Vacarme 74 / Ouverture

Ctrl Z. Confronté à une deuxième vague d’attentats en un an, le président français a disparu quelques jours pour préparer son intervention devant le Congrès convoqué à Versailles — ce que nous ignorions encore, à cet instant, c’est que ce serait la dernière fois en ce lieu. Incommunicable, cette retraite mystérieuse du chef de l’État annonçait des décisions extraordinaires. « Impossible de prédire si la réponse à ce que nous étions en train de vivre serait un quelconque lynchage organisé ou quelque forme de révolte collective », notait déjà un témoin des explosions de Madrid, dix ans plus tôt [1]. La France à son tour semblait bien incapable d’imaginer la suite... Du moins jusqu’à ces journées de novembre. Retour sur une possible réaction présidentielle.

Les semaines qui viennent de s’écouler auront été à tout le moins exemplaires. Exemplaires de clairvoyance et de conséquence. L’exécutif français a prouvé qu’il avait le sens de l’histoire. Pourtant, tout le conduisait à réagir sans pitié. Mais c’eût été se comporter soi-même en terroriste, « foncer tête baissée dans le trou noir où le groupe État islamique (OEI) cherche à nous enfoncer, pour reprendre les mots du dernier président de la Ve République, nous Français et notre universel non abstrait. Nous n’opposerons pas un dogmatisme à un autre ».

Les mesures qui ont été annoncées par le gouvernement dans la foulée l’ont été de manière très différenciée, selon la chronologie qu’elles requièrent chacune, selon qu’elles touchent à l’école, au renseignement ou à la politique de la ville. Cette manière de gérer l’urgence, l’urgence de la chair oppressée, annonçait la révolution démocratique à venir. C’est une certitude désormais, puisque le Parlement réuni en Congrès l’a validée : une Constituante va se former dans les plus brefs délais, selon des modalités qui restent encore à déterminer.

« De la chair oppressée doit sourdre l’esprit » : le ministre de l’économie, reprenant une citation de Jean-Luc Nancy, qui lui-même la tenait d’un maghrébin de la vieille école (Saint Augustin), a surpris tout le monde [2]. Celui qu’on surnomme la « start-up » a voulu montrer que son sobriquet désignait bien un « nouveau départ » et non une entreprise financée par du capital-risque. Un surgissement, « une sorte d’érection non-mâle, autrement ce serait la guerre ! », s’est-il empressé de préciser, avant de suggérer que la France avait sa part de responsabilité dans le terreau du djihadisme armé. La France avait bien une sorte d’effort intérieur (djihad) à mener d’abord en son jardin. Dans tout autre gouvernement, une telle saillie aurait valu la porte au ministre qui l’énonçait. Oser ainsi brandir des explications culturelles ou sociologiques, alors que les corps des victimes n’étaient pas tous inhumés !

« C’est l’humanité qu’on assassine », « Fluctuat nec mergitur », « Avec la Constitution, pour la défaite du terrorisme », avaient scandé, tout à leur deuil contestataire, les personnes rassemblées en masse bien au-delà de la place de la République, le lundi qui suivit ce vendredi 13. Bien au-delà de la République, c’est-à-dire bien au-delà des arrondissements de Paris qui furent touchés par les balles des assassins. Le cortège de novembre était plus imposant encore que celui qui s’était répandu en janvier après Charlie, car il ne s’agissait plus cette fois d’être ou ne pas être x, mais bien d’être en tant qu’être. Sans se douter qu’elles résolvaient là une sorte de problème millénaire, ces foules citoyennes avaient pris la mesure de la situation. Elles savaient par exemple que les cibles visées l’avaient été parce que relevant de cette zone qualifiée de « grise » par l’OEI [3]. Une zone où vivent pacifiquement Français et étrangers, chrétiens, juifs, musulmans et athées. Une zone où l’idée de coexistence des cultures, de solidarité entre les peuples, est partagée. Une zone à détruire donc, pour les fauteurs de guerre. Une zone à défendre.

« Nous étions tous là ensemble, mais séparés [4]. » Comme en Espagne, quelques années plus tôt, un frémissement populaire parcourait les rues de France, annonçant le printemps à venir. Dès le lendemain des attentats, un rassemblement spontané devant l’Élysée revendiquait ainsi le droit au doute et à la contradiction. On ne soulignera jamais assez le rôle décisif joué par cette manifestation qui interdit au parti au pouvoir d’utiliser les morts à des fins de propagande électorale. Point de départ d’un mouvement national, elle sonna le glas de nombreux consensus d’État. Quelques jours plus tard, le président convoquait le Congrès. Puis il se retira.

Nous attendîmes. Plus nous attendions, plus nous gagnions en compréhension des événements. Le rôle joué par les médias publics à cette occasion mériterait une analyse à part entière. À son retour, c’est directement aux sources de l’OEI, dans son livre de référence rédigé en 2004, Le management de la sauvagerie, que l’exécutif français est donc allé chercher la réponse adaptée à la situation. Il fallait savoir ce que l’ennemi avait programmé, voir au travers de la violence aveugle. Et cela a donné lieu à des situations tout à fait inédites, où l’on a vu le chef de l’État lui-même se livrer, en président paranormal, à l’exégèse de la dernière vidéo virale de l’OEI, pour finir par reprendre les mots du ministre de l’économie... et d’en tirer à sa place toutes les conséquences économiques. « Quand on voit ces enfants exécuter à bout portant des prisonniers au milieu de ruines antiques magnifiques, prendre un plaisir manifeste à tirer dans la tête ou à égorger, on ne peut pas s’empêcher de se dire que ces intégristes ont fait basculer dans le réel les films d’action les plus purs d’Hollywood, le snuff movie. Ces vidéos, c’est Games Of Thrones en vrai ! Ils ont réalisé quelque chose comme un rêve fou, un parangon de cruauté à l’horizon de la société spectaculaire marchande. C’est de cela qu’il faut sortir ». Cette déclaration en a séché plus d’un. C’était comme si le président rétorquait aux ministres qui le pressaient pour instaurer l’état d’urgence et rameuter les troupes impériales : état d’urgence, mon cul ! Et d’ajouter que dans cette bataille qui s’engage, l’adversaire, le véritable adversaire, c’est la finance.

« Au moins pouvons-nous et devons-nous savoir que nous ne sommes pas simplement devant le déchaînement soudain d’une barbarie tombée d’on ne sait quel ciel. Nous sommes devant un état de l’histoire, de notre histoire — celle de cet “Occident” devenu la machine mondiale affolée d’elle-même. Il serait trop facile de condamner cette histoire, autant que de vouloir la justifier. Mais nous ne pouvons pas ne pas nous demander s’il est possible de la sortir de sa propre impasse — qu’elle soit nihiliste, capitaliste, islamiste ou tout à la fois [5]. »

L’OEI et Hollywood, deux faces d’une même médaille [6] ? Les réactions sur les réseaux sociaux n’ont pas tardé, le débat s’est durci, les éditorialistes se levant comme un seul homme pour critiquer ces propos, comme ils auraient applaudi à la décision de redoubler l’effort de guerre en Irak et en Syrie, voire d’imposer l’état d’urgence. Mais ils n’ont pas été unanimement suivis. Le président, qui avait choisi de s’exprimer place de la République en direct, plutôt que dans un message pré-enregistré, n’a pas cédé :

« le terrorisme de guerre que nous subissons est la conséquence de nos inconséquences diplomatiques guerrières, interventions militaires occidentales qui ne prennent pas la mesure de la nécessité de penser comment refonder des espaces politiques libres et stables dans la région. “Cette région qui est depuis toujours, comme rappelait récemment un historien, la porte de l’Orient pour l’Europe, cette région qui est littéralement notre ‘Proche’-Orient : la manière que nous avons de la nommer signale le regard intime et presque familier que nous portons sur cet espace que nous avons nous-mêmes façonné. Au Proche-Orient, les hommes ont la mémoire souvent moins courte qu’en Europe, et si nous avons oublié les lignes que nous y avons tracées dans le sable, d’autres se chargent aujourd’hui de nous les rappeler [7].” Nous sommes en guerre, ou dans la guerre, j’en endosse la responsabilité car les institutions de la Ve République me donnent cette responsabilité solitaire. Mais je prône un autre régime constitutionnel, permettant de débattre le plus sereinement possible afin de hiérarchiser nos objectifs et de faire bifurquer notre diplomatie. Avant d’engager le pays dans une guerre qui accroît indéniablement le risque encouru sur le territoire national, je souhaite m’assurer que celle-ci, dans la mesure où elle serait nécessaire, le soit avec l’assentiment des citoyens. »

Promptement le président décidait de revoir la politique de ventes d’armes aux monarchies pétrolières du Golfe, et amorçait la « bifurcation diplomatique » en multipliant les contacts avec la Turquie afin de soutenir les positions kurdes en lutte sur le terrain contre l’OEI, au lieu de les voir pilonnées.

Dans ces conditions, le pacte démocratique ne pouvait que primer sur le pacte de stabilité, ou d’irresponsabilité. Trente ans après le tournant de la rigueur de 1983, l’histoire commandait à un autre président socialiste de s’affranchir des dogmes de l’Europe de Maastricht et de l’austérité, réalisant contre toute attente ses promesses de campagnes, dans un volte-face politique inédit. N’écoutant plus que les appels de la ministre de la Santé à prendre la question sociale à bras le corps, le chef de l’État s’est rappelé le sens du mot socialisme. Ce pacte de sécurité qui devrait désormais primer sur le pacte de stabilité était donc à comprendre au sens large du terme. Comment garantir la sécurité de tous ? Par une politique du care radicale et dispendieuse visant « à contrer la finance en embuscade, et l’orthodoxie néolibérale qui sert ses intérêts. Car tant que cette dernière nous obligera à maintenir des pans entiers de la société dans la position de ne pas pouvoir y contribuer, tant qu’elle nous incitera à faire des services publics des guichets écaillés (sic), eh bien, une petite fraction de nos enfants se lanceront dans des aventures morbides. » Il fallait donc en finir tout à la fois avec l’écrasement financier et les humiliations identitaires, rompre avec le turnover permanent des profs et des travailleurs sociaux, faire droit aux conflits mémoriels, coloniaux ou post-coloniaux, désigner clairement les moteurs des inégalités économiques et enfin programmer collectivement la réappropriation des richesses. Un discours présidentiel qui chantait les louanges des professeurs de l’école de la République, garants d’une laïcité inclusive qui n’interdit rien mais rassemble tout ?!

Bien sûr, l’opposition a poussé des cris d’orfraie, exigé aussitôt un réarmement massif de l’arsenal sécuritaire et policier, fustigé ces velléités de réforme radicales. La situation n’exigeait-elle pas au contraire de tenir fermement le cap en rejetant comme anti-française toute voix discordante ? Ne devait-on pas se poser sérieusement la question de la continuité entre usage de stupéfiants et usage de la violence ? Entre migration, criminalité et terrorisme ? Islamiste, déviant, kamikaze : autant de synonymes dans la bouche des tenants de la droite forte, fidèles à cette habitude consistant à installer de l’exclusion au cœur d’un projet présenté comme unanimiste : « Justice à part pour étranger, statut à part, rétention administrative, boucs émissaires offerts à nos peurs (de différentes formes) qui ne risquaient pas de se calmer, vu ce qui par ailleurs refusait de se penser comme modes de vie ensemble [8]. » Dans ce contexte, les appels à la proclamation de l’état d’urgence et à sa prolongation sine die redoublèrent. « Rétention préventive », « perquisitions administratives », « déchéance de nationalité », et même « constitutionnalisation de l’état d’urgence » ! Les va-t-en guerres du dedans et du dehors n’avaient plus que le mot « administratif » à la bouche. Raccord, la consigne du premier ministre à ses préfets — « Mettez du bleu partout ! » — se gardait bien elle aussi de toute référence au Code de procédure pénale. Comme on l’apprit plus tard, il pensait ainsi devancer la réponse martiale du président qui n’allait plus tarder désormais — sortant de son silence depuis sa retraite, ce dernier avait en effet annoncé sur son compte Twitter qu’il s’exprimerait incessamment. Il était temps : les libertés et la démocratie semblaient bien menacées, en effet. Mais par qui ?

Les premiers mots du président, le soir-même, balayèrent ces outrances. S’en prenant aux « tonnerres de parades », il annonça toujours préférer la solidité du droit à la construction d’artifices constitutionnels destinés à graver dans le marbre la violence d’État. Citant Léon Blum, il qualifia enfin les propositions de lois de l’opposition d’aussi « scélérates » que celles de 1893 : « elles blessent l’humanité » [9]. Il réaffirma en revanche la nécessité de doter l’État des moyens de prévenir sa propre dérive totalitaire en même temps que le risque d’attentat. Sans détour, il expliqua que la menace était aujourd’hui « à un niveau maximal, jamais atteint jusqu’alors. La France est la cible principale d’une armée de terroristes aux moyens illimités. Nous sommes particulièrement vulnérables du fait de notre position géographique, de la facilité d’entrer sur notre territoire pour tous les djihadistes d’origine européenne, Français ou non, et du fait de la volonté clairement et sans cesse exprimée par les hommes de l’OEI de nous frapper [10]. » Devant l’ampleur de la menace et la diversité des formes qu’elle peut prendre, notre dispositif de lutte antiterroriste est en effet devenu perméable, faillible, et n’a plus l’efficacité qu’il avait auparavant. Tous les spécialistes s’accordent là-dessus : « Au total, dix-neuf services placés sous l’autorité de directions différentes — et parfois engluées dans des querelles de baronnies — sont chargés de la lutte antiterroriste en France. Ce n’est plus un mille-feuille, c’est une ratatouille [11] » s’est exclamé l’un deux ! Le chef de l’État a ainsi promis des moyens sans précédent pour les enquêteurs, sous l’autorité de juges d’instruction, et ouvert la voie à une refonte des services de renseignement — c’est-à-dire au détricotage de trente ans de législations inefficaces, jusqu’à la dernière en date, votée cet été.

« L’espace d’un instant, la société ne fut pas définie en premier lieu par le “sauve qui peut”, mais par la manière d’être affectée par ce que nous avons en commun. Face au monopole de la parole, une prise de parole massive s’affirma. Des paroles de deuil, des paroles de soutien, des paroles de dénonciation. Des consignes, des poèmes, des messages écrits sur tous les supports, lieux et dans toutes les langues imaginables. Dans les sanctuaires improvisés, dans la rue, sur le Net [12]. »

Tiraillé entre sécurité et liberté, le peuple français a donc multiplié ces dernières semaines les actions citoyennes, locales, éparpillées, sans but commun apparent : l’on aura vu des assemblées s’improviser partout, des réunions spontanées de commerçants et de voisins. S’il s’agissait d’abord d’honorer les victimes du vendredi 13, les lieux d’hommages œcuméniques se sont vite transformés en laboratoires de nouvelles solidarités pratiques. Ces nouveaux lieux du politique auront permis de fabriquer les sucres lents dont s’est nourri le président durant sa retraite, comme il nous l’a lui-même confié. Symétriquement, les différents chantiers législatifs annoncés depuis son retour auront permis de nourrir le feu démocratique nouveau. Aussi fragmentées qu’elles aient été, les journées de novembre auront donc permis de composer les premières notes d’une symphonie contemporaine, certes dissonante mais tenue, incisive, incontournable. Une symphonie concertante, synonyme de révolution politique, dont la suite s’écrit en ce moment même. À vos cahiers d’exigences.

Post-scriptum

Illustrations : Non à la guerre du mâle

Notes

[1Amador Fernández-Savater, « Pourquoi le 11 Mars 2004 en Espagne n’est pas devenu un autre 11 Septembre ? », 3 décembre 2015, [https://frama.link/jcaQoTH3].

[2Jean-Luc Nancy, « Le poids de notre histoire », L’Humanité, 20 novembre 2015, [https://frama.link/8Vv1V6CI].

[3« L’extinction de la zone grise » in Dabiq, no 7, février 2015.

[4Amador Fernández-Savater, art. cit.

[5Jean-Luc Nancy, art. cit.

[6Voir Claire Talon, « Combattre le djihadisme pour le combattre autrement », Mediapart, 5 octobre 2014 : « Ces jeunes sont peut-être aussi des produits d’époque, sous marque Daech, dont une partie est d’ailleurs radicalisée en chambre, seule », [https://frama.link/ktH3aQJq].

[7Vincent Lemire, « 13 novembre 2015 : une histoire française », 21 novembre 2015, [https://frama.link/vpqhMCmc].

[8Marie Cosnay, « En zone grise », 6 décembre 2015, [https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay/blog].

[9Léon Blum (sous la signature « un juriste »), « Comment ont été faites les Lois scélérates », La Revue Blanche, 1898.

[10Marc Trevidic, Paris-Match, 30 septembre 2015, [https://frama.link/yy7wYxi3].

[11« Antiterrorisme : l’histoire d’une faillite », Mediapart, 30 novembre 2015, [https://frama.link/e6AMHiEt].

[12Amador Fernández-Savater, art. cit.