’hui, ce sont donc 1 million de déplacés et 250 000 réfugiés syriens qui sont présents sur le territoire administré par le gouvernement régional kurde.

À l’heure où chacun s’est préparé pour sa rentrée, on peut aussi s’interroger sur ce que signifie rentrer chez soi quand on a quitté son pays ou sa région devant les combats et la persécution. Rentrer chez soi, est-ce une injonction ? Est-ce un rêve ? Que signifie « chez soi » ou « son pays », dans le contexte de ces crises syrienne et irakienne où les déplacés internes [1] se comptent en millions et où sévit la guerre civile ? Chez soi, n’est-ce pas plutôt un souvenir, ou, si l’on est optimiste, un lointain projet ?

Que signifie « chez soi » ou « son pays », dans le contexte de ces crises syrienne et irakienne où les déplacés internes.

rentrer

Au printemps 2015, je me suis rendue au Kurdistan irakien, avec la photographe Leslie Moquin. Nous sommes à Ankawa, dans la banlieue d’Erbil, où les Chrétiens fuyant Mossoul, Qaraqosh et leurs environs se sont rassemblés, se greffant sur l’importante communauté chrétienne déjà présente. Soirée pluvieuse. L’hiver traîne mais va bientôt s’effacer pour laisser brusquement place à la chaleur. Pour le moment, dans ce camp de préfabriqués, on patauge dans la bouillasse. Lumières au néon entre les rangées. Quelques jours d’expérience à peine, et déjà nous constatons que c’est très loin d’être le plus précaire des camps de la région. Nous voilà arrivées, nous nous déchaussons en faisant bien attention de ne pas salir. Amira, son mari et quatre de leurs sept enfants vivent dans ce « chez-soi » format conteneur. À l’intérieur, l’espace est pensé, optimisé. Les empilements savants d’ustensiles de cuisine, de tabourets et de réchauds permettent de dîner au milieu. Tant de prévenance, les ventres se remplissent, les assiettes ne se vident jamais, et nous entendons l’histoire d’Amira, la femme qui refusait de partir.

Dans la nuit du 6 au 7 août 2014, la ville chrétienne syriaque de Qaraqosh a cessé d’être protégée par les forces Kurdes, qui ont quitté la ville. Livrée à elle-même, la ville se vide alors de la majorité de ses habitants, qui partent vers le Nord se mettre à l’abri en territoire kurde. Contre l’avis général, Amira décide de rester. Son mari et ses enfants la supplient de partir avec eux, mais elle refuse d’abandonner sa maison, de la laisser aux pillards. Pour elle, c’est une fausse alerte, ça ne va pas durer. En juin déjà, pendant quelques jours, la ville avait été le terrain d’affrontements entre les forces kurdes et l’autre camp. Les plus prudents étaient partis, mais quelques jours après, tout était terminé. Rien à faire, elle reste, nie ce qui est en train d’arriver. Elle s’enferme et se réveille dans une ville désertée.

Dehors, elle commence à entendre les voix des nouveaux venus. Les gens entrent dans les maisons du voisinage, l’une d’entre elles sert de QG. Alors elle a regretté et elle a eu peur, constamment, pendant 21 jours. Elle a très peu mangé, est restée chez elle, silencieuse et enfermée, jusqu’au moment où elle n’a plus eu à boire. Mourir pour mourir, elle est sortie et a demandé de l’eau à des jeunes gens armés. Elle est embarquée vers une maison où d’autres habitants étaient retenus. Parmi ses gardiens, elle a reconnu des gens des villages alentours, des relations de son mari. Elle est restée quelques jours encore sous la garde des nouveaux maîtres des lieux, puis, avec quelques autres, ils ont été conduits en dehors de la ville, et laissés sur la route qui rejoint le Kurdistan, avec un drapeau blanc. Elle a marché puis retrouvé sa famille à Ankawa. Silence et sourires devant notre étonnement ; toute la famille entoure cette femme têtue et fière, revenue de loin.

Son mari est professeur de mathématiques, à la retraite. Pendant des années, il a enseigné dans les villages sunnites autour de Qaraqosh. Dans l’ensemble, les relations étaient bonnes, explique-t-il. Nombreux sont les habitants des villages pauvres aux alentours qui venaient travailler à Qaraqosh comme ouvriers. Il affirme que la moitié des gamins qui sont entrés à Qaraqosh le 7 août ont été ses élèves. Ils ont d’abord rejoint l’EI à cause des problèmes politiques (en particulier l’exclusion des sunnites de l’appareil d’État irakien depuis 2003), pour que leurs droits soient défendus, puis pour certains, l’idée de créer un royaume islamique a fait son chemin. Ils se sont durcis peu à peu vis-à-vis des Chrétiens, alors qu’au début ils les traitaient avec humanité.

Autre interlocuteur, originaire de Mossoul et désormais réfugié à Ankawa, le père Bios donne son éclairage sur l’aggravation du communautarisme, en Irak en général, et dans la région de Mossoul en particulier. Pour lui, les racines en sont d’abord économiques et politiques.

La situation dans la plaine de Mossoul, dit-il, et les relations entre les communautés ont commencé à se détériorer après la première guerre du Golfe. L’embargo a durement touché l’ensemble de l’Irak, mais les Chrétiens ont été soutenus financièrement par l’Occident. La grande ville chrétienne de Qaraqosh a prospéré pendant l’embargo, sous les yeux des villages semi-bédouins environnants. À Mossoul, l’Église a pu financer de grands projets, tandis que les villages musulmans de la plaine de Mossoul, déjà pauvres, se sont encore appauvris. Une partie des élites urbaines a commencé à quitter le pays, parmi lesquelles des Chrétiens qui ont été perçus, même à tort, comme ayant des liens privilégiés avec l’étranger, des pays de refuge. Dans le même temps, Saddam Hussein a utilisé le seul levier qui restait entre ses mains pour créer de la cohésion dans ce pays exsangue et très divisé : l’islamisation. À cette époque, les cadres du parti Baath, les soldats et même les prisonniers doivent suivre des cours de religion, en contradiction flagrante avec l’idéologie laïque prônée par le Baath des origines. D’ailleurs, Saddam Hussein n’a fait que suivre le chemin politique tracé par la révolution de 1979 en Iran.

À partir de 2003, la coalition emmenée par les États-Unis attise des tensions communautaires, alors même que la majorité de la population irakienne ne se référait pas d’abord à une communauté religieuse, mais se reconnaissait plutôt dans l’appartenance à de larges « tribus », parfois multiconfessionnelles. Les forces américaines ont essayé de reconstruire un État irakien neuf au travers d’une approche résolument communautaire de l’État : en donnant le pouvoir aux alliés chiites et kurdes contre les Sunnites perçus comme les bénéficiaires du précédent régime baathiste ; en protégeant les minorités chrétiennes. Or la plaine de Mossoul est démographiquement dominée par des tribus sunnites très hostiles à l’occupation américaine. Pour le père Bios, une partie de la population s’est alors durcie vis-à-vis des Chrétiens et du nouveau pouvoir central de Bagdad. Il affirme que ce qui s’est passé à Qaraqosh peut être compris comme une revanche contre ces inégalités de traitement, car ce sont d’abord les habitants des villages alentour qui ont occupé la ville, avant l’arrivée de combattants extérieurs.

Cela, Amira et sa famille le savent très bien. Intimement liée à la question du retour se pose celle de la coexistence entre communautés désormais durcies par les événements. Rentrer ne signifie pas simplement, pour Amira et sa famille, traverser les 70 km qui les séparent de leur ville, ni même se réinstaller dans leurs murs. Non, rentrer véritablement ce serait revenir en arrière, revenir juste avant le moment où les choses ont changé, reprendre le cours de la vie, reprendre le chantier de la nouvelle maison là où on l’a laissé, le livre entamé, la préparation des examens. Ce retour n’est pas un projet, mais un rêve. Il n’y a pas de cycle quand on a fui la guerre ou la persécution, il n’y a pas de retour au point de départ, car bien souvent, le point de départ a été détruit. La guerre n’est pas une pause. Les rapports humains individuels, et les rapports sociaux sont modifiés par l’exercice de la violence. On s’est positionné. Les voisins, les fréquentations et même les amis ont pris des trajectoires qui ne permettent pas de retour à la situation antérieure.

Dans les entretiens que j’ai pu avoir avec des personnes ayant trouvé refuge au Kurdistan, beaucoup parlent de ce retour qui consiste en réalité dans une annulation pure et simple de l’événement déclencheur, revenir comme si ça n’avait jamais eu lieu. N’est-ce pas commun face à tout événement irréversible, à tout deuil ?

Dans certaines villes ou régions d’Irak, de nombreux retours ont pourtant lieu. De nouveaux maîtres chassent les anciens. La ville de Tikrit était ainsi passée sous domination de l’EI en 2014, elle s’est vidée lors des combats de mars 2015, puis les habitants sont rentrés, et probablement étroitement surveillés comme de potentiels sympathisants de l’EI. Presque partout, la confiance est détruite. La mixité, la convivialité, la possibilité de circuler dans son pays ont disparu. Chacun reste dans un « chez-soi » toujours plus étroit, ou alors part, chassé par la force. Il faudra attendre longtemps avant que ne renaisse la confiance.

s’installer ?

Puisque ou tant qu’on ne peut pas rentrer, on s’installe peu à peu dans ce présent précaire. Même si ce n’est pas un projet, même si l’habitat n’est pas fait pour cela.

Dans les camps, la vie s’organise. Le premier et le plus grand des camps du Kurdistan est le camp de réfugiés syriens de Domiz, dans le gouvernorat de Dohuq, proche de la frontière syrienne. Il accueille désormais 60 000 personnes, très majoritairement des Kurdes de Syrie, arrivées en 2012-2013, quand de violents combats menaçaient les Kurdes, juste de l’autre côté de la frontière. Il est maintenant plus peuplé que la ville près de laquelle il s’est développé. Peut-être qu’il finira par l’absorber. Est-ce ainsi que naissent des villes ?

Ces réfugiés kurdes ont été bien accueillis au Kurdistan irakien. Depuis longtemps, les tentes ont été remplacées par des constructions en dur. Chaque famille a entrepris de faire de son emplacement un chez-soi. Les boutiques de téléphones portables jouxtent les restaurants et les cafés à chicha, on vend aussi des robes de mariées, des antennes satellitaires, on plante un arbre devant chez soi. Ceux-là doivent bien savoir qu’ils ne sont pas près de rentrer. Parlant la même langue qu’une partie des Kurdes d’Irak, et arrivés pour la plupart alors que la région kurde d’Irak connaissait un boom économique spectaculaire, ces réfugiés syriens n’ont pas eu de grandes difficultés à s’intégrer.

Un million de déplacés plus tard, — dans une région qui comptait autour de 5 millions d’habitants — il est devenu très difficile de trouver un travail. La fille d’Amira, Noor, a eu de la chance, elle est employée dans une pharmacie d’Erbil. Elle fait vivre la famille. Non seulement le nombre d’arrivants dans la région a fait exploser l’offre de travailleurs, mais une crise économique aiguë paralyse le Kurdistan d’Irak depuis début 2014, provoquant un arrêt des grands projets du gouvernement régional, tandis que l’arrivée de l’EI a entraîné une très forte baisse des investissements privés.

La région ne peut pas absorber un nombre aussi important de nouveaux arrivants. Les services en eau et en électricité, déjà peu efficients avant la crise, sont sous pression. Au fur et à mesure des arrivées, les situations se dégradent et les inégalités s’affichent, comme on peut le constater à travers l’habitat des déplacés. Pour ceux qui avaient des parents au Kurdistan, la solidarité a joué à plein, et on trouve désormais deux ou trois familles dans une maison. Ceux qui en ont les moyens ont pu trouver des logements locatifs — d’autant que les prix ont flambé dans certains quartiers, notamment dans la banlieue chrétienne d’Erbil, Ankawa. Et puis il y a les camps, qui se multiplient sur le territoire. Les autres, beaucoup d’entre eux, vivent dans des logements informels. Cette dernière catégorie recouvre une diversité qui témoigne de l’urgence, de l’affluence et de la saturation des espaces d’accueil possibles : hall d’école, tous types de bâtiments de toutes religions, tentes disséminées dans les villes, en bordure des villes, en pleine campagne, préfabriqués de la taille de conteneurs et aussi les carcasses de bâtiments en constructions, les nombreux unfinished buildings.

Le Kurdistan irakien est désormais riche de ses bâtiments en construction. Profitant de la sécurité qui règne dans cette région, le pétrole irakien avait ici commencé à engendrer des tours d’hôtels et des résidences aux standards internationaux (largement vides). Des quartiers nouveaux ont poussé dans les principales villes et de futurs compounds (quartiers résidentiels sécurisés) restent bordés de panneaux placardés aux images idylliques de pâtés de maisons entourés de pelouses et de réverbères, no man’s land où poussent de hautes herbes qui donnent à Erbil son allure de chantier suspendu.

S’installer dans ce contexte particulièrement tendu aussi bien du point de vue démographique qu’économique relève bien souvent de la gageure. Il s’agit pour ces nouveaux venus de s’insérer dans un environnement politique très compétitif et clientéliste. Les acteurs kurdes essaient bien souvent de récupérer à leur profit ou de neutraliser cet afflux de population. Par exemple, les Yazidis se trouvent maintenant divisés par leurs allégeances à trois acteurs kurdes majeurs : les deux principaux partis kurdes d’Irak (PDK et UPK), et la branche syrienne du PKK, chacun monnayant son soutien en échange d’un contrôle sur les territoires yazidis pour le jour où ceux-ci seront regagnés sur l’EI. Du côté des Chrétiens, ce que nous appelons souvent, de loin, la communauté chrétienne d’Irak (voire d’Orient) se révèle être composée de divers groupes parfois fort divers culturellement et dont les objectifs se recoupent mal. Pour l’illustrer brièvement, les Chaldéens étaient déjà installés dans des régions contrôlées par les Kurdes avant cette crise, et sont plus proches du gouvernement d’Erbil. Leurs fidèles parlent plus souvent la langue kurde, bref ils sont ici chez eux. Les syriaques arrivés de la région de Mossoul parlent un dialecte araméen et l’arabe. Culturellement, ils sont bien plus proches de Bagdad que d’Erbil. Ils reprochent aux Chaldéens de monopoliser la parole des Chrétiens, et peut-être un peu les finances aussi. Les déplacés chrétiens se trouvent ici en compétition avec d’autres groupes chrétiens installés dans la région « kurde ».

Ces notions de communauté et de minorité, particulièrement utilisées et actives dès qu’il s’agit du Moyen-Orient, masquent la réalité des situations plutôt qu’elles ne l’expliquent. Ce sont davantage des identités qu’on assigne à l’autre, ou des références qu’on brandit comme un passeport dans le cadre de stratégies qui, dans le cas de cette crise humanitaire et politique, relèvent de la survie.

Il est dès lors de plus en plus difficile de rester dans son pays. On pourrait y voir une spécificité de cette crise. Des déplacés par millions, un morcellement toujours plus important du territoire où certaines « communautés » parviennent à se constituer un refuge — un Chiite qui fuit Mossoul va descendre vers le Sud de l’Irak, en « pays chiite » — et d’autres non. Ce même processus érode la frontière irako-syrienne et menace de s’étendre à la région. Il est partiellement à l’œuvre en Syrie, en parallèle d’une guerre civile qui ne protège personne et qui oppose largement des groupes sunnites entre eux.

Dès lors, quels sens conservent les notions de nationalités et de frontières telles que les comprend le système international ? Et cette distinction entre réfugiés et déplacés ? À ces différentes catégories ne sont pas associés les mêmes droits, statutairement. Un réfugié passe une frontière, pas un déplacé. Mais l’ampleur des mouvements de population dans la région indique que des tentatives de reconfiguration étatique sont en cours. En plus des combats qui déplacent les civils, s’agit-il de redéfinir le dehors et le dedans ? Les lieux changent, là où une famille habitait il y a dix ans, deux ans, aujourd’hui ce n’est plus possible. Bagdad était une ville mixte, elle est maintenant plus largement une ville chiite. Le pays devient un autre pays.

Pourtant, partout les victimes sont les mêmes, cette crise est humanitaire, si banal que cela puisse être de le rappeler. 3,2 millions de déplacés en Irak, 7 millions en Syrie, auxquels s’ajoutent 4 millions de réfugiés syriens dans les pays de la région.

La crise provoquée par les arrivées de nombreux migrants en Europe fait les Unes de cette rentrée. L’UE, qui s’estime mise sous intense pression par l’arrivée de milliers de réfugiés par la Grèce, l’Italie, les Balkans, est à des années-lumière des taux d’accueil de pays comme le Liban — un cinquième de sa population —, la Turquie — 45 % des réfugiés syriens de la région —, ou encore cette région kurde d’Irak. Sans chercher à comparer, on peut remettre en perspective.

s’exiler

« Avant, on se positionnait contre l’émigration, maintenant ça n’est plus possible ». Ce propos du père Bios de Mossoul traduit bien la situation. On part quand on ne peut ni rentrer, ni s’installer, et si on peut partir. Ceux qui décident de partir ne pensent pas d’abord à rentrer, mais à comment partir.

Ceux qui décident de partir ne pensent pas d’abord à rentrer, mais à comment partir.

Il y a beaucoup à penser. Les conditions pour obtenir un visa pour l’Europe sont très restrictives, plus encore que les conditions d’obtention de l’asile, une fois arrivé sur place. Donc si vous n’appartenez pas à une minorité médiatisée, que vous n’avez pas de famille à l’étranger et que vous n’avez pas de relations bien placées — les trois étant le mieux —, il vaut mieux vous préparer à la route et à la traversée. Le voyage est une épreuve. Pour les réfugiés, qui ne sont alors que des migrants — le tri sera fait par les administrations compétentes —, et contrairement à toutes nos traditions, l’Odyssée n’est pas dans le voyage retour, mais sur la route du départ.

Les efforts fournis, les sacrifices consentis et les ressources mobilisées, en eux-mêmes, ne facilitent pas l’idée de retour. Après quelques temps, cette idée prendra corps ou non, selon ce que l’on a laissé derrière soi ou ce que l’on pense y retrouver, et selon les liens tissés, ou non, avec le pays d’accueil. L’idée de retour peut donc prendre des colorations très différentes. Ahmed, jeune irakien arrivé il y a quelques mois en Belgique ne se voit pas passer un an de plus dans un camp pour immigrés. Il n’a pas fui devant un danger immédiat, mais pour trouver une situation meilleure. Pour lui, comme pour beaucoup, un retour serait le double signe d’un échec et d’un rejet. Pour Tarek, demandeur d’asile à Paris, originaire de Damas, le retour est exclu. « J’ai été rejeté par ce pays, qui ne m’a offert que deux alternatives : être enrôlé dans l’armée et faire la guerre, ou alors quitter le pays. » Trahison mortelle à l’égard de sa vie, de ses projets ; une blessure d’emblée sans retour. Les personnes qu’il a rencontrées sur la route, celles qui venaient de la guerre, n’ont fait que confirmer ce rejet. « Les gens que j’ai rencontrés sur la route, en Turquie, en Grèce, sont changés par la guerre. Ils veulent se manger entre eux. » Comment faire la part de l’amertume et de la lucidité ? Lui était parti plus tôt, avant d’être obligé de changer. Ibrahim, réfugié irakien, vit à Berlin, où il poursuit ses études d’ingénieur. Il les finira en Europe, quoi qu’il arrive, mais il pourra se poser la question du retour, après ses études, et si la situation politique évolue en Irak. Il attend que de nouveaux dirigeants remplacent ceux qui, jusqu’à maintenant, n’ont démontré que leur incompétence et leur corruption.

On pourrait donc aussi rêver à rentrer librement, rentrer pour transmettre, comme après un voyage. Dans un monde merveilleux, on partirait de chez soi – pays A, pour rentrer chez soi – pays B, et inversement.

Il y a aussi les élites intellectuelles et politiques. Certains reviendront peut-être avec la paix. Comme ces deux universitaires kurdes irakiens revenus au Kurdistan ces dernières années pour y enseigner dans les Universités de Erbil et de Souleymanieh. Après avoir passé respectivement vingt ans en Suède et dix-huit en France, ils sont venus participer au relèvement de la région kurde.

On pourrait donc aussi rêver à rentrer librement, rentrer pour transmettre, comme après un voyage. Bien sûr, cela implique d’avoir pu, au détour des années passées dans d’autres pays, apprendre des choses intéressantes, utiles, des formules différentes pour vivre ensemble, des nouvelles méthodes de coexistence. Dans un monde merveilleux, on partirait de chez soi — pays A, pour rentrer chez soi — pays B, et inversement.

Dans la réalité, il est instructif de regarder son pays au travers des yeux de quelqu’un qui vient juste d’arriver. On se promène dans les rues, on observe l’actualité, les mœurs. On sent assez vite ce dont on peut être fier, et ce dont on aimerait s’excuser. En ce qui concerne l’accueil des étrangers, on regarde ses pieds. Mais on se réveille quand il s’agit d’expliquer, par exemple, comment l’État social français, issu de la Libération, a été fondé sur la solidarité de toute la population. On se dit qu’il serait temps de rentrer se battre un peu, pour que ça continue à exister.

Amira, mars 2015.

Leslie Moquin

Camp de réfugiés d’Erbil (Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Dans le camp de réfugiés de Diana (province d’Erbil, Irak), mars 2015

photo Leslie Moquin

Camp de réfugiés de Domiz (province de Dohuq, Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Camp de réfugiés de Domiz (province de Dohuq, Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Camp de réfugiés de Domiz (province de Dohuq, Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Camp de réfugiés de Domiz (province de Dohuq, Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Statue de Mahmud Barzani (Erbil, Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Les piliers du temple de Lalesh sont couverts d’étoffes. Chaque noeud représente un voeux (Lalesh, Irak), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Sheikh yazidi (Lalesh, Kurdistan irakien), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Peshmerga de cire, Musée de la Prison rouge (Soulemaniyeh, Irak), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Sur la route de Komané (Irak), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Chantiers abandonnés, Soulemaniyeh (Irak), mars 2015.

photo Leslie Moquin

Notes

[1Selon le HCR, les déplacés internes ne traversent pas les frontières de leur pays. De ce fait, ils ne bénéficient pas des mêmes droits à la protection internationale.