Vacarme 19 / chroniques

sur la figure d’un jaloux absorbé

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Lorvatte est au nombre de mes amis ; en tout cas, je le porte depuis longtemps dans mon souvenir. Certains prétendent que je m’oblige à le fréquenter ! La preuve que c’est là une idée fausse ? Je rencontre toujours Lorvatte en tête-à-tête dans la semaine qui suit chaque réception à laquelle j’ai voulu, au nom de notre amitié, qu’il se joigne, alors que peu m’importe de faire se côtoyer n’importe qui aux mondanités que j’organise ; je n’ai aucunement le souci d’apparier mes invités en obéissant à on ne sait quelle compatibilité hypothétique. Ce faisant, je piétine la susceptibilité de beaucoup de gens, et particulièrement celle de Lorvatte. Quand je le vois dans cette circonstance, ma conscience veut faire amende honorable. En réalité, il m’horripile et me galvanise à la fois. Aussitôt que Lorvatte s’est tu, je vois vrombir sa pensée autour de ses tempes blanches :

« Quand cela va-t-il cesser, cette aubaine qui l’épaule ? Qui fait de sa vie une nonchalance, alors que je m’acharne pour seulement ne pas être balayé. Cette aisance matérielle ! le financement tenu pour acquis de ses moindres caprices... En ce qui le concerne, les gages sont des sourires, des tapes sur l’épaule. Et il n’est jamais à court de désirs, car les siens trouvent chaque jour leur assise et se déploient, lui gagnent les cœurs, l’admiration. En effet, un pèlerinage se crée autour du pas de sa porte : on aime la volonté qu’il a d’animer la vie. Qui plus est, il passe pour ne pas manquer de courage ! étant subventionné ad vitam æternam. On se souvient de lui comme de l’abondance faite homme. Pire, lui-même se trouve convaincu désormais que la manne dont bénéficie son entourage est une composante intrinsèque de sa nature. Qui sont ceux qui se tiennent derrière lui ? Je n’ai pas été appelé à connaître semblables mécènes. Une ombre qui vous talonne pour le meilleur, toujours, qui n’a de cesse que de vous procurer des bienfaits... Sous de tels auspices, il est commode de tenir ses promesses. » Et Lorvatte oublie complètement que je me tiens assis en face de lui.

« À celles qui sont amoureuses de lui, il ne me viendrait pas à l’esprit de m’attacher, tant la conscience que j’ai de l’exiguïté du périmètre de ma personne me domine, empreint mes comportements d’une sagesse sobre. -Au point que lorsque certaines jeunes femmes que je vois converser avec mon ami, et atteindre au cours de cet exercice une allégresse qui imprègne leur personne, en accroît la densité en éveillant ce charme qu’elles renferment et qui n’attendait que la formulation d’un sésame pour s’exhaler - lorsqu’elles se tournent vers Lorvatte, lui posent une question, cette conscience a le pouvoir de couper ma langue, coudre mes lèvres ; et mon visage pivote en émettant un rire appliqué, je laisse mes mains se prosterner à ma place, comme font les suppôts des cultes primitifs que l’on invite sous la menace d’une baïonnette à voir de leurs yeux l’idole inspirant une foi qui vaut et perdure tant qu’elle demeure cachée aux yeux du croyant ; présence oblique, incertaine, agissante, recelée dans un boîtier que dissimulent les fumigations et les propos des prêtres. Aussi lorsque telle jeune femme, à l’attention de laquelle son serviteur a été signalé par l’index nonchalant de l’ami, fait l’effort de consacrer à ce type, « Lorvatte », une politesse qui lui procurera, du moins le croit-elle, un succès d’estime de la part du seigneur, il lui faut marcher au travers d’une étendue d’incrédulité, réprimer une déception qui menace de violenter son orgueil, au fur et à mesure qu’il se révèle que l’on a peut-être voulu se moquer en la confrontant à ce qui est digne de n’importe quoi sauf d’elle - comme on ferait emprunter à un haut-dignitaire, pour l’amener au conseil des ministres, le chemin qui l’oblige à longer une basse fosse. Il émane de ce Lorvatte un clapotement décelé à la perfection par la jeune femme dont l’invulnérabilité s’appuie sur ce commandement qui lui interdit de frayer avec ce qui est inférieur ou égal à elle. À tel point qu’elle laissera quelques minutes s’écouler, pour avoir été consignée de la sorte, avant de repartir à l’assaut de celui qui n’a pu que vouloir, temporairement peut-être, son bannissement. Oui, cet anticlimax sonne à ses oreilles comme un avertissement (averti, un homme tel que moi ne vaut rien, tandis que la femme, qui jamais ne manque une occasion de s’accroître...). Il est donc légitime de conclure que Lorvatte ne s’offre pas de la même façon que s’offre la femme, bien que leurs visées soient similaires. En ce qui me concerne, les nécessités tactiques prennent le pas sur les besoins de la chair. L’esprit ne m’embarrasse pas, mais l’accouchement au sein de ma pensée des étapes entre lesquelles je crois devoir circuler afin que m’échoit ce que je me suis promis. La femme en revanche, qui dispose d’une chair plus éloquente que celle de Lorvatte, qui apprécie l’instantané, autour de laquelle se déploie un dai composé de la substance de son intimité (si bien qu’elle paraît avancer en lançant non des pétales mais des parcelles de son corps, des poignées de l’essence enfermée par cette statue mouvante, autant de particules abandonnées à notre voracité, dont nous voudrions nous enduire afin de posséder à notre tour un peu de cette gloire qui est dispensée comme une largesse) tient les tactiques en piètre considération, et son esprit ignore, au sujet du désir, ce que l’on entend par le terme déchiffrement. À son sens les tactiques ne sont pas davantage que des réflexes : ou bien son âme, ou ses muscles, ou sa poitrine les actionneront au pied de tel ou tel obstacle.

Des morceaux de Lorvatte proposés à l’encan, cela serait pire à coup sûr que s’il s’offrait en totalité, alors que la femme, si d’aventure elle se fragmente, obtient par un effet de pollinisation de faire goûter ce qu’elle est à ceux qui l’entourent au moment où elle choisit de se disperser (dissémination qui est tout sauf la perte de son unité la plus profonde). Ce n’est pas un hasard si Lorvatte ignore l’urgence, et pratique les macérations. Quant à savoir ce que l’on offre lorsque l’on s’offre... en ce qui me concerne, un silence corseté, un mutisme plus profond que la peur, une méfiance que les routines du ménage altéreraient à peine, tandis que la femme... au fait - tiens, je ne m’étais jamais posé la question ! que vise-t-elle à offrir ? » Certes, sa misogynie est le paravent d’une tare plus hideuse encore, mais je continue de fréquenter mon Lorvatte qui, lorsqu’il se tait, profère avec ses doigts fébriles, ses joues coupantes, ses sourires pointus, une messe-basse pleine de tous les noms qu’il nous a prêtés, à moi et à ceux dans les bras desquels je l’ai jeté, sans égard pour lui-même, pour son meilleur ami, pour quiconque.