l’alexandrine révoltée

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l’alexandrine révoltée

Que sont devenus les jeunes révolutionnaires portés sur le devant de la scène médiatique en 2011 ? Issus du terreau fertile de la décennie 2000‑2010, ils ont été le visage d’une révolution aujourd’hui enterrée par le régime d’al-Sissi. Il y a ceux qui ont été contraints de partir, ceux qui sont allés grossir le rang des « martyrs » de la révolution et ceux qui croupissent en prison. Parmi ces derniers, Mahienour El Masry.

Les trente premières minutes de l’année 2011 étaient à peine écoulées qu’une voiture piégée explosa devant l’« église des Deux Saints », dans le quartier de Sidi Bishr, à l’Est d’Alexandrie. L’attentat fit une vingtaine de morts et une centaine de blessés. L’année commençait très mal même si on n’imaginait guère encore l’étendue des bouleversements qu’elle nous réservait. Dans les jours qui suivirent, les petits groupes militants de la « deuxième capitale » d’Égypte s’activèrent pour organiser des actions en solidarité avec les coptes (chrétiens égyptiens), visés alors qu’ils sortaient de la messe de la Saint-Sylvestre.

Le 7 janvier 2011, jour du Noël copte, quelques centaines de jeunes se tenaient dos à la mer, à Sidi Bishr, munis de corans et de bibles, vêtus de noir, se recueillant en silence. Rejoignant la manifestation en début d’après-midi, j’appris qu’une militante socialiste avait été arrêtée plus tôt dans la journée alors qu’elle tractait dans le quartier. Un peu avant le coucher du soleil, le rassemblement se compacta, et les négociations avec le directeur de la sûreté d’Alexandrie, présent en personne, débutèrent : les militant.e.s présent.e.s ne partiraient pas tant que leur camarade n’aurait pas été relâchée.

Fait notable, étaient représentés là tous les groupuscules opposants alexandrins. Tout le monde semblait se connaître, et dans ce moment de solidarité, tout le monde semblait (ré)affirmer l’existence d’un collectif soudé, ici, autour de cette revendication commune : la libération de leur amie. Alors que j’observais tout ce petit monde, non sans quelque étonnement, l’amie avec qui j’étais venu me souffla le nom de ladite militante, Mahienour El Masry, littéralement, Mahienour l’Egyptienne. « Comment ? Tu ne la connais pas ? ». J’ai très vite comblé mes lacunes car en effet, Mahie, comme on l’appelle, est incontournable, surtout à Alexandrie qui est tout juste un « deux pièces » selon elle.

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Le 9 septembre 2011, la période de grâce qui avait suivi la révolution égyptienne du 25 janvier 2011 semblait close. Le camp révolutionnaire appela les Égyptiens à manifester pour rappeler aux différents acteurs (l’armée, les islamistes, l’Ancien régime) que le « Peuple » était toujours là et qu’il attendait que les demandes de la révolution soient concrétisées. À Alexandrie, une manifestation géante fut organisée. Elle prit fin devant la direction militaire « Nord ». Menant la manifestation, scandant sans répit des dizaines de slogans, des chants militants, suivie par des milliers de voix dans un écho harmonieux, Mahienour faisait figure de cheffe d’orchestre.

Quand on s’intéresse aux réseaux militants et révolutionnaires alexandrins, le nom de Mahienour revient invariablement.

Dans les jours qui suivirent, je fis sa connaissance, et pus découvrir outre la figure militante intransigeante, toujours mobilisée auprès des ouvriers, des habitants de tel ou tel quartier expulsés de leur logement, de tel militant emprisonné, de tel jeune torturé par la police, sans discrimination aucune, je découvris quelqu’un avec énormément d’humour et, fait parfois rare dans certains milieux militants emportés par la gravité et la solennité du moment révolutionnaire, énormément d’autodérision. Qu’elle sorte d’une morgue pour identifier des victimes de quelque exaction, qu’elle soit dans un parloir attendant son jugement, en plein dans des affrontements le visage recouvert du liquide blanc contre les gaz lacrymogènes, elle sourit, blague, ironise, pour redonner espoir. Le 25 janvier 2013, pendant des confrontations à Alexandrie entre « révolutionnaires » et forces de police, je la croise le visage tout blanc dans la cohue et sous les bruits des coups de feu des Forces de sécurité centrale : elle est là, calme, elle réfléchit, coordonne. Quelques jours plus tôt, on doit se voir pour mener un entretien de plusieurs heures portant sur sa trajectoire (« mais franchement, ma vie n’est pas très intéressante, tu perds ton temps », me dit-elle souvent en rigolant). Nous avons rendez-vous à 14h dans un café de la rue Fouad, en centre ville. Vers 13h, j’apprends que des heurts viennent d’éclater vers la gare d’Alexandrie. J’apprends aussi que Mahienour, une des premières sur place, est retenue par les forces de l’ordre dans le poste de police de la gare. Relâchée un peu plus tard (le mot n’est d’ailleurs pas adapté, Mahie ayant décidé de « sortir » et personne n’ayant osé la retenir), après avoir bien remis le patron de la police alexandrine à sa place, elle s’excuse auprès de moi d’avoir raté le rendez-vous… ! « Je n’avais pas prévu… » de te faire arrêter ? Comme si c’était là un empêchement somme toute banal. Je lui réponds, gêné devant l’insignifiance de mon entreprise, de ne pas s’inquiéter, que ce n’est vraiment pas grave.

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Quand on s’intéresse aux réseaux militants et révolutionnaires alexandrins, le nom de Mahienour revient invariablement. Figure quasi-mythique du milieu, ayant recruté ou joué un rôle dans le recrutement de nombreux de ses camarades, sa carrière militante permet de voir, en creux, les multiples vagues et transformations politiques des années 2000, des premières mobilisations de rue en soutien de l’Intifada palestinienne en 2000-2001 à la mobilisation contre Hosni Moubarak en janvier-février 2011, en passant par l’émergence du mouvement pro-démocratique Kifaya, la vague des bloggeurs, etc.

Comme beaucoup d’autres de sa génération, Mahienour a découvert la politique avec la Palestine. Encore adolescente, elle lance plusieurs actions dans son collège : des rassemblements, des collectes de dons et autres petits actes de solidarité avec les Palestiniens. Dès ce moment, la question palestinienne sera toujours centrale dans son activisme, une grille de lecture de l’injustice dans le monde, faisant écho au constat de Ghassan Salamé selon lequel la question palestinienne aurait joué un rôle fondamental dans la composition du politique, au sens fort, dans tout le Moyen-Orient. Elle prit part, ensuite, au cycle de mobilisations du milieu des années 2000, si souvent considéré comme précurseur des mobilisations de 2011. Mahienour, entourée d’intellectuels et d’opposants « historiques » au régime de Moubarak, n’est que lycéenne à l’époque. Et pourtant, elle est là, imperturbable, devant les centaines de policiers.

« Voir le monde avec un seul œil n’est pas si mal, surtout quand il s’agit de son œil GAUCHE ;) »
— Mahienour El Masry, compte Twitter.

Cependant, c’est bien les sans-voix, les laissés-pour-compte, qui sont avant tout au cœur de l’engagement de Mahienour. Son ami, Mahmoud Hassan, raconte ainsi cette anecdote qu’elle livrait souvent pour expliquer son engagement : « Alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, la petite fille qui avait perdu un œil dans un accident monta à l’arrière de la voiture de son père. La voiture s’arrêta à un feu rouge, juste en face de deux femmes pauvres, qui regardèrent la petite fille. L’une dit à l’autre : “regarde la pauvre petite, elle a un œil blessé” et l’autre lui rétorqua : “elle est blessée mais elle est dans une voiture ; qu’ils me prennent un œil et qu’ils me donnent une voiture…” ».

À droite comme à gauche, Mahienour voit toujours le meilleur chez les gens. C’est bien mon fardeau dira-t-elle.

Cette histoire s’ancra dans sa mémoire et devint une boussole pour son engagement. Elle m’expliqua ainsi un jour que son militantisme prit une autre tournure quand elle s’engagea, dans la deuxième moitié des années 2000, auprès de familles expulsées de leur maisons dans un quartier excentré et populaire d’Alexandrie. Fait divers récurrent des années 2000, des représentants de l’État, des hommes d’affaires véreux et les forces de police, liés entre eux par des accords douteux, se débarrassaient manu militari d’habitants de quartiers sans défense (tant au sens propre que juridique) pour construire des lotissements de luxe et repousser, toujours plus loin, les populations « indésirables ». Ces pratiques se trouvaient bien cachées sous la novlangue polie du « développement », de la « croissance » et de l’« investissement ».

Mahie accompagna ce mouvement de près, et de sa pratique militante, en apprit plus sur elle-même, sur le sens de sa lutte que sur les personnes qu’elle croyait aider. Elle apprit à ne plus être leurrée par les revendications générales de « démocratisation » et autres réformes constitutionnelles auxquelles les générations plus anciennes étaient généralement favorables. La lutte se situait ailleurs, au plus près des gens les plus touchés par les vicissitudes de la vie moderne, cette vie conditionnée par les relations occultes entre le politique et l’économique. Seule une révolution radicale, permanente, pouvait renverser cette situation. Mais aussi, une révolution ancrée dans la vie quotidienne et ses tracas.

La jeune militante joua d’ailleurs un rôle central dans l’émergence, à Alexandrie, d’un milieu protestataire soudé, coordonné. Malgré son engagement dans une organisation politique fortement idéologisée et agonistique, son ouverture était frappante. Un soir de janvier 2013, alors que nous sortions d’une réunion de coordination des groupes politiques à Alexandrie et que nous marchions en discutant, elle réussit, en un peu plus d’une heure, à bousculer nombre de mes stéréotypes de genre, de classe et de recherche. De genre et de classe tout d’abord : j’éprouvais un malaise lié à ma condition sociale d’homme de classe moyenne supérieure en train d’arpenter à minuit passé les rues alexandrines hivernales, sombres et vides, en compagnie d’une jeune femme alors qu’elle, ne semblait pas du tout inquiète et paraissait parfaitement dans son élément. De recherche aussi, puisque je profitai de cette balade pour lui poser plein de questions sur mon objet de recherche — les milieux politiques alexandrins. Je lui lançai des perches : « oui, les libéraux, c’est vrai qu’ils ont des positions un peu trop réformatrices », m’attendant à sa réponse « trotskiste », « typique », qui démontrerait que les lignes de partage habituelles (comprendre « cairotes ») étaient les mêmes hors de la capitale. Elle répondait, joviale, comme toujours, « mais non, X, Y et Z sont des bons potes, on a fait toutes les manifs et les arrestations ensemble ». Raté. À droite comme à gauche, Mahie voit toujours le meilleur chez les gens. C’est bien mon fardeau dira-t-elle.

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« Et d’ailleurs, sachez que nos sacrifices n’en sont pas réellement, comparés aux douleurs et souffrances du peuple pauvre. »
— Mahienour El Masry, Cellule 8, Dortoir 1, Prison de Damanhur, 10 juin 2014.

Début décembre 2013, Mahie, qui faisait alors partie de l’opposition montante contre les Frères musulmans, participait à une manifestation pacifique devant le tribunal où se tenait le procès des meurtriers du jeune Khaled Saïd [1], affaire qui avait eu un retentissement important au milieu de 2010, et autour de laquelle les groupes politiques de tous bords s’étaient coalisés. Trois années et une révolution plus tard, l’affaire était toujours au tribunal. La manifestation fut vite réprimée sous le couvert d’une récente loi criminalisant les rassemblements. Dans la suite de ces événements, des mandats d’arrêt furent lancés, notamment contre Mahienour. En mai 2014, elle fut condamnée à deux ans de prison ferme, peine commuée en 6 mois, et fut graciée avant la fin de la peine (en septembre de la même année).

De manière encore plus ironique, Mahienour fut condamnée, une deuxième fois, en février 2015, pour avoir protesté contre les Frères musulmans. Elle avait été arrêtée par des membres de la confrérie et transférée, avec d’autres, vers la police. Mahie, qui avait fait partie de la coordination du 30 juin ayant organisé les manifestations contre les Frères musulmans à Alexandrie, fut condamnée à la prison ferme pour avoir manifesté contre ledit mouvement… plus d’un an et demi après que le « Peuple » et l’« Armée » (au pouvoir depuis) ait renversé le régime islamiste ! Elle est aujourd’hui toujours emprisonnée dans des conditions de plus en plus déplorables.

On a beaucoup reproché aux forces révolutionnaires d’avoir pris part aux mobilisations du 30 juin 2013, voire même de les avoir fomentées. N’est-ce pas cela même qui a ouvert la voie à l’intervention de l’armée, au fameux « coup d’État » ? À vrai dire, Mahienour a toujours été consciente de cette possibilité (voire de l’inéluctabilité) de reprise et de détournement de la mobilisation. Alors même qu’elle menait, avec d’autres, le mouvement à Alexandrie, elle sentait bouger autour d’elle les forces de l’ancien régime. Mais, me disait-elle, était-ce une raison suffisante pour accepter l’ordre établi ? Selon la même logique, n’aurait-on pas dû abandonner l’idée même de révolution ? Certains — beaucoup — le pensent, Mahie, elle, refusera toujours cette idée. Le soir même, après cette conversation, faisant passer le temps lent et long du couvre-feu d’août 2013, je repensais à ces paroles de Gilles Deleuze dans son célèbre Abécédaire : « Que les révolutions échouent, que les révolutions tournent mal, ça n’a jamais empêché les gens… ni fait que les gens ne deviennent pas révolutionnaires ! ». Le cynisme rétrospectif, satisfait de lui-même, est à bannir pour Mahie. « Je me révolte, donc nous sommes » penserait-elle sans doute avec Camus.

Aux dernières nouvelles de Mahienour (novembre 2015), on apprenait que les prisonnières avaient accès à l’eau pendant 4h à peine par jour, que la cellule de 30m2 dépourvue de conduit d’aération accueillait désormais 28 prisonnières, que le manque d’espace était tel qu’elles avaient décidé de dormir à tour de rôle. À cela s’ajoute l’interdiction de toute forme de loisirs pour les prisonnières « politiques » : plus d’ouvrages, de fils à coudre, le moins de communication possible avec le monde extérieur, etc.

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« La prison est une miniature de la société. J’ai l’impression d’être en famille. Elles me conseillent toutes de me concentrer sur ma carrière et mon avenir quand je sortirai d’ici. Je leur réponds que le Peuple égyptien mérite mieux, que justice n’a pas encore été faite, et que nous continuerons à essayer de construire un avenir meilleur. À ce moment, nous apprenons la condamnation d’Hosni Moubarak à trois ans de prison pour corruption, détournement de fonds et fraude financière dans l’affaire des “Palais présidentiels”. Rigolarde, je leur demande : quel genre d’avenir espérez-vous pour moi dans une société injuste, une société dans laquelle le régime pense que “Umm Ahmed, qui est en prison depuis huit ans et en a encore six à passer, condamnée pour avoir signé un chèque sans provision, d’une valeur de 50 000 L.E., est considérée comme une criminelle plus dangereuse que Moubarak” ?

On le sait. Certains se souviendront de nous, prononceront nos noms de temps à autres, mentionnant avec fierté qu’ils nous connaissent. En revanche, ces femmes, qui méritent qu’on se souvienne d’elles fièrement, leurs noms ne seront prononcés, au mieux, que dans des petits rassemblements de proches. À bas la société de classe ».
— Mahienour El Masry, Cellule 8, Dortoir 1, Prison de Damanhur, 22 mai 2014.

Je suis, à l’évidence, également coupable de prononcer le nom de Mahienour et de prétendre, fièrement, la connaître. Mais que cela serve aussi, comme elle le souhaite, à faire passer des messages d’espoir et des rappels de priorités. L’espoir, Mahie ne l’a jamais perdu. Elle a toujours été optimiste. En un sens, c’est une véritable croyante. Mais, à l’inverse d’autres, son « idole », c’est le Peuple. Et ça n’est pas un slogan, mais bien une conviction. Que reste-t-il aujourd’hui du rêve qu’elle a fait avec tant d’autres ? Du projet qu’elle a porté (et qu’elle continue à porter) ? On peut se le demander face à la répression indiscriminée qui prédomine aujourd’hui. La révolution de janvier semble désormais bien lointaine, ses hérauts morts, exilés, emprisonnés ou essayant simplement d’oublier.

Post-scriptum

Originaire d’Alexandrie, Youssef El Chazli est sociologue et politiste, doctorant aux universités de Lausanne et Paris 1 et membre du CRAPUL (Centre de Recherches sur l’Action Politique de l’Université de Lausanne). Ses publications sont disponibles en ligne.

Notes

[1Khaled Saïd est le nom d’un jeune alexandrin battu à mort en pleine rue en juin 2010 par deux policiers en civil. Il devient la figure de la lutte contre la torture en Égypte. Une page Facebook sera créée « Nous sommes tous Khaled Saïd », qui appellera à l’organisation de plusieurs manifestations réussies tout au long de 2010. C’est sur cette page que le premier appel à la manifestation pour le 25 janvier 2011 est lancé, en coordination avec le mouvement du 6 avril et d’autres mouvements politiques. Mi-janvier 2011, 300 000 personnes suivent l’actualité du groupe. À la fin mars 2011, la page a été consultée plus d’un milliard de fois, plus de 11 millions de commentaires ont été postés et plus d’un million de personnes sont membres du groupe.