Vacarme 73 / cahier

On achève bien les discours

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On achève bien les discours. Ça veut dire qu’on ratisse avec un râteau un peu spécial. On fait des tas. On entasse des petites miettes, des petites billes, des petites choses, des petits fragments, des petites paroles, des petits mots qu’on trouve partout, dans les journaux, dans les harangues, dans les dialogues. Toutes ces petites phrases, ces Off, ces In, ces commentaires, ces essais, tous ces post, ces affichages, à la télé, radio, sur le web, partout. C’est parlé tout autour, dans l’air, sur nos têtes, c’est infra, et ça fait du bruit, ça bourdonne. Des antiennes. Des perpétuités. Ça fait plus mal. On compte avec. Dans l’oreille. Profond, profond. C’est perpétuel. C’est toujours, toujours, la même chose, juste, avec le temps, ça a grandi, comme nous, avec nous, croissance, puissance, et maintenant, c’est adulte, c’est fort, c’est là, et ça ne s’argumente plus qu’en vain, un brouhaha général qui est aussi un air du temps, le « son » de l’époque : c’est même plus articulé, c’est même plus un événement, c’est plus qu’une ritournelle pauvre. Zéro arêtes tranchantes. Ça fait partie du paysage. C’est plus insidieux. C’est plus provocateur. C’est là. Qu’en faire ? Que faire de ces débris grandis tous en diapason ? On les paque. On paque tout. On en fait un tir groupé. On le ventriloque. On le pousse à l’extrême jusqu’à que ça se tende à nouveau et qu’on frémisse à nouveau à l’écoute de cette musique insupportable qui tue en créant un nouveau cadre de normalité qu’on déteste, dont on ne veut pas, qu’on combat de toutes nos forces. On restitue le scandale.

On entasse des petites miettes, des petites billes, des petites choses, des petits fragments, des petites paroles, des petits mots qu'on trouve partout.

C’est un préfet qui parle :

« Depuis la circulaire cf. Orf n° 147 du 26 juin 1997 page 9819, les “illégaux intégrés” s’agitent moins. Il y a du progrès. Ils sont tous dans leur cave à ficeler des dossiers bidon pour les présenter à la préfecture. Des dossiers de régularisation. Mais, même rangés en file sur l’esplanade, je trouve qu’ils font désordre dans la ville. Une lèpre moderne. C’est comme les cuisines pas aménagées. Les cuisines bohêmes. Je déteste ça. J’aime les cuisines intégrées avec ralentisseur de tiroirs, moi. Parce que c’est plus propre. Silence. Qu’est-ce qui se passerait, si je déclarais devant micro que les “illégaux intégrés”, c’est “le sida du Nord” ? Sonnez trompettes ? La Vierge (moi) est prête ? On me jetterait aux lions ? Toute cette presse gauchiste, partiale, me dégoûte. » Le Préfet du Nord regarde sa montre. « Non, non, le sida du Nord, c’est pas les Chinois intégrés qui travaillent dans le noir, en silence, dans leur trou depuis des années, non, le sida du Nord, c’est ceux qui pullulent, imprévisibles, métamorphiques, ces petits polygones meurtriers qui affluent du monde entier peuplant sans cesse la jungle du Nord, ma jungle, NOTRE jungle, ceux qui hantent les rocades pour franchir la Manche sous terre et qu’on ne cesse de baigner de gaz lacrymogène républicain chaque fois qu’on les chope dans les camions. En vain. My only friend. Il faudrait inventer un autre gaz qui fasse comme l’effet TASER pour qu’ils tombent tous comme des mouches sans avoir le temps de dire ouf. On dit qu’ils s’habituent à inhaler du gaz républicain. Ce sont des lamarckiens. La morphologie de leur visage me semble les rendre plus aptes que d’autres, étrange, à résister au fort pouvoir asphyxiant et urticant de ce que la police leur balance, sans retenue aucune, sur la tête. Je peux vous l’assurer que c’est sans retenue. Parce que c’est moi qui veille personnellement à ce qu’il y ait toujours grosse abondance de bonbonnes pendant les opérations au cours desquelles on détruit tout, leurs huttes, leurs foyers, leurs pauvres églises construites en cagettes de bois, on brûle tout, tous leurs effets personnels rangés dans leur petit campement provisoire. On leur laisse en emporter le moins possible, on les napalmise, on fait comme les Vandales : là où ma police passe, l’herbe trépasse. Parce que ça s’appelle, sinon, le grand come back du bidonville, baby comme back ! et les bidonvilles, ça, personne mais alors personne n’en veut dans ce beau pays qu’est la France, les belles âmes, même, n’en veulent pas de ces foyers insalubres où s’enseignent le mépris et l’indifférence à la Nation. Mémoire des bidonvilles kaputt, niet, over. Mais la crapule, ou la canaille (c’est Napoléon qui appelait les gueux “la canaille”) qui pullule, ne veut quitter le Nord que pour rejoindre l’Angleterre ! C’est tout ! Et elle ne se mobilise pas non plus, à poireauter en attendant le graal londonien. Elle ne combat même pas. Nous, on attend toujours dans l’angoisse l’arrivée d’un grand Spartacus noir ou même d’un grand Moïse noir dans la jungle de Calais. Et il serait mis bas par terre, entre les feuillages de bambous du Nord, et puis ensuite il vivrait à moitié sauvage dans ces branchages feuillus avant d’être balancé dans un petit berceau construit en bois de cagette et mis à voguer sur le canal du Nord, et hop ! il vogue parmi les détritus, et puis il est recueilli par une association humanitaire, et puis il est proposé à l’adoption clandestine par une famille d’anciens entrepreneurs très catholiques et très riches qui ne voudrait pas se plier à attendre sept ans un gosse par la voie légale et que ça ne répugnerait pas, la couleur. Il recevrait par la suite la meilleure des éducations. Il sortirait même à l’adolescence — en tout bien, tout honneur — avec de jeunes blondes riches du Nord. Spartacus Moïse des Migrants serait une sorte de Tolstoï français, juste avant son illumination. Un grand bourgeois raffiné, vêtu de vigogne violette, ne se déplaçant qu’en troïka dernier cri, c’est-à-dire en voitures anglaises, ou allemandes, avec des revêtements en fourrure épilée, cuir pleine peau. Jamais une voiture française : trop lente. Même qu’en raison de l’excellence de sa scolarité, on l’enverrait en Angleterre comme Céline dans Mort à crédit et qu’il ferait, tranquille, là, avec tout son fric, seigneurial, des études à Oxford, et puis, un malheureux jour, à la suite d’un dépucelage manqué avec une quasi de Harry, une petite Anglaise raciste de la haute, rouquine, perverse aux yeux troubles, façon Gilberte période premières apparitions, Spartacus Moïse ferait une dépression et déciderait de s’en retourner sur le continent totalement désillusionné sur la nature humaine. Il retournerait par l’Eurostar, première classe. Alors, sa destinée deviendrait grande. Tous, fascinés par lui, voudraient le suivre. L’Angleterre, ce mirage, ils l’oublieraient. Et ils décideraient même de faire corps tous ensemble contre la France, de se procurer des armes, d’en fabriquer même, et aussi tous les zinzins qui poireautent dans les huttes en attendant l’insurrection qui vient en sirotant, tranquilles, de la tisane à la sauge, les rejoindraient. Pour les aider avec leurs opinels, leurs châtaignes et leur savoir-faire militant et intellectuel. Ils décideraient de ne plus se cacher. Tous ensemble, ils marcheraient en masse, à l’air libre et ils entreraient, fiers, tête haute, oriflammes, slogans et chants, dans les villes du Nord. Et là, je composerai le numéro rouge. Plan Vigie Pirate déclenché xxxx et je les écraserai. “This is the end my only friend”.

Post-scriptum

Arthémis Johnson admire les bouilleurs. Accessoirement, elle écrit des textes pour Vacarme, sur le cinéma et d’autres sujets variés.