Vacarme 75 / Courage

principe courage Un Condamné à mort s’est échappé

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Le désir d’être libre prend des habits multiples pour le prisonnier têtu, ancien résistant pris au piège d’une prison nazie. Habits de l’homme patient qui déchire une porte de bois avec une cuillère aiguisée comme un couteau, habits de l’impatient qui préfère faire confiance à un inconnu égaré politiquement plutôt que renoncer. Dans tous les cas celui qui ne renonce pas redonne courage à tous les autres. Le courage de quoi ? De rester humain, à la hauteur de ce simple désir-là, de ce principe courage.

François Truffaut disait du lieutenant Fontaine, protagoniste d’Un Condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson (1956) : « Ce n’est pas le courage qui l’incite à s’évader, mais l’ennui, l’oisiveté ; une prison est faite pour s’en évader et, de toute façon, notre héros ne doit sa réussite qu’à la chance. » [1] Cette remarque est fausse. Pour s’évader, il faut justement le courage, cette force de caractère d’un individu face à une souffrance physique ou morale — très présente dans l’œuvre de Robert Bresson. Sa puissance réside dans la représentation de la volonté contre un monde aliénant et coercitif. Ce courage apparaît dans des paroles discrètes que s’échangent les personnages. Il se trouve aussi bien « tracé d’une main féminine sur le papier » du paquet transmis à Fontaine que dans l’attitude même de certains prisonniers, qui en font preuve ou justement en manquent. Si dans ce film « le vent souffle où il veut » [2], c’est parce que le courage le rend possible.

Or, cette notion, depuis Le Lachès de Platon, n’est pas aisée à expliciter. On pourrait penser que, face à la difficulté de définir le courage, il est tout aussi complexe de le représenter. Pourtant, en adaptant au cinéma le récit autobiographique d’André Devigny l’année même de sa publication, Bresson propose de représenter et de réfléchir sur les différentes manières de lutter contre un ordre qui n’est pas reconnu comme légitime, à savoir celui de l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Il réussit à montrer les différents visages du courage face à un système carcéral tyrannique. Les thèmes de la lutte contre le système, la tension des protagonistes pour se dégager de celui-ci, la volonté d’un individu d’accéder à sa libération parcourent l’œuvre du cinéaste. En cela, Un Condamné à mort s’est échappé illustre particulièrement ce que peut être le courage chez Bresson, car il y est la condition de la résistance des prisonniers, ainsi que de leur désir de liberté.

courage, fuyons !

Ce film raconte comment, durant la Seconde Guerre mondiale, le lieutenant Fontaine réussit à s’échapper de la prison Montluc grâce une volonté implacable, l’entraide entre ses camarades et un courage immense. L’histoire du seul Fontaine est un récit de courage par la résistance et la volonté de s’échapper. Mais, les autres détenus comme le pasteur Deleyris, Orsini, Blanchet, Jost, Terry, etc. sont aussi mus par le courage. Il faut considérer comment ce dernier s’incarne de manière différente dans chacun des personnages, car c’est un effort à chaque fois unique.

En effet, le film montre différentes formes d’émergence du courage. Ainsi Terry accepte de risquer sa vie et celle de sa fille pour faire passer des lettres à l’extérieur. Ou Deleyris persiste à exercer sa fonction de guide spirituel malgré l’interdiction de communiquer. Le premier accepte, par un courage altruiste, de courir le risque de perdre le peu qu’il a pour servir les autres. Le courage du deuxième se traduit dans sa détermination à apporter du réconfort par l’intermédiaire de sa foi. Pourraient s’ajouter à eux le vieux Blanchet qui avait eu le courage d’essayer de se suicider, Jost acceptant de suivre Fontaine, etc. Les prisonniers sont tous courageux, chacun à leur manière. À environ une demi-heure de film, alors que les détenus profitent du moment de la toilette pour discuter, le pasteur Deleyris, répondant à Orsini, déclare : « Je disais que vous êtes le courage même ». Mais Orsini étant passé hors champ, cela connote une adresse à tous les détenus. Du simple mot sur le papier du colis à l’éloge du caractère d’Orsini par le pasteur, le courage est présent partout, il est la volonté du résistant de s’échapper, la foi du prêtre de rester intègre, l’audace de Fontaine de conserver son crayon, le sacrifice spontané des vêtements et des couvertures pour en faire des cordes, etc. Seul face à l’oppression et la violence de l’autorité, chacun en développe une forme spécifique.

C’est ainsi que tous les personnages, dans la diversité de leur courage, accèdent à la liberté par l’intermédiaire de Fontaine. Cette idée est particulièrement illustrée dans le dernier plan : le travelling s’arrête et laisse les personnages suivre la ligne de fuite tracée par la barrière alors que doucement le jour se lève, qu’un nuage de fumée envahit l’écran et que l’extrait de la Messe en ut mineur de Mozart glorifie cette dernière image. Fontaine et Jost perdent leur identité pour devenir avant tout des symboles de la victoire des captifs. Ensemble, ils créent un être-en-commun permettant l’évasion du résistant. Alors que l’homme seul est limité, comme le montre l’entraide de Jost et Fontaine durant l’évasion, le groupe lorsqu’il tend vers le désir commun de liberté peut vaincre grâce à l’impulsion du plus résolu d’entre eux. En choisissant de rester intègre, de lutter pour la liberté, ou dans sa volonté de ne pas se soumettre à l’ordre, chacun incarne à sa manière le processus de révolte d’individus face à une autorité violente, illégitime et opprimante. Bresson montre ici la détermination de diverses individualités à se jouer de l’ordre carcéral oppresseur. Le courage est dans ce film une fermeté d’âme, il s’incarne toujours différemment, mais il sert à chaque fois un même désir, la liberté.

de la nécessité du courage

Aussi diverses que soient les formes que peut avoir le courage dans le film, il importe donc d’en faire valoir le principe. L’œuvre du cinéaste se fonde avant tout sur une volonté de présenter l’essence humaine, qui ne se dévoilerait que dans la liberté et la vérité de l’individu, donc détachée des contraintes humaines. Bresson pense un idéal humain vers lequel il faut tendre, qui, dans son optique mystique, permet d’échapper à la communauté des hommes et potentiellement d’accéder à Dieu. Les personnages bressoniens tentent tous de se débarrasser de leurs entraves pour être libres tels qu’ils le désirent.

Pour Bresson, il importe de partir du corps pour accéder à la représentation d’idéaux propres à son humanisme et au jansénisme qu’on a souvent fait valoir dans son œuvre. « Et ce n’est pas parce que la vidange des tinettes dans Un Condamné à mort s’est échappé se fait sur de la musique de Mozart qu’elle perd quoi que ce soit de son “réalisme”, même si elle en reçoit une signification nouvelle. » [3] L’œuvre de Bresson s’attache au réel, c’est-à-dire à l’appréhension de ce qu’est l’humain pour pouvoir faire signifier le sens ou le non-sens de l’existence. Ses films explorent la tension de l’humain pour se dégager de ses carcans socioculturels et toucher ce qui constitue l’humanité. Ses personnages tendent avec énergie et volonté à un dépassement de leur condition. La société des hommes est à l’image du fort Montluc, une prison oppressante où les bourreaux n’ont pas de visage, mais seulement des morceaux de corps menaçants, des ombres et des voix autoritaires. De cette anonymisation découle le sentiment de découverte de rouages d’un système social aliénant. Face à ce dispositif carcéral, on trouve les dominés, qui souffrent les affres d’un ordre contraignant et injuste comme le montrent la sévérité des peines pour la possession d’un crayon, l’emprisonnement de Blanchet, ou l’arrestation de Deleyris au pied de l’autel. Contre la machine de domestication, Bresson nous montre de véritables humains, ayant le courage de souffrir et de risquer leur vie pour leur liberté.

Paul Louis Rossi, dans son article « L’arbitraire », écrit : « C’est donc cela qu’il faudrait formuler, chez Robert Bresson, chaque geste d’amour est ébauché au prix d’une conquête ou d’une renonciation. Ce n’est pas le but, il est cet état où l’on peut arriver seulement après l’épreuve. Mais l’ayant fixé si haut, l’amour est comme le salaire exorbitant à quoi nul ne peut prétendre, sauf de faire d’abord la preuve de son mérite, par courage, par infamie, par volonté, par orgueil ou par abnégation. » [4] Ce que Paul Louis Rossi désigne comme amour nous apparaît comme étant plus largement la béatitude de l’homme dégagé des contraintes sociales, de l’homme libre. Mais ce désir, partagé par tous les prisonniers, a un prix. Il se gagne par une incroyable détermination, un courage sans borne et des sacrifices. Cela peut se voir dans la tentative d’évasion d’Orsini, en particulier le plan où il s’élance en courant à travers la cour, alors que le cadre s’attarde sur Fontaine regardant son camarade tenter sa chance. Cette fuite prend toute sa force grâce au son de la course et à la musique de Mozart, mais aussi parce que, pour un instant, Orsini s’est échappé du cadre de l’image, ainsi que des griffes des geôliers. Or, Orsini sera rattrapé et fusillé. Cet échec ajoute une autre condition au prix exorbitant de la liberté, celle de la prédestination. Chez Bresson, et en particulier dans Un Condamné à mort s’est échappé, si beaucoup ont le courage de tendre vers la liberté, seuls de rares élus y accèdent. Ainsi, comme le fait remarquer Blanchet après l’échec de l’évasion d’Orsini : « Il aura fallu qu’Orsini rate pour que, toi, tu réussisses. »

Néanmoins, cette audace est essentielle à l’homme pour dépasser sa condition. La foi chez Bresson n’induit pas une soumission à la volonté divine, mais que l’opprimé pousse ses efforts encore plus loin, qu’il ait le courage de conquérir son but. L’œuvre de Bresson, aussi mystique soit-elle, n’est pas un éloge d’un dieu tout puissant, elle montre la force d’individus ayant foi en l’humain. On peut en cela remarquer que le vieux Blanchet ne prend vraiment consistance qu’au moment où il accepte de croire en Fontaine. Le courage de lutter est ainsi contagieux, il se transmet sous forme d’un mot tracé par une prisonnière, par l’admiration des détenus pour l’attitude d’Orsini après la trahison de sa femme, mais aussi par la transmission en morse du Chant des bataillonnaires à un futur fusillé. Alors que l’autorité en vigueur tente d’imposer le silence et la solitude, les prisonniers ont la ténacité de communiquer et de se soutenir. S’exprimer est à la fois un acte de courage et d’union, aussi bien pour celui qui parle que pour celui qui écoute. Du mot découle l’union essentielle des corps. Cette nécessité de l’union dans le courage se remarque dans le lien entre Fontaine et Jost. Lors de l’arrivée de Jost dans la cellule, leur relation débute par une confrontation par les mots et les regards à la recherche de la vérité. Elle bascule dès l’instant où Fontaine fait le pari de tout dévoiler à Jost. Elle aboutit lors de l’évasion à la recomposition de leurs corps en un seul par l’image.

Comme le dit Ayfre : « C’est là qu’est pour toi la liberté. En toi et autour de toi, dans ton univers d’homme. » [5] L’évasion réussie est avant tout une victoire et une affirmation de l’existence d’une communauté spirituelle [6]. Le film illustre la communion d’individus dans le courage pour accomplir l’impossible, en l’occurrence fuir l’oppresseur et la mort. De par leur propension à communiquer, ainsi qu’à accepter le sacrifice nécessaire, les détenus se présentent comme dignes de Dieu. En 1984, Michel Foucault affirmait : « Il y a des hommes vigilants pour être persuadés, convaincus, ou en tout cas pour être rappelés à la vérité de la leçon évangélique par le courage de ces parrèsiastes que sont les martyrs. Le martyr, c’est le parrèsiaste par excellence. Et, dans cette mesure, vous voyez que le mot parrêsia se réfère à ce courage que l’on a en face des persécuteurs, courage que l’on exerce pour soi-même, mais que l’on exerce aussi pour les autres et pour ceux que l’on veut persuader, convaincre ou renforcer dans leur foi. » [7] Au prix d’un courage immense, la liberté de l’un est le salut de tous.

le vent souffle où il veut

Mais, pourquoi ce désir de liberté dévoile-t-il quelque chose du cinématographe, c’est-à-dire des principes bressoniens sur sa manière de faire du cinéma ?

La foi chez Bresson, aussi mystique soit son œuvre, n’est pas autre chose qu’une foi en l’humain et en sa force.

Un Condamné à mort s’est échappé incarne une tension vers la liberté qui se trouve au cœur même de la pensée de Bresson. « Ne pas tourner, dit-il, pour illustrer une thèse, ou pour montrer des hommes et des femmes arrêtés à leur aspect extérieur, mais pour découvrir la matière dont ils sont faits. Atteindre ce “cœur du cœur” qui ne se laisse prendre ni par la poésie, ni par la philosophie, ni par la dramaturgie. » [8] Pour Bresson, le cinéma est avant tout une exploration d’un monde inconnu, une révélation du réel, un dépassement de toutes les limites que peuvent avoir les autres arts. À l’image de Fontaine, il convient d’accéder à un dépassement du cinéma et des limites restreintes de l’être humain. Cette idée de transcendance est omniprésente dans la pensée bressonienne, et se couple avec son inspiration racinienne et pascalienne. Ainsi, en début de film, la promesse de Bresson de donner l’histoire comme elle est lui confère aussi la stature du cinéaste ayant le courage de la vérité. À l’instar de Fontaine, l’art cinématographique doit avoir le courage de se débarrasser des contraintes qu’impose le cinéma commercial.

Il y a chez Bresson un désir de liberté et de transcendance, aussi bien pour ses personnages que pour son art. Au moyen d’une écriture par des images en mouvement et des sons, Un Condamné à mort s’est échappé permet d’aller explorer l’essence de l’humain, du moins de tendre vers celle-ci et dépasser ce monde de domination et de violence. La vérité de Bresson réside dans la foi envers Dieu, mais un dieu objectif transcendant à l’homme. L’exploration du courage comme condition de libération, modulée sous diverses formes grâce ici aux différents personnages, l’est aussi dans l’ensemble des autres films du cinéaste. Les personnages bressoniens sont mus par une implacable volonté de se dégager de leur condition, souvent celle de l’opprimé. Cela se voit entre autres dans les regards tenaces et perçants de Fontaine, qui ponctuent le film. Le courage chez Bresson, et en particulier dans Un Condamné à mort s’est échappé, est un des principes essentiels de révolte pour le dépassement de sa condition. « Mes personnages me ressemblent dans la mesure où ils épousent ma façon de voir, de sentir. » [9] disait le cinéaste. Courage d’un acte de création, mais aussi d’un dévoilement de lui-même par le biais de ses films.

Bresson propose ici un discours universel sur le monde. Un Condamné à mort s’est échappé invite à réfléchir sur la force de la détermination, et le courage d’aller jusqu’au bout de sa volonté et de ne pas se soumettre. C’est un film sur le courage de quitter la misère, l’oppression et la vanité de la société pour tendre là où l’homme est véritable, où il est libre.

Post-scriptum

Aymeric Pantet travaille actuellement à une thèse d’Histoire et sémiologie du texte et de l’image sous la direction d’Éric Dufour, au laboratoire CERILAC.

Notes

[1Un Condamné à mort s’est échappé (deuxième article) » in François Truffaut, Les films de ma vie, Flammarion, 1975, p 217.

[2Sous-titre du film, tiré de la Bible, Jean 3:8.

[3L’univers de Robert Bresson » in Amédée Ayfre, Conversion aux images ? : Les images et Dieu, les images et l’homme, Éditions du Cerf, 1964. p. 259.

[4Paul Louis Rossi, « L’arbitraire » in Collectif, Robert Bresson, Ramsay poche cinéma, 1989, p.26.

[5L’univers de Robert Bresson » in Amédée Ayfre, Conversion aux images ?,op. cit. p. 273.

[6Chapitre II : l’expérience du temps dans la religion » in Christophe Bouton, Temps et esprit dans la philosophie de Hegel : de Francfort à Iéna, Vrin, 2000, p. 267.

[7Leçon du 28 mars 1984 » in Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres : Tome 2, Le courage de la vérité - Cours au Collège de France, Seuil, 2009, p. 302.

[8Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1995. p. 48.

[9Un Condamné à mort s’est échappé » in Robert Bresson, Mylène Bresson et Pascal Mérigeau, Bresson par Bresson : Entretiens (1943-1983), Flammarion, 2013, p. 64.