une révolution culturelle ?

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Peut-on lire la révolution de 2011 en Égypte autrement qu’au prisme de ses échecs, effondrements et régressions politiques ? Rarement privilégiées dans le champ orientaliste français, les dimensions culturelles de génération, d’espace public arabe et de Nahda, permettent aussi d’y voir émerger les motifs d’un changement profond de la société égyptienne.

Difficile de revenir sur la révolution égyptienne aujourd’hui, alors que le pays semble revenu trente ans en arrière, sur le plan politique au moins, et que la région toute entière s’enfonce dans la violence et le chaos. Où est passée la jeunesse révolutionnaire ? Comment l’armée égyptienne a-t-elle pu étouffer l’élan de Tahrir, celui du 25 janvier 2011 comme celui du 30 juin 2013 ? N’y a-t-il que des raisons de désespérer ? Certainement pas. Une fois de plus nous sommes victimes de l’effet de loupe médiatique qui focalise sur les processus et les acteurs politiques. Il suffit de décentrer le regard, du côté, par exemple, des processus et acteurs culturels, pour montrer comment le moment révolutionnaire était annoncé par des évolutions profondes qu’il a aidé à mettre à jour et que l’actuelle reprise en main autoritaire remet peut-être sous le boisseau mais ne fera pas disparaître.

L’approche par le culturel est marginale dans le champ orientaliste en général et en particulier dans un champ orientaliste français dominé, pour ce qui concerne les études contemporaines, par l’approche politique et donc les politologues — faiblesse soulignée par le récent Livre blanc des études françaises sur le Moyen-Orient et le monde musulman [1]. Cette approche est pourtant essentielle, ne serait-ce que pour comprendre la quasi simultanéité des soulèvements de 2011. On peut souligner les nombreux facteurs qui rapprochent économies et sociétés arabes les unes des autres [2], relever la temporalité partagée de leur évolution démographique [3], tout cela ne suffirait pas à expliquer la « contagion » (mieux vaudrait parler de mimétisme) si rapide de la révolution tunisienne sans le dénominateur commun de la langue et de la culture. Étaient frappants en effet en 2011, la circulation extrêmement rapide des slogans et des pratiques à l’intérieur d’un espace linguistique commun, en même temps que le caractère exclusivement national (au sens local) des mobilisations. Ce qui n’a empêché ni que des formes de solidarité transnationale s’expriment dans les divers espaces publics en révolution, ni des échanges d’expériences et de savoir-faire entre militants tunisiens, syriens, égyptiens, yéménites, etc. — tout comme il y eut, de l’autre côté du manche, des solidarités redoutablement efficaces entre dirigeants arabes menacés. Mais tout aussi remarquable était l’absence totale de référence à une « nation arabe », à la possibilité ou à la pertinence d’une internationalisation des luttes, ainsi que l’absence de circulation des personnes d’un espace en révolution à l’autre — par un contraste frappant avec l’appel d’air « djihadiste » que produit la manipulation du référent islamique. Les révolutions arabes nous invitent à repenser la notion d’espace public arabe qui, jusqu’à 2011, a été surtout utilisée par les analystes des nouveaux médias transnationaux de type Al-Jazira, et à nous interroger sur les médiations par lesquelles se forme aujourd’hui une identité arabe partagée et sur les contenus de cette identité, qui devraient être appréhendés par le prisme du culturel bien plus que par celui du politique ou du religieux.

Cela dit, que peut apporter un point de vue constitué à travers le prisme de la culture égyptienne contemporaine à la compréhension des processus en cours, dans le pays et éventuellement au-delà ? Pour répondre à cette question, l’analogie avec « Mai 68 », au sens non de l’événement historique circonscrit, mais du phénomène social global qu’il déclenche et dont il participe me paraît avoir valeur heuristique. Comme Mai 1968, la « révolution de Tahrir » est d’abord une révolte anti-autoritaire (« Le peuple veut la chute du régime », slogan inventé à Tunis, est repris au Caire puis à Sanaa, Tripoli, Damas…), dont le fer de lance est la jeunesse urbaine. Comme en 1968, cette double caractéristique (jeunesse et anti-autoritarisme) est la cause première de son échec politique (refus ou incapacité à s’organiser, revendications « utopiques », etc.). Mais elle fait émerger des valeurs, des attentes, des pratiques nouvelles qui sont autant de signes avant-coureurs de transformations sociétales profondes, dont on fait le pari qu’elles se diffuseront dans la société, à mesure que la « génération de 2011 », aujourd’hui marginalisée politiquement et persécutée par la contre-révolution autoritaire, mûrira biologiquement et socialement. Un peu à la manière, là encore, dont Mai 1968 a annoncé, révélé, voire précipité des évolutions morales et politiques de fond dans les sociétés occidentales.

le facteur générationnel

Philippe Fargues a été l’un des premiers à souligner les différences entre la génération née dans les années 1980 et 1990 et celles qui l’ont précédée. En sociologie, les catégories de « génération » et de « jeunesse » sont suspectes, perçues comme relevant de la sociologie spontanée et propres à être chargées de tous les stéréotypes. Il n’y a pas une, mais des « jeunesses arabes » très diverses, insistent à juste titre Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse [4]. Dans la mesure où mon analyse porte sur le champ culturel, la jeune génération dont il sera question ici n’est ni la génération démographique analysée par Fargues, ni la génération sociologique décrite par Bonnefoy et Catusse mais plutôt la génération intellectuelle théorisée par Karl Mannheim [5] et utilisée par de nombreux historiens de la culture et des idées.

De manière caractéristique, le terme de génération (gil) est abondamment utilisé dans le discours que la société égyptienne produit sur elle-même. L’histoire intellectuelle de l’Égypte moderne est scandée sous la forme d’une succession de générations dont la cristallisation est, conformément à la théorie de Mannheim, associée à un événement politique majeur : à la « génération de 1919 » qui domine l’Entre-deux-guerres succède celle de l’après-guerre suivant, appelée souvent « génération de 1952 » car c’est le changement de régime alors survenu qui va la faire accéder aux responsabilités à un âge relativement jeune. Suit la « génération des années 1960 », qui émerge au lendemain de la défaite de 1967 et se cristallise dans le mouvement de contestation des années 1968-1975 (elle est le pendant de notre « génération 68 », avec qui elle a d’ailleurs divers points communs). Enfin, la « génération des années 1990 » se cristallise autour de deux événements concomitants, l’implosion du bloc communiste (1989-1991) et la seconde guerre du Golfe (1990-1991) qui signent en même temps l’arrêt de mort du communisme et celui de l’arabisme. Par contraste avec ces générations qui scandent l’histoire intellectuelle égyptienne au XXe siècle, la « génération de 2011 » qui mûrit sous nos yeux sera la première à se structurer autour d’un événement traumatique purement endogène, c’est-à-dire déclenché par aucun conflit militaire mondial ou régional. Un événement d’une amplitude sans précédent : pendant trente mois, de fin janvier 2011 à mi-août 2013 [6], l’espace public égyptien s’est dilaté à un point inimaginable auparavant. Expérience cruciale pour les millions de jeunes hommes et femmes dont la socialisation politique s’est réalisée dans ce moment exceptionnel.

Dans le champ intellectuel égyptien, où l’âge (biologique et social) est un élément essentiel dans la formation des hiérarchies et des luttes pour la conquête du pouvoir symbolique, la définition d’un groupe d’acteurs en termes de génération ne renvoie pas seulement à l’idée d’une communauté intellectuelle cristallisée autour d’un traumatisme historique, mais aussi à la lutte pour l’accès aux ressources et pour la domination au sein du champ (intellectuel, littéraire, artistique). Si les avant-gardes culturelles égyptiennes successives se sont définies en termes de génération, contre les générations précédentes donc, c’est en raison de la difficulté à se faire une place dans un système où l’accès aux ressources et au pouvoir symboliques est toujours lié à l’ancienneté et à la proximité vis-à-vis du champ du pouvoir. Ce primat donné à l’ancienneté est la marque d’une société patriarcale et paternaliste ; il s’explique aussi par le fait que dans un champ culturel où l’État contrôlait la majorité des ressources et où le marché des biens culturels était peu développé, la possibilité pour les individus de se faire seuls une place au soleil était réduite — d’où le recours à la lutte (symbolique) collective qui, dans l’histoire culturelle égyptienne moderne, s’est davantage exprimée dans le « front » générationnel que dans la forme classique, si l’on peut dire, du groupe littéraire ou artistique, et même si concrètement, les groupes [auto-]qualifiés de « génération » dans tel ou tel sous-secteur du champ culturel égyptien n’excèdent pas parfois une ou deux douzaines d’individus.

Avant l’épisode révolutionnaire de 2011-2013, ce facteur générationnel perdit du poids dans la structuration du champ culturel, l’État semblant de moins en moins en mesure de le contrôler depuis les années 1990. La faiblesse de ses ressources, combinée aux évolutions technologiques (nouveaux médias transnationaux), économiques (développement du marché local et régional des biens culturels), et à l’importance croissante de nouveaux bailleurs de fonds (arabes et étrangers), tout concourait à le marginaliser, de manière plus ou moins marquée selon les domaines : plus nette dans la musique, l’audio-visuel, ou le cinéma que dans le champ littéraire et artistique, mais l’évolution était également perceptible dans ces derniers champs de production, plus restreints, moins soumis aux logiques de marché. En même temps qu’elles se dégageaient de l’emprise de l’État, les nouvelles générations d’écrivains et d’artistes tournaient massivement le dos, dans leur expression littéraire et artistique, à tout ce qui pouvait ressembler à un engagement politique. En cela, elles s’opposaient clairement à leurs aînés des générations des années 1960-1970, formés dans le moule nassérien, souvent ostracisés par la « révolution conservatrice » des années Sadate, et qui avaient ensuite, pour la plupart, réintégré l’establishment culturel étatique — à la faveur de la politique de récupération des élites littéraires et artistiques que mena, non sans habileté et avec une longévité exceptionnelle , le ministre de la Culture Farouk Hosni, qui occupa le poste de 1987 à fin janvier 2011. On pouvait alors opposer une ancienne génération (d’acteurs nés entre les années 1920 et 1940) et une nouvelle génération (d’acteurs nés dans les années 1960 puis 1970) : les premiers liés organiquement aux appareils idéologiques d’État, même s’ils avaient souvent une position très critique vis-à-vis du régime Moubarak, et partageant une conception de l’art où les préoccupations esthétiques et politiques sont intimement liées ; les seconds se tenant plus ou moins éloignés de ces appareils étatiques et mettant à distance le politique dans leur production littéraire et artistique ; significativement, les acteurs nés dans les années 1950 semblaient se distribuer à parts égales des deux côtés de ces pôles.

Comme Mai 1968, la « révolution de Tahrir » est d’abord une révolte anti-autoritaire.

La question du rôle de l’état dans le champ culturel a justement été au centre de débats très riches en 2011 et 2012, notamment au sein du National Culture Policy Group, entité créée en septembre 2010, quelques mois avant la révolution, à l’initiative d’acteurs de la scène culturelle indépendante et d’ONG culturelles comme Al-Mawrid al-Thaqafi [7]. Ces débats ont débouché sur l’élaboration d’un projet de réforme des politiques culturelles qui, s’il n’a pas survécu à la contre-révolution de 2013, reste l’expression la plus achevée de ce que pourrait être une politique culturelle au service non plus de l’état et de ses affidés, mais de la société égyptienne. Plus généralement, le moment révolutionnaire de 2011-2013, en redonnant du sens et des perspectives à l’engagement dans l’espace public, a entrainé une remobilisation politique massive des acteurs du champ culturel dans laquelle ce clivage générationnel est passé au second plan. Ce fut particulièrement net durant la présidence Morsi, notamment après que ce dernier eut nommé en mai 2013 un ministre de la Culture issu des Frères musulmans avec lequel l’ensemble de la corporation culturelle égyptienne entra très vite en conflit — j’emploie à dessein le mot de corporation car l’opposition au « pouvoir frère » des acteurs culturels était autant corporatiste, en ce sens que ces acteurs défendaient des intérêts professionnels qu’ils estimaient menacés, que politique ou idéologique. Par la suite, si cette corporation a, dans son écrasante majorité, applaudi l’intervention de l’armée le 3 juillet 2013 et si elle a, par un silence complice ou par des prises de positions explicites, soutenu la répression brutale des partisans du président déchu, elle s’est ensuite divisée à nouveau selon une logique guère différente de celle qui prévalait avant 2011. Chez les écrivains, cette « fracture » est avant tout générationnelle [8]. À l’automne 2013 et même au-delà, alors que la restauration autoritaire s’installe, la vieille garde nassérienne et de gauche fait corps avec l’armée au nom de la défense de l’État, tandis que la jeune génération (et quelques très rares voix chez les plus âgés, comme l’écrivaine d’expression anglaise Ahdaf Soueif, dont le positionnement s’explique aussi par son statut d’insider/outsider) prend ses distances, justement parce qu’elle n’a pas le rapport à l’État qu’ont les anciens. Ces prises de position pro-armée choquent et déçoivent tous ceux qui ont lu les romans de Sonallah Ibrahim, Gamal Ghitany ou Alaa El-Aswany. Elles s’expliquent pourtant lorsqu’on les resitue dans l’histoire longue du rapport (fusionnel) de l’intelligentsia égyptienne à l’État et de son rapport (élitiste) à la société, ainsi que dans les trajectoires politiques et professionnelles de ses acteurs [9].

le champ culturel égyptien depuis janvier 2011, entre changement et continuité

Depuis le début de la Nahda, la renaissance arabe moderne, la production littéraire et artistique n’a cessé d’être un révélateur et un formidable écho des transformations politiques et sociales dans les pays arabes. Partout, écrivains, poètes, cinéastes et autres artistes ont contribué de manière décisive non seulement à la formation des représentations et des imaginaires collectifs, mais aussi à la production, dans leurs œuvres mêmes, d’un véritable savoir anthropologique sur leurs sociétés, suppléant à la faiblesse de la production nationale en sciences sociales, généralement soumise à un contrôle plus strict que la production culturelle par les pouvoirs autoritaires. D’ailleurs, c’est souvent cette marge de liberté plus grande reconnue à l’écrivain ou à l’artiste qui a suscité des vocations. Combien de vocations d’écrivains et d’artistes arabes nées de leur frustration de ne pas pouvoir agir sur le terrain politique et pour lesquels l’art ou la littérature a été, en quelque sorte, la continuation de la politique par d’autres moyens ?

Dans ce contexte, une part non négligeable de la production culturelle a valeur de témoignage, mais aussi d’analyseur et de baromètre de l’anomie sociale. Dans Utopia, publié en 2008, Ahmed Khaled Towfik (né en 1962) imagine l’Égypte de 2023 [10]. Après une crise économique plus grave que les autres, la classe moyenne a disparu et le pays s’est divisé en deux : d’un côté, une infime minorité barricadée dans des gated communities de luxe, le long de la côte nord du pays ; de l’autre, le reste de la population, appelée par les premiers « les Autres », paupérisée à l’extrême et livrée à elle-même par un État ne pourvoyant plus à aucun service public, pas même la sécurité, et une violence généralisée de tous contre tous qui frappe le lecteur connaisseur de l’Égypte, pour qui ce pays est une des sociétés les plus policées qui soient. Utopia s’achève sur la révolte des Autres, qui parviennent à s’introduire dans la cité interdite et engagent ce qu’on imagine être la bataille finale.

Après janvier 2011, ce roman, avec quelques autres, a été souvent présenté comme une « prophétie de la révolution ». Peu importe que la révolte finale des Autres dans Utopia ressemble davantage aux émeutes de la faim vécues par diverses métropoles arabes et africaines depuis les années 1970 qu’à la révolution de Tahrir. Les écrivains égyptiens, et quelques critiques avec eux, aiment lire — a posteriori — certaines œuvres comme annonciatrices des grands événements historiques qui surviennent peu de temps après leur publication. Parce qu’il met le doigt dans la plaie, le réalisme critique est toujours, implicitement, une prophétie de malheur, et on peut voir en ce sens dans toute une littérature critique antérieure à 2011 une prophétie implicite — mais implicite seulement — de la révolution. Mais aussi dans cette thématique de la prophétie une façon pour les écrivains qui s’en emparent de réaffirmer leur prétention à exercer un magistère fondé sur leur compréhension immédiate du monde social, depuis une position surplombante découlant ipso facto de leur statut de « créateurs incréés », selon la formule de Bourdieu.

Tout un ensemble de pratiques relève de ce qu’on appellera un art (ou une culture) de la révolution.

Au-delà de ce topos ancien, il faudrait réexaminer les transformations du champ culturel égyptien dans les années 2000 pour comprendre à la fois comment ses acteurs ont investi l’espace public de la révolte dans les années 2011-2013 et comment cette dernière a accouché de nouvelles pratiques et productions culturelles. Les enquêtes de Youssef El Chazli à Alexandrie montrent par exemple comment s’est constituée dans la deuxième ville du pays, au fil de la décennie précédant la révolution, une scène culturelle alternative, à la faveur de la création d’associations et de fondations culturelles privées, mais aussi dans le jeu de relations complexes avec les institutions étatiques, en particulier la Bibliotheca Alexandrina créée en 2002. Mais aussi comment ces nouveaux acteurs culturels ont « naturellement » investi l’espace politique à partir de janvier 2011 [11]. Le film d’Ahmed Abdalla Microphone (2011), sorti en salles en Égypte le 25 janvier 2011 et du coup passé inaperçu sur le moment, est une bonne illustration de l’émergence de cette culture alternative à Alexandrie dans les années 2005-2010. Centré sur la musique, il met aussi en scène la pratique alors naissante du graffiti, qui deviendra sous le nom plus générique et plus noble de street art la forme artistique emblématique de la révolution égyptienne.

On pourrait faire une typologie de la production culturelle égyptienne depuis janvier 2011 en fonction de son degré de collusion avec le politique. Tout d’abord — c’est le plus caractéristique du moment et ce qui a le plus attiré l’attention des observateurs — tout un ensemble de pratiques relève de ce qu’on appellera un « art (ou une culture) de la révolution », dont la visée est indissolublement esthétique et politique et s’inscrit dans un contexte extraordinaire de dilatation de l’espace public et d’extension du champ des possibles culturels et politiques. Street art, poésie, théâtre, chanson sont les formes privilégiées d’expression de ces « arts de la révolution ». Arts de la performance et arts performatifs, ils investissent la rue (le festival périodique Al-fann maydân en est l’exemple le plus connu dont on peut lire le nom — « l’Art est une Place », en référence à la place Tahrir bien sûr — comme l’expression, en forme d’oxymore, d’une ambition utopique de fusion de l’espace public et de l’espace culturel) et les médias de grande diffusion (jamais la presse et les chaînes de télévision égyptiennes n’ont donné la parole à autant de nouvelles voix, chanteurs, poètes, artistes, etc. que pendant cette période). Puis un second type de production culturelle est venu après coup, sans investir directement le politique ni se fondre avec lui, donner une représentation esthétique de l’événement : témoignages d’écrivains en spectateurs engagés, films et séries télévisées dont l’action est explicitement située dans le contexte post-25 janvier 2011. Enfin, troisième terme, d’autres acteurs se tiennent à l’écart de l’agitation révolutionnaire : exemple notable, le roman d’Ahmed Mourad al-Fil al-Azraq (L’éléphant bleu, 2012), best-seller de l’année 2013, est un thriller psychologique à la Stephen King où toute allusion au contexte politique est absente.

De façon assez prévisible, la recherche tend à se focaliser sur les nouveaux acteurs et les nouvelles pratiques artistiques (street art, nouveaux genres musicaux), créant un effet de loupe et masquant la réalité plus générale d’un champ culturel qui, en Égypte, continue de fonctionner après janvier 2011 selon les mêmes « règles de l’art » qu’auparavant. Par exemple, la récupération par la culture officielle de la thématique de la révolution, à travers commandes publiques et commémorations officielles, s’inscrit dans la continuité de la politique de récupération et de contrôle des élites intellectuelles du régime Moubarak avant 2011, que tente de relancer avec plus ou moins de succès le régime Sissi depuis l’automne 2013. D’un autre côté — mais c’est un peu l’autre face d’une même pièce —, le jeu du marché international et des mécènes et bailleurs de fonds étrangers tend à promouvoir une version « post-orientaliste » et post-2011 de « l’artiste arabe révolté » qui pousse les acteurs locaux à se conformer aux représentations d’eux-mêmes qui circulent à l’étranger ou, a minima, à négocier avec ces représentations. Entre les deux, des voix protestataires émergées à la faveur de la révolution accèdent aux circuits de la grande production (cinéma commercial, shows télévisés) et se soumettent à ses règles, dépolitisant leur message et gommant ses aspérités [12] ; tandis que la liste des écrivains et artistes poursuivis pour avoir écrit ou publié des œuvres blasphématoires ou attentatoires aux bonnes mœurs, déjà bien fournie sous la présidence Moubarak, continue de s’allonger sous les présidences Morsi et désormais Sissi.

Rien de nouveau sous le soleil donc, serait-on tenté de dire à la lecture de l’énumération qui précède ? Avec la clôture de l’épisode révolutionnaire au cours de l’été 2013, le champ culturel égyptien redeviendrait passible des analyses qui avaient cours auparavant ; il retrouverait une forme de marginalité dans une société où la culture n’est pas une priorité (en vertu du principe selon lequel « la démocratie n’est pas une priorité quand la majorité de la population vit sous le seuil de pauvreté ») ; et la contraction brutale de l’espace politique depuis l’automne 2013 amènerait les acteurs culturels qui l’avaient investi à se replier dans l’espace culturel, y compris pour y « poursuivre la lutte politique par d’autres moyens » conformément à la tradition évoquée plus haut ? Certes. Mais de même que les recherches de politologues et de sociologues ont montré comment tout un ensemble de mobilisations sociales avaient préparé le terrain des révolutions arabes de 2011 dans la décennie antérieure, diverses études montrent combien les transformations survenues dans le champ culturel à partir de 2011 étaient en gestation dans les années antérieures, en particulier dans ce que l’on continue d’appeler, faute de mieux, la « culture populaire » : individualisation de la production et de la consommation des biens culturels, « marchandisation » (commodification) des productions culturelles, émergence ou retour de formes culturelles « moyennes » (au sens où Bourdieu parlait, à propos de la photographie, d’un « art moyen ») brouillant les frontières entre « haute culture » et « culture populaire » que les élites littéraires et artistiques égyptiennes n’ont cessé d’ériger depuis le début de la Nahda.

La recherche orientaliste, reproduisant à son insu l’élitisme du champ culturel arabe, a longtemps privilégié la haute culture (highbrow) et continue d’accorder une attention insuffisante à cette « culture moyenne » (middlebrow), dont l’impact social est pourtant bien plus important. Jusqu’au tournant du millénaire, le champ culturel arabe a continué de vivre dans un imaginaire formé durant l’âge de la Nahda, au tournant du XXe siècle : un imaginaire où, pour le dire sommairement, une élite tout uniment politique, intellectuelle et artistique s’autoproclame responsable du projet de modernisation d’une société perçue comme arriérée, et qu’elle doit guider sur le chemin du progrès et des lumières. Vision élitiste d’ailleurs commune, soulignons-le, aux élites « séculières » et à leurs consœurs islamistes — il n’est pas indifférent, à cet égard, que le grand parti tunisien se réclamant de l’islam s’appelle Ennahda, ou que les Frères musulmans égyptiens aient choisi ce même mot de nahda pour qualifier leur projet politique en 2012. En ce sens, la nouveauté radicale de la révolution égyptienne (des révolutions arabes ?) résiderait justement dans le dépassement de ce « paradigme nahdawi  » : dans le fait que pour la première fois dans l’histoire moderne, les dynamiques de changement ne sont plus initiées ou contrôlées par ces élites, mais par des couches sociales bien plus larges — dans une sorte de version inversée du roman Utopia évoqué plus haut, les acteurs décisifs des révolutions appartiennent justement aux « classes moyennes ». L’un des terrains où ces dynamiques sont à l’œuvre est celui des rapports de genre, et il est significatif, me semble-t-il, que la question des violences sexuelles, très médiatisées en égypte comme à l’étranger pendant la séquence révolutionnaire, constitue peut-être le seul terrain sur lequel la contre-révolution de 2013 n’ait pas débouché sur une régression, mais sur un progrès, avec la reconnaissance officielle du phénomène et l’adoption en juin 2014 d’une loi pénalisant le harcèlement sexuel [13]. On ne s’éloigne qu’en apparence des questions culturelles ; car les rapports de genre, et plus généralement les questions de mœurs et de moralité, sont au cœur de la « révolution culturelle » vécue et actée par la génération de 2011. Cette révolution se donne à voir de diverses manières dans l’espace public égyptien aujourd’hui et laisse augurer des lendemains qui ne chantent peut-être pas, mais seront certainement moins sombres que ceux que semble annoncer une actualité focalisée sur la violence politique.

Post-scriptum

Richard Jacquemond est professeur de langue et littérature arabes modernes à l’université d’Aix-Marseille et IREMAM (CNRS). Il est l’auteur notamment de Entre scribes et écrivains, Le champ littéraire dans l’Égypte contemporaine, Actes Sud-Sindbad, 2003.

Notes

[1Disponible en ligne http://majlis-remomm.fr/livre-blanc. Exemple de cette approche uniquement politique, l’ouvrage collectif, par ailleurs excellent, dirigé par Stéphane Lacroix et Bernard Rougier, L’Égypte en révolutions (Paris, PUF, 2015), tout entier focalisé sur les processus politiques et sociaux, sans aucune contribution ni sur l’économique, ni sur le culturel.

[2Gilbert Achcar, Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Arles, Actes Sud-Sindbad, 2013.

[3Philippe Fargues, Générations arabes. L’alchimie du nombre, Paris, Fayard, 2000.

[4Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse, Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013.

[5Karl Mannheim, Le problème des générations, traduit de l’allemand par Gérard Mauger et Nia Perivolaropoulou, Paris, Nathan, 1990 (original 1928).

[6Plus que le 3 juillet (destitution du président Morsi par l’armée), c’est le 14 août 2013 qui, avec le massacre de la place Rabi‘a al-‘Adawiyya (au moins un millier de morts) et le départ (presque une fuite) pour l’étranger de Mohamed El-Baradei, vice-président et caution libérale de l’armée depuis le 3 juillet, scelle la fin de la séquence révolutionnaire.

[7www.mawred.org. On trouve sur le site divers documents retraçant l’histoire et l’activité de ce groupe.

[8Fadi Awad et Claire Talon, « Fracture chez les écrivains égyptiens », Le Monde diplomatique, décembre 2013.

[9Richard Jacquemond, Entre scribes et écrivains, Le champ littéraire dans l’Égypte contemporaine, Arles, Actes Sud Sindbad, 2003.

[10Ahmed Khaled Towfik, Utopia, traduit de l’arabe par Richard Jacquemond, Paris, Ombres Noires/Flammarion, 2013.

[11Youssef El Chazli, « Alexandrins en fusion. Itinéraires de musiciens égyptiens, des milieux alternatifs à la révolution », in Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse, Jeunesses arabes, op. cit., pp. 355-364.

[12Pour un très bel exemple de cette « récupération » par le marché, voir la description de la trajectoire du duo musical Oka & Ortega dans le film documentaire de Hind Meddeb Electro Chaabi (2013).

[13Sur ces questions, voir le dernier numéro (13-2015) de la revue Égypte Monde arabe, « Nouvelles luttes autour du genre en égypte depuis 2011 », accessible en ligne https://ema.revues.org/3492.