Vacarme 75 / Courage

inceste, combattre entretien avec Catherine Perelmutter

Seules 30% des victimes d’inceste portent plainte (sondage Ipsos 2010). Pourquoi leur est-il si difficile d’entamer une procédure judiciaire ? Les obstacles sont de tous ordres, et différents pour chacune et chacun. Un point commun cependant : l’inadaptation du temps judiciaire au temps du traumatisme, qui échappe au temps chronologique. En moyenne, la révélation du crime intervient seize ans après les faits, et dans un quart des cas, elle a lieu plus de vingt‑cinq années après. Une durée qui dépasse largement le délai de prescription de dix ans après la majorité de la victime. Écho du rapport de la société à l’inceste — l’un de ses tabous fondateurs —, le parcours judiciaire n’apporte pas toujours, ou pas tout de suite, la réparation attendue. Catherine Perelmutter, avocate spécialisée dans la défense des victimes d’inceste, nous raconte ce « parcours du combattant ». Elle nous donne sa vision du courage qu’il requiert. Un regard de juriste, qui commence au moment où ses clients passent le pas de sa porte, et s’arrête à la fin de la procédure judiciaire.

Est-ce que vos client·e·s vous expriment des peurs, avant de porter plainte ?

En général, quand elles viennent me voir, elles sont assez déterminées. Elles sont prêtes à faire cette démarche judiciaire. Elles ont beaucoup réfléchi, elles savent que ce n’est pas anodin de franchir le seuil d’un cabinet d’avocat, que c’est une décision importante. Elles ont déjà passé une première épreuve, qui est celle de la révélation, à un tiers, mais aussi à soi-même. Il faut du courage pour admettre que l’inceste que l’on a vécu, parfois très jeune, n’est pas quelque chose de normal.

Les victimes se sentent coupables de ce qui est arrivé, elles pensent qu’elles ont participé à cette infraction et portent donc une culpabilité qui n’est pas la leur. Une fois cette culpabilité dépassée, le dépôt de plainte est plus facile.

J’ai le sentiment que c’est vital. C’est une démarche de courage et de vitalité. Quand on a subi l’inceste, on ne veut pas être réduit à ce qu’on a vécu, on veut vivre autrement. Alors j’informe mes client·e·s, je leur dis que ça va être dur. Je n’en ai jamais vu aucun·e faire marche arrière.

À quoi une victime d’inceste qui entame une procédure judiciaire doit-elle s’attendre ?

Si elle est bien accompagnée, la procédure judiciaire n’est pas un traumatisme. C’est l’inceste qui est un traumatisme. Le parcours judiciaire est compliqué, c’est un parcours du combattant, mais l’audience elle-même peut être un grand soulagement. Évidemment, je ne parle pas des cas d’acquittement ou de relaxe qui peuvent être une épreuve extrêmement difficile. Il a fallu faire preuve de beaucoup de courage et tout s’effondre. Une de mes clientes a fait une tentative de suicide après une ordonnance de non-lieu qu’elle avait vécue comme un anéantissement. Mais à ce moment-là, l’avocat a un rôle à jouer et peut expliquer à la victime que certaines personnes l’ont crue et qu’elle n’est pas toute seule à porter sa parole. La procédure participe ainsi d’un travail de reconstruction.

Vous avez parlé d’un parcours du combattant, pouvez-vous en détailler les étapes ?

Une fois la plainte déposée, commence l’enquête de police avec l’audition du ou de la plaignant·e, le recueil des témoignages de l’entourage, éventuellement l’organisation d’une confrontation avec l’auteur des faits qui est à ce stade présumé innocent. Les résultats de l’enquête sont transmis au procureur de la République, qui peut soit classer l’affaire soit décider de poursuivre. Car dans ce dernier cas, l’affaire est transmise à un juge d’instruction, car elle nécessite des investigations, d’autant plus que l’agresseur avoue rarement. L’instruction est une épreuve car deux logiques s’affrontent, la logique judiciaire fondée sur la présomption d’innocence qui veut qu’on ne condamne pas un homme sans preuve, et la logique de la partie civile qui ne comprend pas pourquoi sa parole est parfois mise en doute. Il est important que l’avocat prépare la victime à la neutralité du juge. Il est également difficile de parler au juge, qui est plus ou moins empathique et incite plus ou moins à parler.

Une fois l’instruction terminée — ce qui peut prendre un an ou deux — le juge d’instruction peut soit rendre une ordonnance de non-lieu, soit transmettre l’affaire au tribunal correctionnel ou à la cour d’assises.

On s’aperçoit donc qu’à chaque stade, la procédure peut continuer ou s’arrêter. Et au tribunal, ce sera la même chose. Il peut y avoir une décision d’acquittement ou une décision de culpabilité suivie d’une condamnation.

Comment caractériseriez-vous leur courage ?

Je dirais que ce courage réside principalement dans la remise en question. Quand on dépose plainte, il y a une totale remise en question, à la fois de son histoire, mais aussi de celle de la famille. Souvent, il y a des alliances dans la famille : certains se mettent du côté de la victime et d’autres contre. C’est comme une sorte de bombe qui arrive. D’une certaine façon, on dit au monde (parce que le judiciaire, c’est ça aussi, dire au monde) ce qui s’est passé dans sa propre famille, on dénonce sa propre famille, ce n’est pas rien. Tous ceux et toutes celles qui portent plainte sont, selon moi, incontestablement très courageux·ses.

« C’est une démarche de courage et de vitalité. Quand on a subi l’inceste, on ne veut pas être réduit à ce qu’on a vécu, on veut vivre autrement. »

Concrètement, on imagine que l’un des moments les plus difficiles pour la partie civile, c’est lors de la confrontation avec l’auteur présumé ?

On a fait des progrès ces dernières années dans l’organisation de ces confrontations. En général, on essaie de ne pas installer la victime et l’auteur présumé à la même hauteur. On les fait assoir à des places différentes pour éviter que leurs yeux se croisent. Les victimes d’inceste parlent souvent du regard, des yeux de leurs agresseurs et de leur emprise. Parfois, on utilise la visio-conférence, comme dans l’Affaire Outreau, ce qui permet que victimes et auteurs présumés ne soient pas côte à côte. Cela dit, les cabinets des juges d’instruction ne sont pas immenses et je me souviens d’une cliente qui était très près de son agresseur lors d’une confrontation, car il n’y avait pas de place.

Lors d’un procès, vous avez déjà vu un auteur demander pardon et reconnaître les faits de manière authentique ?

Souvent, les plaignant·e·s recherchent la reconnaissance de ce qui leur est arrivé. Ils.elles ne veulent pas la condamnation de l’accusé à des années de prison, mais qu’il demande pardon et qu’il reconnaisse ce qu’il a fait. Mais c’est pratiquement impossible, c’est même illusoire, car les auteurs reconnaissent rarement les faits au cours de la procédure judiciaire.

En général, quand il n’y a pas de preuves, les auteurs ont toujours intérêt à nier et à se défendre jusqu’au bout, car il y a plusieurs années de prison à la clef. L’aveu est très risqué car c’est une preuve... donc, d’un point de vue judiciaire, les auteurs ont intérêt à nier.

Parfois, ils minimisent, c’est-à-dire qu’ils ne reconnaissent pas le viol, mais l’agression sexuelle, parce qu’ils savent que la peine est moins forte. Quand on a réussi à prouver la culpabilité de l’auteur, il reconnaît parfois les faits. Mais on peut douter de son authenticité, car c’est sa dernière carte. C’est un peu tard.

Une des particularités des affaires de viol et d’inceste est justement cette difficulté d’apporter des preuves...

La preuve est le problème le plus épineux dans ce type d’affaires. Grâce à des études scientifiques, on sait maintenant qu’un certain nombre de symptômes (anorexie, tentative de suicide...) peuvent accréditer la thèse de l’inceste. On essaie ainsi de recouper plusieurs indices ou d’utiliser des confidences indirectes, c’est-à-dire de recueillir le témoignage de gens à qui la personne s’est confiée. Ensuite, on va confronter tous ces indices et voir l’attitude du mis en examen, sachant, comme je vous le disais, que la plupart n’ont pas intérêt à avouer.

Est-ce que malgré ces difficultés, les personnes n’ont pas de plus en plus les moyens d’identifier des cas d’inceste ou de viol ?

Oui, les gens sont mieux informés. Mais certaines personnes pensent encore que ce sont dans les milieux défavorablement connus de la justice ou plus précaires que l’on recense le plus ces infractions. Or, elles touchent tous les milieux. Il y a aussi des incestes dans les milieux très bourgeois. Je dirais que c’est plus caché dans les milieux bourgeois, où les familles ne sont pas suivies par les services sociaux, et où ces crimes ne sont donc pas détectés.

Il est très important que la société se saisisse de ce fléau, car tout ce qui est reconnu par la société pèse ensuite moins sur les épaules de la partie civile. C’est comme une reconnaissance historique.

Ce qui reste problématique, ce sont les révélations d’inceste au moment des séparations. Les juges mettent souvent en doute la parole de la mère qui a révélé l’inceste, ils pensent qu’elle veut écarter le père. Quant aux pères/auteurs, ils avancent souvent que l’enfant est aliéné par la mère. Alors qu’en réalité, quand il y a une séparation entre les parents, c’est beaucoup plus facile pour l’enfant de dénoncer, puisque le père est loin.

Qu’en est-il de l’évolution de la législation ?

En 1997, à la suite de la tentative de suicide d’une de mes clientes dont le procès s’était terminé surune ordonnance de non-lieu, j’ai écrit un article dans Libération qui s’appelait « L’inceste doit être imprescriptible ». J’y défendais l’idée qu’à défaut de meilleure solution pénale, l’inceste devrait être déclaré imprescriptible. Je pensais à une autre solution, que je ne détaillais pas alors, qui était la suspension de la prescription. Comme il y a des cas d’amnésie liés à l’inceste, je me disais qu’il serait intéressant de suspendre la prescription pendant le temps de l’amnésie. L’idée était inspirée de la suspension de la prescription pour l’abus de confiance, cas dans lequel le point de départ de la prescription part du jour de la découverte de l’abus de confiance.

Dans cet article, je constatais aussi que le mot inceste n’était pas inscrit dans le code pénal. Françoise Dolto, que j’ai beaucoup lue, disait que ce qui faisait traumatisme, c’était ce qui n’était pas dit. Raison de plus pour faire apparaître le mot « inceste » dans le code pénal. J’ai donc proposé l’inscription de l’inceste. Au début, quand je l’ai écrit en 1997, on me regardait bizarrement, certains trouvaient même ça excessif. Puis, en 2000, l’Association internationale des victimes d’inceste a repris ces idées. Et, en fin de compte, c’est devenu évident que le terme soit inscrit dans la loi.

Finalement, qu’est-ce qui vous semble le plus marquant dans le courage d’une victime d’inceste ?

C’est un courage particulier, car il faut revisiter son histoire avec ses propres mots et non avec ceux de l’auteur, qui ont été imprimés dans sa tête. Je crois que tout le monde n’est pas capable de cette remise en question. Même 30 ans ou 40 ans après, certain·e·s n’arrivent pas à remettre en cause ce qu’ont fait leurs parents, car ce serait risquer un effondrement. Pour y arriver, il faut vraiment se faire confiance et faire tout un cheminement. C’est peut-être ça le courage. Et peut-être qu’il vient de l’espoir d’avoir une autre vie, pas entièrement marquée par l’inceste. Car l’inceste enferme une personne dans ce qu’elle a subi et ne lui laisse pas d’avenir. L’inceste, c’est tout le contraire de l’avenir et de l’espoir. On est enfermé dans une génération qui n’est pas la sienne, et on n’a pas accès à sa génération, à sa vie.

Je crois que ce qui compte dans un traumatisme, quel qu’il soit, c’est que la personne puisse se remettre dans la société des humains dont elle est exclue du fait du traumatisme, et qu’elle ne soit plus considérée comme un objet. On parle beaucoup de réinsertion des condamnés mais il y a aussi la réinsertion des victimes. Si la victime a l’espoir d’une autre vie, elle va être pleine de courage.

Post-scriptum

Avocate au barreau de Paris, Catherine Perelmutter défend les victimes de violences conjugales, de viol, d’agressions sexuelles et d’inceste. Dès 1997, elle a attiré l’attention sur les problèmes particuliers posés par la prescription en cas d’inceste et a réclamé son inscription dans le code pénal.