Vacarme 74 / Cahier

après la fin de l’Europe

par

Puisque la République française est l’un des « hommes malades » de l’Europe, où trouver les médiations nécessaires pour enrayer une spirale descendante de la citoyenneté ?

Il y a trois semaines — au moment où j’écris - que les attentats commandités par « l’État islamique » ont frappé Paris et ce dimanche le Front National a remporté le premier tour des élections régionales françaises, dépassant les prévisions les plus optimistes de ses dirigeants. Ces deux événements ne sont pas de même nature, cependant ils sont liés : non pas en ce sens que le premier expliquerait le second (car la montée du FN était inexorable, elle n’a fait que bénéficier « à la marge » de la psychose d’insécurité), mais en ce sens que leur combinaison va plonger l’un des principaux pays de l’Union européenne dans le chaos politique. Elle apparaît à la fois comme le symptôme et l’un des facteurs d’aggravation continue de la crise [1].

Puisque, sans recul, je dois conclure par anticipation, c’est hic et nunc, avec les idées et les émotions du moment, que je dois essayer, non pas de prévoir ou de prescrire, mais d’interpréter ce que nous sommes en train de vivre et d’en tirer une ligne de conduite.

Les deux crises auxquelles, dans la dernière période, j’avais essayé de consacrer des analyses parallèles : crise de la zone monétaire unique illustrée par l’anéantissement de la tentative du gouvernement grec pour mettre un coup d’arrêt à l’étranglement des sociétés et des économies nationales par la dette, et crise « des réfugiés », c’est-à-dire en réalité des migrations et du régime des frontières, ont continué de se développer. Mais c’est surtout la question des réfugiés venus de Syrie, du Yémen, de Somalie, d’Afghanistan, via la Turquie et le Liban — hommes, femmes et enfants arrivant chaque jour par milliers en dépit des conditions climatiques créées par l’hiver — qui prend désormais une tournure dramatique. Cependant qu’ils s’entassent dans le goulot d’étranglement que forment les Balkans, avec leur mosaïque de frontières nationales et supranationales, la chancelière Angela Merkel, isolée en Europe, en butte à l’opposition déclarée d’une partie de sa majorité et au scepticisme de la population « retournée » par les attentats de Paris, a dû se replier sur une position d’attente (sans renier encore, à ce jour, le principe d’accueil qu’elle avait proclamé pendant l’été). D’autres pays traditionnellement accueillants (comme la Suède) ont décidé de fermer leurs portes. Les manifestations racistes, aux allures de pogroms, se multiplient. Dans les deux cas, c’est l’isolement des pays européens montés au « front » de la démocratie — qu’ils soient très faibles comme la Grèce ou très puissants comme l’Allemagne — qui explique en bonne partie l’incapacité où ils se sont trouvés de faire prévaloir ce qui relevait tout simplement de la raison et, à long terme, de l’intérêt général. Une fois de plus, ce qui est effet devient aussi cause, et la spirale descendante de la citoyenneté européenne ne cesse de s’accélérer.

Mais, évidemment, c’est à l’irruption du problème régional rattaché au terrorisme islamique et à ses répercussions internes que nous devons la mutation de la conjoncture et la cristallisation de tous les blocages. Dans un article publié au lendemain des attentats de Paris, j’ai écrit que la guerre allait « tuer l’Europe », à moins que celle-ci, dans un sursaut historique, ne se montre capable « d’exister face à la guerre [2] ». Déjà, dans certains essais antérieurs j’avais pointé le recoupement des questions du nationalisme et de la xénophobie, de la déstabilisation des frontières et de « l’élargissement » de l’Europe aux réfugiés et aux migrants, et de son implication croissante dans la « guerre civile mondiale » dont l’épicentre est au Moyen-Orient, mais les effets s’étendent à tout l’espace circumméditerranéen. Cependant, je ne pouvais, pas plus que quiconque, prévoir la forme singulière, particulièrement tragique, que cette implication a revêtu depuis les attentats du 13 novembre, et dont les effets en chaîne sont en train de courir. Le dicton rebattu « rien ne sera plus comme avant » doit être ici pris au pied de la lettre. Il n’en résulte pas à mes yeux que toute analyse antérieure ait perdu sa signification, si elle éclaire en partie au moins la façon dont l’Europe et les nations, les gouvernements, les peuples qui la composent, vont réagir à « l’état de guerre » dans lequel ils sont désormais plongés, et ainsi en déterminer le caractère, donc l’évolution, et les alternatives qui s’y présentent. Contrairement à d’autres situations historiques (1914 ou 1930) dans lesquelles la crise débouche sur la guerre (internationale) et d’une certaine façon s’y résout (serait-ce au travers des pires violences et destructions), ce qui se présente à nous aujourd’hui est une situation dans laquelle la guerre surdétermine la crise, renchérit sur les divisions et les impasses qu’elle a produites, mais aussi dans laquelle la gestion de la crise, qui continue, va déterminer les formes et les enjeux de la guerre. Car celle-ci est encore, pour une part, indéterminée (ou si l’on veut le pire est à venir). Cristallisant à la fois des affrontement locaux et planétaires, impérialistes et ethno-religieux, économiques et idéologiques, elle n’est encore, dans toute sa violence, qu’une « avant-guerre » dans laquelle toutes les populations ne sont pas engagées, même si, de proche en proche, elles sont toutes impliquées. Au rebours du fatalisme que tendent à suggérer les dates que je viens de citer, je crois à ce jour qu’il faut encore observer et chercher à influencer la façon dont les différents peuples européens, voire les institutions « communautaires », vont se confronter à la perspective d’une « guerre totale » multilatérale, à la fois extérieure et intérieure. Ce que, pensant aux analyses de Thucydide à propos de la Guerre du Péloponnèse, j’ai appelé la grande stasis du XXIe siècle.

En 2003, lorsque les États-Unis sous la direction du Président Bush II, passant outre au droit international et aux réserves de l’ONU, ont cru devoir mettre à profit le « choc » du 11 septembre 2001 pour se lancer dans une expédition armée de rétablissement de leur hégémonie au Moyen-Orient, qui est incontestablement l’une des causes de l’état de guerre généralisé dans lequel nous sommes désormais entrés, j’avais évoqué la possibilité d’une stratégie indépendante de l’Union européenne, destinée à reconstruire les conditions d’une résolution politique des conflits, à laquelle j’avais donné le nom allégorique de « médiation évanouissante » [3]. J’entendais par là, évidemment, non une médiation imperceptible ou purement virtuelle, mais une intervention en tiers, devant « disparaître dans ses effets » (Althusser), parce que l’objectif qu’elle vise n’est pas l’acquisition d’une position de puissance pour son propre compte mais la transformation des conditions générales dans lesquelles se développent les conflits (en particulier la restauration du droit international). Cela suppose que ses populations y trouvent en même temps un intérêt. Il me semble que c’est devenu aujourd’hui l’évidence absolue, et même une question de vie et de mort. Mais il faut changer de dénomination si l’on veut lever les équivoques, et parler plutôt d’une résistance obstinée au « choc des civilisations » et à l’instrumentalisation des conflits religieux par les calculs impériaux, ou inversement. L’Europe n’est plus simplement médiatrice puisqu’elle est directement actrice : c’est sur elle-même en même temps que sur d’autres qu’elle doit exercer sa capacité de transformation des données du problème.

L’Europe n’est plus simplement médiatrice puisqu’elle est directement actrice : c’est sur elle-même en même temps que sur d’autres qu’elle doit exercer sa capacité de transformation des données du problème.

Ici, parce que, citoyen européen, électeur dans le cadre de la République française, je suis comme nous tous porteur d’une part de responsabilité collective, je dois dire un mot de « mon gouvernement », autrement dit de la présidence Hollande, dont on peut d’ores et déjà affirmer qu’elle aura été une des plus catastrophiques de l’histoire nationale et continentale. Quand il fallait s’opposer à la politique allemande (sur le « traité budgétaire européen », sur le refus d’aménager la dette grecque, sur l’austérité), le Président français lui a tout concédé. Quand il fallait au contraire lui venir en aide (sur la question des « réfugiés »), il a pratiqué un double jeu qui revenait à torpiller ses chances de succès. Et maintenant, confronté à une épreuve tragique qui ébranlerait n’importe quelle communauté politique et appelle des mesures de protection immédiates, il choisit la pire des réponses : sur le plan extérieur, l’intensification des interventions militaires dénuées d’efficacité stratégique, mais qui contribuent à l’intensification des cycles de vengeance et des effets de destruction [4] ; sur le plan intérieur, la restriction des libertés démocratiques, la « normalisation » de l’état d’exception, et la stigmatisation des populations immigrées, principalement musulmanes, conformément aux demandes de l’extrême droite nationaliste. Je sais que les États européens et la Commission elle-même vont devoir faire preuve de « solidarité », mais je pense qu’il est souhaitable (et donc je souhaite) que, sur ces deux plans à la fois (intérieur et extérieur), elle ne soit pas inconditionnelle et fasse place le plus vite possible à des objections et à des remontrances. Les citoyens français ne doivent certes pas être « punis » par gouvernement interposé pour avoir été victimes d’une agression terroriste, mais ils doivent être confrontés au sentiment général que la réponse la plus démagogique n’est pas la plus intelligente ni la plus courageuse [5].

L’évolution qui, au cours des dernières années, a fait de la République française l’un des « hommes malades » de l’Europe — elle en compte plusieurs — est particulièrement préoccupante parce qu’elle transforme en un concentré de réflexes « identitaires » un pays dont on pouvait espérer que les traditions démocratiques contribueraient à enrichir et dynamiser la recherche de nouvelles formes de citoyenneté active dans l’espace européen tout entier. Ces traditions existent encore, assurément, mais elles sont désarmées et désemparées. Ce qui devient potentiellement hégémonique, c’est le « cœur noir » de la France contre-révolutionnaire [6]. Nous rejoignons ainsi la Hongrie, la Pologne, avant de montrer la voie, peut-être, au Danemark ou aux Pays-Bas. Cela commence à faire beaucoup. Et de toute façon les nationalismes, porteurs de « guerres civiles » et de « guerres sociales » à l’intérieur de chaque pays, facteurs de blocage assuré pour toute politique qui tenterait de redonner l’initiative aux « 99% » dans la course au capitalisme « pur » — qu’il s’agisse de régulation des activités financières ou de transition écologique —, sont partout la force politique montante, directement et indirectement. En France même, il n’y a plus de parti significatif qui ne soit rallié aux thématiques sécuritaires et autoritaires. L’appartenance à l’Europe n’est pas présentée comme un état de fait, une condition historique irréversible dont il faut savoir gérer les contradictions, mais comme un objet de marchandages et un moyen de pression sur les peuples qui la composent.

Cependant l’exemple français doit aussi nous mettre en garde contre les interprétations hâtives et réductrices. Sans doute les causes socio-économiques du ralliement des citoyens appartenant aux classes populaires à des programmes isolationnistes et xénophobes sont massives et incontestables : elles ne doivent pas être cherchées ailleurs que dans « l’abandon des classes populaires » qui a normalisé la précarité et remplacé la distribution du travail et la constitutionnalisation des services sociaux, même bureaucratiques et inégalitaires, par la gestion du « capital humain » et l’intensification de la concurrence entre les pauvres [7]. Vue sous cet angle, la propension d’ouvriers ou d’employés, mais aussi de cadres et d’intellectuels déclassés à voter pour un parti néo-fasciste « normalisé » n’a pas d’autre cause profonde — toute proportion gardée quant aux chiffres — que celle de jeunes musulmans d’origine immigrée à rallier le jihad ou à voir en lui une force qui défie le « système » dans lequel ils sont stigmatisés et discriminés. Mais de telles explications ne nous font parcourir que la moitié du chemin, puisqu’elles ignorent le facteur « culturel ». Et celui-ci ne se réduit lui-même aucunement à des questions de nation et de religion, si importantes soient-elles quand il s’agit de comprendre ce qui organise les identifications collectives et, le cas échant, les dresse les unes contre les autres ; il a affaire beaucoup plus fondamentalement, aux capacités d’éducation, d’information, de communication qui permettent de « civiliser » les antagonismes sociaux, non pas en les effaçant, mais en leur donnant une expression, faite de multiples « voix », dans le champ de la politique.

La jeunesse est la cible du découragement, de la dépolitisation et du nihilisme qui accompagnent la prolétarisation culturelle.

Le « peuple manquant » dont j’ai parlé après d’autres à propos des perspectives de démocratisation de la politique en Europe, en détournant une formule célèbre de Gilles Deleuze, n’existera que si le projet d’un avenir commun à la grande majorité des citoyens, dont les piliers seraient la nouvelle économie des ressources, des qualifications et des emplois, d’une part, le partage et la refonte des cultures nationales dans un universalisme ouvert sur le monde extra-européen d’autre part, apparaît comme un objectif réalisable et aussi comme un objet désirable pour une nouvelle génération de Français et d’Européens. Il n’y aura pas d’autre « rédempteur » (Machiavel) que l’ensemble des Européens eux-mêmes (par où j’entends tous les résidents permanents sur le sol européen). Mais dans cet ensemble l’orientation et la force de la jeunesse joueront le rôle décisif. C’est elle qui est la victime principale du capitalisme spéculatif et prédateur faisant de la délocalisation l’instrument du profit maximum à court terme, de même qu’elle est la cible du découragement, de la dépolitisation et du nihilisme qui accompagnent la prolétarisation culturelle. Elle est même, ainsi qu’on l’a fait remarquer de façon provocante mais juste après les attentats du 13 novembre, le bourreau et la victime du terrorisme « endogène » à nos sociétés [8], comme elle peut se retrouver aussi bien dans des milices néo-fascistes que dans des mouvements « indignés » contre la corruption de l’institution politique et son asservissement à l’économie. Rien n’est joué, tout est en suspens. Mais pour la grande majorité de cette jeunesse, la question que je posais au début : celle de savoir s’il faut encore affecter le diagnostic d’une « fin de l’Europe » comme projet politique d’un point d’interrogation, en fait ne se pose plus. La fin, pour elle, est derrière nous. Et par conséquent si, face à la crise, à la guerre, au désastre des politiques et de leur discours, quelque chose comme le nouveau « Manifeste européen » doit être formulé, de façon à polariser les alternatives et les volontés dispersées, qui s’ignorent ou se combattent les unes les autres, c’est pour la jeunesse avant tout qu’il devrait être écrit, de façon qu’elle l’entende. Et sans doute, pour cela, il faudrait qu’elle en ait, dans une très grande mesure, l’initiative. Il faudrait qu’elle l’écrive elle-même, à plusieurs mains et dans plusieurs langues. Les « vieux Européens » dans mon genre ne doivent pas sortir du débat ou lâchement passer la main, mais ils doivent se mettre au service de la « jeune Europe » [9].

Post-scriptum

Étienne Balibar est philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest-Nanterre. Militant de longue date pour la régularisation des sans-papiers, il défend l’idée d’une citoyenneté des étrangers en Europe. Il a publié notamment Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, La Découverte, 2001. L’entretien qu’il avait accordé à Vacarme en avril 2010 est disponible en ligne.

Notes

[1Ce texte constitue « l’envoi », ajouté au moment de la mise en fabrication à mon livre Europe, crise et fin ?, à paraître aux éditions Le Bord de l’Eau.

[2Étienne Balibar et Catherine Calvet : « Sommes-nous en guerre ? », Libération, 16 novembre 2015.

[3Emprunté au philosophe américain Frederic Jameson. Voir Étienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la Guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003.

[5Voir l’article de Patrick Weil et Jules Lepoutre : « Nationalité déchue et constitutionnalité », Le Monde, 9 décembre 2015 (à propos du projet gouvernemental d’inscrire dans la constitution la possibilité de déchoir de leur nationalité les « doubles nationaux » condamnés pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, et de son possible censure par la Cour de Justice de l’UE).

[6Alberto Burgio : « Il cuore nero della Francia », Il Manifesto, 08 décembre 2015.

[7Louis Maurin, « L’abandon des classes populaires », Le Monde, 08 décembre 2015.

[8Caroline Hayek : « Des jeunes tuent d’autres jeunes », Entretien avec Chawki Azouri et Michel Wieviorka, L’Orient-Le Jour de Beyrouth, 17 novembre 2015.

[9Je n’ignore pas que le nom de « jeune Europe » a été naguère approprié par des courants fascistes ou fascisants. Mais je ne vois aucune raison de le leur laisser indéfiniment. Le « Manifeste européen » dans mon esprit fait allusion au Manifesto di Ventotene, élaboré entre 1941 et 1944 par Altiero Spinelli, Ursula Hirschmann et Ernesto Rossi, sous le titre Per un’Europa libera e unita.