Vacarme 73 / cahier

la gracieuse philosophie

premier pas va

par

pour Mario

Tout bien considéré, ça ne va pas très fort.

Le travail en berne ; la pensée confinée dans les disciplines ; la raréfaction des lieux du monde où refaire sa vie ou la vie ; nos petits univers refermés sur eux-mêmes ; les migrants assignés à non-résidence ; les coups de boutoirs répétés contre les rares aventures politiques ou communautaires susceptibles de rouvrir le champ, à Athènes ou à Notre-Dame-des-Landes ; François Hollande, Angela Merkel et Jean-Claude Juncker ; les minces filets de manifestants quand on aimerait ne plus savoir se compter ; la voix de Marine Le Pen qui crache dans le radio-réveil… Rien qui prémunisse contre le risque d’une dépression générale et mauvaise.

Pas sûr, à cet égard, que l’hypothèse d’un repli sur l’intime soit d’un quelconque secours : mes amours, ma famille, mes enfants, comme autant de refuges heureux. Ç’avait été le pari de Nani Moretti (ce type qui a toujours eu quatre coups d’avance sur nous) à partir de Caro Diario, quelques années après le grand deuil politique de Palombella Rossa. On sait désormais avec lui — on sait d’ailleurs d’expérience — que les frontières de l’intimité sont poreuses, que nos amours ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, qu’ils ont besoin pour avancer des grands vents du dehors et qu’ils s’appauvrissent dans l’exacte mesure de la raréfaction de l’air alentour. Moins je fais la révolution moins je fais l’amour, et vice-versa. C’est folie, c’est injuste aussi, d’exiger d’un autre qu’il pallie les défaillances de l’époque et les frustrations du moment : bientôt, il se carapatera, sinon vous. Combien de couples effondrés autour de nous, combien d’entre nous sous prothèse chimique ?

Il faudrait des techniques, des grigris, des exercices spirituels pour parvenir à respirer un peu mieux. À défaut d’horizons mirobolants, éviter de verser dans la vitupération, de sombrer dans le ressentiment, et rabattre un peu le caquet des courtiers du néant. Disons-le autrement : il faudrait savoir conserver des puissances d’amour dans la ruine des amours, des capacités d’en rire à même la médiocrité, des raisons d’espérer contre la raison, des facultés d’inventer quand tout conspire à renoncer. On se l’est souvent dit, sans savoir comment ni par où commencer. C’est peut-être qu’y faisait défaut un intitulé ; un programme.

Elle est arrivée comme ça, un matin où décidément ça n’allait pas très fort. Juste une formule, qui a franchi les barrières d’on ne sait plus quel rêve : la gracieuse philosophie. Ç’aurait pu être une mauvaise traduction de l’anglais élisabéthain, on a googlé sans résultat. Plus tard, on se souviendrait l’avoir volée à une amie chérie à qui l’on doit déjà beaucoup, qui l’aurait elle-même empruntée à l’une de ses connaissances, qui l’avait puisée — dit-elle — dans une pièce de Molière. Mais là aussi on a cherché, on n’a rien trouvé. Origine perdue dans les sables, téléphone arabe. Qu’importait, la formule avait fait mouche, elle insistait et commençait à agir en sécrétant déjà des vertus euphoriques. C’était un bon début, qui enjoignait à s’y tenir. Faute de cerner son point de départ, on saurait au moins où elle pouvait mener. Or la gracieuse philosophie s’était pointée en douce, en célibataire. Une coquille vide. Il faudrait donc l’explorer, lui donner consistance et contenu.

Première intuition : la gracieuse philosophie est rétive au système. Cela tombe bien, on n’aurait pas eu les forces capables d’un tel dessein. Elle demande des chiffonniers, des pirates et des glaneurs. Elle est un corpus à élaborer, où s’amasseraient des textes et des idées, des récits et des maximes, des recettes et des images idiotes, pour dessiner la carte d’un art de vivre, si la locution n’avait été préemptée par les magazines de décoration. Plutôt : un art de mieux vivre, à la fois mineur et collectif. C’est dire que la gracieuse philosophie n’a de sens qu’à devenir un projet commun. Car ils sont nombreux, parmi nos amis, les gracieux philosophes qui s’ignoraient jusqu’alors parce que le nom manquait. Et ils sont foison, les tableaux, les histoires, les mantras et les poèmes, susceptibles de l’étayer et de la documenter. L’intitulé est assez clair pour éviter quelques erreurs fatales : Stendhal est plus gracieux philosophe que Balzac, Montaigne que Kant, Schubert que Brahms, Berio que Boulez, le tilleul que le chêne et même Bergman que Tarkovski. Cela n’empêchera jamais d’aimer passionnément La Recherche de l’absolu, Stalker ou Un Requiem allemand, c’est seulement qu’ils ne sont pas à proprement parler gracieux. On n’en sait pas beaucoup plus : la gracieuse philosophie est un chantier en cours, et ce texte n’a d’autre vocation que d’inviter à la construire ensemble, comme le château foutraque d’une communauté de facteurs Cheval, en envisageant de numéro en numéro des situations où elle peut trouver à s’exercer, ou du moins à s’essayer.

Encore faut-il s’entendre sur un point. La gracieuse philosophie n’enfouit pas la tristesse sous le tapis. Elle n’ignore pas, bien entendu, que la vie est un processus de démolition. Elle ne méconnait rien du désastre, s’alarme de l’état du monde, et ne rechigne pas à combattre les moulins à vent. À cet égard, elle ne vise nullement à nous rendre adaptables aux normes en vigueur — les thérapies comportementales s’en chargent, et très peu gracieusement. Au contraire : elle requiert la reconnaissance du tragique de l’existence, et de la quasi-nullité des chances de réussite partout où l’on s’engagera malgré tout. C’est foutu, allons-y gaiement.

Allons-y, donc, en repartant de là où cela a commencé : l’expérience, très banale, mais qui n’en envoie pas moins durablement au tapis, d’un couple qui se défait. Une déchirure affective sévère, beaucoup de blessures d’amour propre, un horizon bouché : c’est qu’on s’était longtemps bercé de l’illusion que rien dans sa vie ne fonctionnait plus vraiment, sinon ce couple dont on préférait ignorer que l’air n’y passait plus qu’en de rares moments, et que ses partenaires étouffaient lentement mais sûrement. Il fallait bien qu’un jour cela rompe — et voilà l’autre qui part, contre toute attente et peut-être même contre la sienne. Vous, vous restez dans votre palais effondré, vous êtes d’ailleurs un palais en ruines. Voici venu le temps d’être gracieux.

Ce chagrin seul peut faire perdurer l'amour, sans céder trop longtemps à la colère ; sans verser dans la haine, dans l'aigreur ou la malveillance du dépit.

La gracieuse philosophie sait que vous avez un trésor narcissique à renflouer, de nouveaux points d’appui à trouver. Mais elle interdit de se voiler la face en plongeant tête baissée dans le divertissement. Car cette rupture est un échec bien sûr, qui rameute après lui tous ceux qui l’ont précédé, en ravivant une douleur que l’on croyait oubliée. Premier axiome : le chagrin durera toujours, tout au plus peut-on en sécher les larmes pour le rendre habitable, et œuvrer à le styliser comme un deuil que rien ne viendra achever — surtout pas les histoires à venir, qui viendront sans avoir aucune vocation à remplacer qui que ce soit. Mais ce chagrin seul peut faire perdurer l’amour, sans céder trop longtemps à la colère ; sans verser dans la haine, dans l’aigreur ou la malveillance du dépit. Car ce n’est pas seulement l’avenir d’une relation et ses reconfigurations éventuelles qu’il s’agit de sauver, mais aussi son passé qu’il faut s’employer à préserver. Swann est bien peu gracieux philosophe quand, dans un moment de « muflerie intermittente » et la tête aux mains du coiffeur, il s’écrie qu’il a « gâché des années de [sa] vie (…) pour une femme qui ne [lui] plaisait pas, qui n’était pas [son] genre ! » L’important n’est pas tant de savoir si la femme ou l’amant était son genre, que de maintenir intacte la chance que fut cet amour. Mais l’essentiel est aussi, à rebours et sans prétendre pour autant renoncer au chagrin, de parvenir à être reconnaissant à l’autre de la rupture elle-même. Pour la vérité qu’elle éclaire de ce qu’était devenue l’histoire d’amour — tant de couples se maintiennent, dans leur épuisement même et dans la mort du désir, à raison de la peur de rompre, de la terreur de mourir seul et des leurres de la mauvaise foi. Et pour les possibilités de vie neuve qu’elle augure.

C’est bien mièvre, dira-t-on. Pas de doute, les gracieux préceptes sentent le miel à plein nez. Mais être gracieux philosophe, c’est aussi assumer joyeusement son ridicule. Il y a bien sûr plus de nerf chez La Rochefoucauld quand il écrit qu’« il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés quand ils ne s’aiment plus. » Mais la maxime du moraliste décrit une pente sans enjoindre à s’y vautrer ; la loi qu’il énonce est d’observation, pas de prescription. S’en souvenir, pour comprendre qu’un gracieux programme, si cruche soit-il, n’en est pas moins exigeant. Essayez pour voir.