Vacarme 74 / Cahier

à Pascal Cribier, ces fleurs éphémères

par

Le 3 novembre 2015, Pascal Cribier, âgé de soixante-deux ans, a mis fin à ses jours. Ce paysagiste, auteur de centaines de projets allant de jardins privés intimes à d’immenses opérations de rénovation urbaine, s’est fait connaître auprès d’un large public par la réhabilitation des Tuileries, puis par le livre Itinéraires d’un jardinier (2009), un traité hors normes explorant les questionnements qui ont nourri son travail et qui motivent cette chronique : la fascination du vivant, la recherche d’agrément spatial et social dans les lieux publics et les urgences écologiques.

Mon Pascal,

Ce fut rude, pour nous tous. Et pour toi plus que tout. Mais ce départ est ton choix.

Quand Monique m’a appelé à Suzhou pour m’apprendre la nouvelle, je venais de faire cours, en montrant à des étudiants chinois tes images, les images que tu as prises de tes jardins, chaque nuance du bois de Morville photographié au gré des saisons, les Tuileries adroitement bêchées par ceux qui prennent soin des parterres dessinés à leur attention tout autant qu’à celle des visiteurs en ajustant les proportions à la longueur du manche des outils. Et je voyais, comme toujours, les yeux écarquillés de ces jeunes gens conquis, leur sourire empli de gratitude à la découverte de ce que chacun d’entre eux entrevoyait peut-être, au plus secret de soi-même, et comprenait soudain avec une telle évidence qu’il n’était nulle peine de s’en expliquer longuement : que la vraie poésie des jardins est celle, plus fugitive que tout, de ces instants qui passent et dont le nœud ténu ne tient qu’au fil de ce qui est durable, la croissance d’un arbre, le cycle tout entier du cosmos ; qu’il n’est pas de jardin sans jardinier, quotidiennement et patiemment au travail, avec un fervent amour, ou même une ardeur amoureuse.

Ayant dû surmonter tant de deuils qu’il s’en est forgé toute une philosophie, mon ami m’a aussitôt donné deux conseils pour m’aider à apaiser la douleur et affronter « le symbolique », tout ce qu’impliquerait, sans avoir le moyen de rentrer aussitôt de Chine, de ne pouvoir être présent, aux côtés de tous les tiens, pour te dire adieu : visiter un jardin pour toi, avec toi en pensée, te dédier ce moment solitaire, et écrire. Non pas sur ton travail, je l’avais fait et le ferai ailleurs, mais pour dire ce que tu m’as appris, dire ce que nous avons partagé, ce dont je me souviens de toi, pour te dire que je t’aime.

Quelques jours plus tard, je suis allé au pavillon des Vagues d’azur, parce que je savais que tu aurais goûté son nom si doux et cette subtile rythmique de l’espace. C’était une après-midi de brume qui t’aurait enchanté. En chemin, je rencontrai un vieux moine bouddhiste ; acceptant mon aumône, il me salua longuement les mains jointes. Puis je croisai un triporteur aussi surchargé de bonsaïs que ta voiture le fut si souvent de plantes apportées aux amis, déambulant lentement parmi les vendeurs et les clients d’un marché à ciel ouvert, occupés à marchander ces pierres étranges qui ressemblent, à une échelle réduite, aux énormes blocs de calcaire troués par le temps que l’on tire du lac Tai et qui se trouvent dans tous les jardins et au coin des rues de Suzhou. Et je crus qu’il s’agissait, peut-être, des échos d’une voix qui aurait bien pu provenir de là où tu serais parti.

Dans le jardin, la pluie avait chassé la plupart des promeneurs et le crépitement des feuillages faisait une musique d’une douceur aimante. Deux autres signes se présentèrent bientôt. D’abord, au centre d’une petite cour, un homme assez âgé, fort mince et très beau, qui aurait pu être danseur dans sa jeunesse, scandait avec de lents gestes des mouvements de qi gong, travail du souffle qui semblait ici destiné à épouser la fluidité du lieu et l’écoulement du canal qu’il longe — je restais longuement à regarder. Plus loin, trois jeunes écoliers, vêtus du même costume, marchaient en déclamant la notice de présentation en anglais du pavillon des Vagues d’azur, commentant joyeusement cette prouesse dans leur propre langue, comme les trois génies de La Flûte enchantée. À la fin, je pris deux photographies, pour toi : un cultivar de bambou dont tu aurais sans doute apprécié les zébrures d’or, et les infinis cercles par lesquels l’eau du ciel s’unit à l’eau de la terre.

Pendant d’innombrables soirées d’hiver, nous avons œuvré côte à côte, à la recherche des mots justes pour formuler ce qui t’anime. Comme tous ceux qui ont eu la chance et l’incomparable bonheur de travailler avec toi, je redoutais autant que j’aimais ton insatiable exigence, ta pensée par éclairs requérant tout notre élan pour tâcher de la suivre. « Vite, vite, vite… », lançais-tu toujours. Oui, tu as raison, c’est vite, vite, vite qu’il faut saisir les trop rares chances d’avoir prise sur un monde incessamment mobile et changeant.

Ce départ est ton choix. Si chaque vie vraie s’écrit au fil de nos initiatives, y compris celle de l’interrompre, jardiner consiste à toujours prendre des décisions, avec persévérance, face à l’inattendu, pour mieux accueillir et faire fructifier les dons offerts par ce qui nous échappe. Attendre avant de semer que le frimas congédie un murmure du printemps un peu trop hâtif et encore une fois trompeur, oser élaguer cette branche pourtant si joliment arquée pour qu’une insoupçonnable lumière se révèle. Les écoles de paysage ont sans doute beaucoup perdu à n’avoir pas su te retenir comme enseignant. Et surtout leurs étudiants, dont tu aurais pu aiguiser le regard pour mieux savoir la course des nuages, détendre la main, trop crispée sur des écrans tactiles, en retouchant enfin l’intime de l’humus. Savoir faire de tout inconvénient un avantage — tout comme de n’importe quel endroit sur terre le plus beau lieu au monde —, telle était l’une de tes devises, valable pour dessiner le futur d’un paysage aussi bien que guider l’existence. Et nous n’oublierons pas toutes tes leçons de vie. Que la jubilation à vivre, par exemple, se nourrit aussi des sombres ondes de la mélancolie aux heures où tout l’être vacille.

il n’est pas de jardin sans jardinier, quotidiennement et patiemment au travail, avec un fervent amour, ou même une ardeur amoureuse.

Tu disais : être attentif aux moindres bruissements… écouter le chant de la terre, cette mélodie vénérée jadis, naguère inaudible, qui prend à présent les accents de la plainte. L’écologie n’avait pour toi rien du mot d’ordre, tout d’une conviction première. écouter, pour mieux penser à toi, Das Lied von der Erde dans cette version de Schönberg, encore plus poignante, que tu m’as fait, un soir, découvrir. Et relire « Der Abschied », « L’adieu », en partie tiré d’un poème de Wang Wei, le plus paysagiste poète de la dynastie Tang, celui du bleu des lointains et des humeurs discrètes :

« Le soleil disparaît derrière les montagnes,
Dans toutes les vallées le soir descend
Avec ses ombres qui sont pleines de fraîcheur.
Oh, regarde ! Comme une barque d’argent flotte
La lune sur la mer céleste bleue là-haut.
Je sens le souffle d’un vent léger
Derrière les sapins sombres !
Le ruisseau chante à haute voix à travers l’obscurité.
Les fleurs pâlissent dans le crépuscule.
La terre respire, pleine de paix et de sommeil,
Tous les désirs vont maintenant rêver. »

Oh, écoute, regarde, goûte la beauté du monde ! Oh, respire le parfum de cet arbuste qu’il aura fallu des siècles pour rapporter des confins du monde, acclimater loin des cimes enneigées ou des rivages bleutés auprès desquels s’épanouissaient heureusement ses aïeux, et dont d’habiles jardiniers ont su savamment modifier la teinte, fléchir le port pour qu’il se fasse pleureur, vivifier la prestance. De quelques-unes de tes « plantes fétiches », comme nous avions un jour imaginé les appeler avec malice, dont de tes yeux couleur de brume étincelante tu cueillais les courbes en t’enivrant de leurs fragrances et en récitant leurs noms avec une incomparable gourmandise, se compose cette litanie, à la fois familière et dépaysante :

Stewartia
Nivéole
Ancolies
Iphéion, l’étoile des Incas
Camassia
Corydalis
Scabieuses
Cercidiphyllum, arbre aux palpables senteurs de caramel…

Ce sont leurs feuilles fragiles, ces fleurs éphémères et des racines poudrées de sol que je dépose ici en pensée, mon Pascal, pour te dire adieu.

Suzhou, 4-8 novembre 2015.
Lu en l’église Saint-Sulpice à Paris, 18 novembre 2015.

Post-scriptum

Historien des jardins et du paysage, Hervé Brunon est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses derniers livres : Jardins de sagesse en Occident (Seuil, 2014). Il est aussi jardinier.