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Moi, ça me dérange Anatomie d’une voix et lutte pour la vérité

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Moi, ça me dérange

« J’ai vu mon frère mourir assassiné par la police fasciste. Des dizaines d’autres Arabes ont été assassinés. On les jette dans la Seine et on entend les racistes dire que les Arabes s’entretuent. En réalité tous ces frères sont victimes des racistes. Si nous, les Arabes, on ne fait rien, comment voulez-vous que les Français se rendent compte de quelque chose ? Si on s’unit, alors les Français viendront avec nous, parce que ce qu’on demande, c’est la justice. On veut que, chaque fois, la vérité se fasse. Les racistes mentent, et nous, nous luttons pour la vérité. » Lutter pour la vérité contre la violence raciste d’État, c’est ce à quoi s’employait notamment la Voix des Travailleurs Arabes [1] dans laquelle s’exprimait Fatna Diob suite à l’assassinat de son frère, Mohamed Diob, au commissariat de police de Versailles le 29 novembre 1972.

Dans cet éditorial de janvier 1973, c’est la permanence de la violence de l’État policier raciste qui scande son propos. Du massacre d’octobre 61 à l’assassinat de novembre 72 et après, la poursuite des mêmes politiques racistes. Une même idéologie sous-tend les crimes dont les victimes sont en dernière analyse jugées responsables. « Les Arabes s’entretuent ». Ou comme le dira Saadia, lycéenne interviewée dans Sans frontière  [2] en mai 1979 : « Ouais, les Arabes, ils sont comme ça, c’est normal, qu’on soit raciste, ils sont pourris. » Rien de plus typique que ce mécanisme de la violence inversée de l’agression raciste : la victime est cause de l’agression dont elle est la victime.

Alors que l’on fête tristement les 12 ans de la loi dite « sur le voile à l’école », ce mécanisme raciste est omniprésent dans les discours sur l’islam et sur les femmes voilées en particulier. « Moi, les femmes voilées, ça me dérange » « Je me sens agressé.e » « Ça me renvoie une image de la femme que je ne supporte pas et contre laquelle d’ailleurs je me suis battue ». Pas sûr que les racistes mentent, comme le disait Fatna Diop. Peut-être expriment-ils au contraire une vérité déformée, inversée mais pourtant juste de la réalité des rapports sociaux. Prenons au sérieux la recommandation de la Voix de janvier 73. Combattre le racisme sous toutes ses formes, aujourd’hui combattre l’islamophobie, c’est lutter pour la vérité. Décortiquons un peu ce qui se dit dans ces phrases bien trop banales qui commencent par « moi ça me dérange... » Que veut-on dire par ces paroles et que dit-on réellement ? D’où viennent-elles et quels sont leurs effets ?

Premier présupposé, « Moi, je dis ce que je ressens » : du droit universel de se fier aux ’’sentiments’’ mais à certains plus qu’à d’autres.

Dire « moi, ça me dérange les femmes voilées », c’est affirmer une opinion quant à l’apparence d’un autre individu, c’est témoigner d’un sentiment personnel. Mais quel est le sens politique, la valeur d’une telle affirmation ? En général, la réponse est simple : c’est au nom de la liberté d’expression et pour sa défense. C’est vrai qu’il faut en user pour ne pas qu’elle s’use. Mais il est étonnant de s’offusquer de la liberté d’expression des autres – en l’occurrence des femmes voilées – au nom de la liberté d’expression. On se souvient de ces déclarations après les attentats qui (nous) enjoignaient à boire en terrasse et à porter des mini-jupes. Comme si la liberté d’expression était moins menacée par certaines injonctions que par d’autres. Dire qu’on est dérangé par les femmes voilées ce n’est pas la même chose qu’affirmer une croyance, c’est dénier à l’autre la légitimité de la sienne. C’est déjà défendre la valeur politique de son discours, ouvrir la possibilité de mesures dont on estime qu’elles doivent être prises : l’interdiction du voile dans les lieux publics par exemple. Pour avoir une position cohérente en disant « moi ça me dérange », il faut donc considérer que notre propre sentiment a plus de valeur que celui qui est ciblé par notre accusation. Pourquoi lui accorder ce surcroît de légitimité ?

Deuxième présupposé, « Elles font ce qu’elles veulent, je suis pour la liberté d’expression, mais chez elles, pas sous mon nez, pas chez moi » : du droit universel à faire de nos sentiments des discours mais en certains lieux et pas en d’autres.

Voilà, on y est. Le présupposé de tout ça, c’est que tous les discours ne se valent pas. Les discours des uns, qui seraient chez eux, et les discours des autres, étrangers. Les plus maladroits de vos interlocuteurs se justifieront en invoquant leur appartenance de premier ordre à la nation. Les plus habiles vous diront que « c’est pas raciste, chez eux, ça désigne pas leur pays, non bien sûr, mais leur foyer, leur espace privé  ». Dans le monde merveilleux de la liberté d’expression certains doivent rester chez eux pour exprimer doucement, sans faire de bruit, ce que les autres peuvent exprimer bien fort, partout, jusque devant la porte des premiers. L’espace public est laïque précisément parce qu’il accepte l’expression de toutes les croyances « mêmes religieuses » (comme le concédait si bien la Déclaration de 1789). Dans les discours sur l’offense personnelle que serait le port du voile pour ceux et celles qui ne le portent pas, il s’agit donc d’imposer une « neutralité au public  » (Tévanian) plutôt que de respecter la neutralité de l’espace public. Mais cette neutralité s’impose au public de manière différenciée : ceux qui appartiendraient au corps légitime de la nation et les autres. Aux premiers, le droit d’exprimer ce qu’ils pensent, aux seconds le droit de se taire ou de s’exprimer ailleurs.

Troisième présupposé, « Je me sens agressé(e), c’est moi la victime » : du droit universel de résister à ’’l’oppression’’ mais seulement pour les oppresseurs.

En affirmant que le voile agresse, on prétend être en position de victime et on place les femmes voilées – les musulmans en général – en position d’agresseurs et de menaces. Quelles menaces ? La menace prosélyte d’abord. L’expression des convictions – confessionnelles musulmanes – aurait un effet contagieux immédiat. D’une part, cela revient à dire que l’expression de certain-es menacerait la liberté des autres puisqu’elle serait porteuse d’une force de persuasion apparemment inéluctable. D’autre part, cette croyance serait dangereuse en elle-même (sinon pourquoi y résister ?). Le danger premier découlant de cette croyance serait l’asservissement de « la » femme. Opposée à la femme occidentale libre, la figure de la femme musulmane renverrait à une oppression de genre caractéristique des indigènes. Le retournement confine ici à la parodie. La défense de la liberté des femmes au nom d’un modèle déterminé de la femme occidentale, passe par la privation des femmes musulmanes de toute liberté, et on voile par là-même toutes les oppressions de genre qui peuvent exister hors de l’islam. Le signe de ce retournement apparaît dans la fétichisation du voile comme symbole porteur d’une signification univoque. C’est faire acte de foi ou de théologie que de vouloir assigner à un symbole une signification unique hors de laquelle les pratiques seraient idolâtres ou hérétiques. Au nom de la critique de la religion et de la lutte pour la libération des femmes, on s’érige en théologien et en chantre d’une liberté imposée où les femmes musulmanes ne pourraient pas s’émanciper elle-même.

« Moi ça me dérange » est, de ce point de vue, une interpellation. Le dire suppose d’énoncer un sujet grammatical, qui constitue en sujet, par cette énonciation même, celles et ceux qu’ils désignent. Les femmes voilées, en tant que sujets essentialisés par le discours qu’on porte sur elles, apparaissent alors comme une menace pour celles et ceux qui ont formé la catégorie raciste « des femmes voilées ». Une menace pour l’identité. En tant que sujet fantasmé du discours raciste, elles présentent un danger pour le sujet, non moins fantasmé, de la femme non voilée.

À celles et ceux que ça dérange, plusieurs réponses sont possibles et notamment celle de Laurent, militant anti-raciste de longue date qui rétorque que ce qui le dérange, lui, c’est ce qu’il y a dans la tête des islamophobes. À celles et ceux qui entendent limiter la liberté de certain-es au nom de la liberté, il faut rappeler l’héritage historique des luttes pour l’émancipation : « Ne me libère pas, je m’en charge ».

Post-scriptum

Illustration : Léna Burger
la suite le 12 juin ! « Nous sommes tou.te.s des casseur.ses »

Notes

[1La Voix des Travailleurs Arabes était le journal du Mouvement des Travailleurs Arabes, fondé en 1972 dans le prolongement des Comités de soutien à la révolution palestinienne (dits ’« Comités Palestine »). Influencé par le marxisme, notamment maoïste, et le nationalisme arabe, le MTA était une organisation politique indépendante des organisations traditionnelles de la gauche blanche et des autorités des pays arabes. Mouvement anti-colonial, il fut très actif dans les luttes contre les expulsions et dans la grève des loyers des foyers Sonacotra en 1976

[2Sans frontière est un journal des luttes de l’immigration qui fut fondé en 1979 par Saïd Bouziri, ancien militant du MTA.