Vacarme 76 / Ouverture

ce que déplace Nuit debout

ce que déplace Nuit debout

La revue Vacarme aime être debout. Elle aime aussi se déplacer et les déplacements. Nous ne voulons pas parler de Nuit debout, mais parler avec Nuit debout. C’est pourquoi nous étions présent-e-s le 16 mai à République à partir de 18 heures et proposions à tou-tes celles et ceux qui le voulaient de venir participer à la rédaction du texte collectif qui ouvre ce numéro.

Derrière TVdebout, on a posé deux bâches bleues. Il y a du monde tout de suite : assis et debout également. On est en cercle. Il y a deux ordinateurs pour écrire ce qui se dit. Ça ressemble à un comité de rédaction de Vacarme, mais on est dehors avec d’autres. Sur deux cartons, en lettres rouges dont la peinture n’est pas tout à fait sèche, est écrit : « Que déplace Nuit debout ». Sur l’un des cartons, on voit encore le mot « Fragile » qui apparaît sous « Déplace ». On ne se sent pas fragile. Mais on ne sait pas trop ce que ça va donner. Pas loin de nous, l’AG est en train de commencer.

—  C’est un lieu réparateur de notre socialité, Nuit debout. On vient y retrouver un souffle car on nous isole depuis si longtemps déjà. Je suis au CNRS et je viens tous les jours. Je me suis demandé si la place de la République est un lieu de débat ou un lieu de témoignage. Pourquoi rendre le témoignage public, pourquoi on a besoin du témoignage ? Pour penser et réfléchir on n’a pas besoin de témoignage. C’est pour s’instituer qu’on en a besoin. Les témoignages font rarement « remonter » les choses véritablement dites dans la société, ou, s’ils le font, c’est le plus souvent de manière attendue et entendue, dans ce que ces choses dites ont précisément d’illustratif d’une vérité qu’on savait déjà.

—  Peut-être qu’on peut aussi apprendre à inclure le témoignage dans le débat. En tout cas dans la réflexion.

Photo Christophe Le Drean

la parole et l’écoute

—  L’occupation des places s’est instituée à partir de plusieurs modèles (occupations de places, assemblées populaires, traditions plus anciennes). J’aimerais savoir ce que République déplace de ces modèles.

—  Oui, mais non, ici la parole n’est pas vraiment libre. Les gens présents sur place ont un rôle de censeurs. En fait, ils sont très informés, par exemple dans la commission « économie ».

Derrière nous, au sol aussi, un cercle plus grand équipé d’un mégaphone plus puissant : la commission « économie » justement. Le temps du déplacement les bâches bleues ont ressemblé à un tapis magique. On est à nouveau assis, d’autres debout, autour, comme tout à l’heure. Le fil reprend.

—  Si on ne fait pas partie de leur cercle, on ne comprend pas forcément. Par exemple, quand j’y suis allée, la commission féministe ne parlait pas des réels problèmes de ce qui pèse sur les femmes. Il y a des éléments de domination à République et on ne perçoit pas vraiment ce qui permet de s’en libérer.

—  Vous avez eu l’impression que Nuit debout a reproduit le partage entre parole militante autorisée et parole moins formatée ?

—  Oui. Au début, il y avait une fraîcheur, puis dans les quinze jours qui ont suivi, les militants sont arrivés et ça a changé.

—  Ce n’était pas la différence entre militant et ceux qui ne le sont pas que je voulais marquer. Dans le contexte des luttes féministes ou de genre, tout le monde est concerné, mais ce dont les féministes parlaient étaient d’assez peu d’importance, selon moi.

—  Qu’est-ce que vous entendez par Nuit debout ? Moi je ne sais pas ce que c’est. Ça recoupe beaucoup de choses.

—  Je me contente assez de la diversité des voix variées qui sont là.

—  Que n’importe qui puisse prendre la parole, c’est très important. Pour moi c’est là que réside l’originalité : pouvoir parler en étant écouté.

—  Oui. Je me suis rendue compte que mon écoute changeait.

—  Selon les endroits où on va, les pratiques et les expériences sont très différentes. Et puis, on change de rôle, parfois on parle et parfois on explique et parfois on apprend ; ça dépend des sujets. Depuis quinze jours c’est assez figé et il n’y a pas de mouvement d’une commission à l’autre. Il y a moins d’interactions qu’au début.

« On doit assumer le fait d’être un peuple pensant et délibérant. C’est ça que déplace Nuit debout. »

l’ignorance du maître

— À Science debout, on est des apprentis chercheurs et on se déplace avec des pancartes indiquant qu’on est scientifique et qu’on peut nous poser des questions. Je suis physicien et c’est intéressant de déplacer la science en dehors de l’université. Les gens viennent avec leurs propres idées et leurs propres connaissances, ce qui permet aussi de déconstruire le rôle de l’expert qui ne dit pas forcément la vérité, alors que dans notre société on s’en remet très souvent à la parole de l’expert. À Science debout on dit parfois qu’on ne sait pas.

—  En quoi c’est différent d’une université populaire ?

—  La différence majeure, c’est qu’on n’arrive pas avec une thématique déjà choisie. J’ai dû aborder des sujets sur lesquels je n’oserais pas parler en temps ordinaire. Ou alors on me pose des questions que je ne me poserais pas spontanément, comme par exemple le rapport entre la physique quantique et la liberté de l’homme.

—  Ici on ne sait pas qui va être le public, on est dans une institution fluide où se mélangent des gens très cultivés et spécialisés, des débutants, des gens qui écoutent, des militants avec d’autres savoirs.

—  On peut penser à d’autres modèles : par exemple une situation où personne ne sait, où on cherche ensemble, ou encore une situation où le rôle de « l’expert », du « spécialiste », peut être d’apporter non pas du savoir mais des questions auxquelles il n’a pas la réponse… Je rêve d’enseignants qui posent des questions sans connaître la réponse à l’avance, de politiques qui sachent dire leurs doutes et leurs ignorances.

Photo Christophe Le Drean

des nuits, sans précédent

—  Tu dis que tu es venu souvent ? Est-ce que ça a bougé ? Qu’est-ce qui s’est passé dans la durée ?

—  Le fait que ça se passe dehors c’est important : à chaque fois que je viens ici ça a changé. J’ai entendu des brassages et des tressages de sujet et cela parce que n’importe qui passant par là se sent le droit de prendre la parole.

—  Ce que déplace Nuit debout, c’est nous, physiquement d’abord car nous reconstruisons un monde chaque soir avec trois bouts de carton, avec ses commissions, ses passages, ses discussions, sa poésie, sa violence, ses problèmes, ses egos aussi. Ensuite, ce mouvement déplace nos rapports au monde et à l’autre parce que c’est d’abord, en ce qui me concerne, la renaissance d’un désir, d’un désir politique créatif dans un contexte de nasse intellectuelle et d’un désir de sortir de soi-même. Ce qui m’a beaucoup frappée, comme ceux qui participent aux mêmes activités que moi à Nuit debout, c’est son côté euphorisant et hautement addictif. Je crois que ça a surtout trait au fondement même du mouvement, à ses mystères, à sa mort et à sa renaissance quotidienne, à son éclatement aussi. Nuit Debout nous déplace et d’une certaine manière nous recentre en nous permettant d’oser l’inconnu, l’inédit.

—  Hier pendant l’AG Global debout, une énergie incroyable est née du constat que ceux de Madrid, Londres etc, avaient décidé de répéter l’expérience. La discussion a mis en avant ce que pouvait être un agenda européen. Dans les formes c’est un peu plus figé, mais dans les objectifs est-ce qu’il n’y a pas des choses qui émergent ?

maintenant, c’est demain

—  Peut-être que des objectifs à long terme émergent. Mais il me semble que l’objectif du départ s’éloigne. On va essayer d’avoir des grèves dans différents secteurs en France, il faudrait que ça prenne aussi ailleurs, mais je n’ai pas l’impression que ça se fasse.

—  En revanche l’objectif « contre la loi travail » s’éloigne et il est important de se recentrer.

—  Nuit debout ne se met pas à la place d’un syndicat. Il y a des croisements. Il y a une construction des mobilisations : ça reste le lieu où réinventer

—  C’est ta définition de Nuit debout. Tout le monde a une définition propre.

—  Je suis une passante pas une militante. Je suis curieuse. Ce mouvement s’est développé contre la loi travail. Mais la loi est votée. Du coup je me demande contre quoi on lutte à présent. On sait que la vie continue, et il y a beaucoup de grèves mais que faire puisque la loi est passée ? Alors la révolution…

—  En 2006, pour le CPE la loi a été votée, promulguée mais elle n’a pas été appliquée. Ce n’est pas parce que la loi est votée que ça empêche d’autres possibilités.

—  Je suis pour l’austérité pour tous et on ne se moque pas assez de l’idéal costard cravate. Si on a suffisamment d’argent, c’est pas grave d’être licencié et l’important c’est un revenu minimum pour tous. Il faut qu’il y ait des actions tous les jours dans toute la France, et il faut toucher les décideurs.

— Il y a une lecture au Sénat, puis à l’Assemblée Nationale. Donc la bataille parlementaire est loin d’être perdue. Il y a la bataille sociale à mener également, les manifestations, les grèves, les sabotages, etc.

—  On est arrivé à une situation où on est tellement dans la merde qu’on est prêt à pardonner à ceux qui ne nous ressemblent pas tout à fait. Nuit debout déplace notre art du déplacement. On n’est pas certain qu’on veut tous aller exactement dans la même direction, mais on sait que c’est presque la même direction et on veut y aller ensemble. Sur que déplace Nuit debout, je dirais une forme de bienveillance.

Photo Christophe Le Drean

On ne fait pas de tour de parole ; les gens demandent le mégaphone les uns après les autres. Parfois ils répondent à ce qui vient d’être dit, parfois ils reprennent un autre fil. Les paroles et les discours se tressent.

produire du politique

—  Concrètement as-tu l’impression que des pratiques émergent ?

—  Il y a des signaux faibles qu’on a du mal à percevoir, une espèce de fétichisme de l’agora. On fait des commissions, on reprend des codes qui existent. Mais on peut avec des formes classiques inventer du neuf.

—  Ce qui en train de se passer, c’est l’auto-constitution d’un peuple délibératif. Rien que ça c’est énorme, car il n’y a pas d’espace délibératif dans ce pays depuis longtemps. On a besoin d’inventer d’autres formes pour prendre des décisions politiques. On doit assumer le fait d’être un peuple pensant et délibérant. C’est ça que déplace Nuit debout.

—  On peut constater qu’il y des imperfections, par rapport aux prises de parole, mais en même temps, c’est un lieu où des savoirs se croisent, où des questions se posent. Vendredi, j’ai vu une discussion sur un sujet hyper technique (une directive européenne) et au bout d’un moment quelqu’un a dit : « mais pourquoi on ne peut pas nourrir la machine des directives, produire ensemble et partager les connaissances dans ce but ». C’est un lieu où on produit du politique.

—  Sous la structure Archi debout, j’ai entendu des savoirs politiques sur les politiques de la ville croiser ceux des locataires ou des expulsés. Il y avait là des femmes de Banlieues debout et des militants associatifs de Résel et des passants qui s’interrogeaient. On était ici et ailleurs, en même temps.

Il faut dire que l’on parle dans un mégaphone. C’est bien les mégaphones, ça permet de se faire entendre. Mais il faut être coordonné : parler en appuyant sur un bouton tout en visant le bon endroit du petit micro que vous tenez entre les mains, puis on vous le prend des mains parce que décidément vous n’y arrivez pas, et ce n’est plus vous qui visez mais quelqu’un d’autre qui vise votre bouche. Mais c’est bien quand même les mégaphones : ça permet d’avoir une voix, une voix grande pour les grands et les petits mots.

la place de la République

—  Je vais parler à la première personne. Ce que ça a déplacé pour moi, et c’est stupéfiant, c’est ce lieu, République qui était un cimetière en plein état d’urgence. La France était pleine de flics et ça a lieu place de la République. Il y a autre chose à faire de ce cimetière. On en est aussi à déplacer des symboles et rien que ça, c’est une sacrée victoire.

—  Je passe tous les jours par la place pour aller travailler : ça a changé tout ce qui se passe autour de cette statue qui était devenue un mausolée. Et peut-être aussi que Nuit debout nous déplace (il faudrait définir ce « nous ») et ça nous a fait sortir de nos cercles de solitude, venir ici voir ces gens, les retrouver et avoir la curiosité de savoir où ils étaient.

—  Tu es militant ?

—  Il y a longtemps, plus depuis longtemps.

la durée

—  Vous parlez beaucoup en termes d’émergence, de nouveauté. Je trouve intéressant que dès le début se soit posée la question de la durée. C’est l’enjeu, que ça dure. Cette idée de durée est importante. Peut-être que Nuit debout, c’est bergsonien ?

La bâche est bleue. Camille qui parle a une écharpe bleue. Camille a un pull jaguar avec un peu d’orange. Camille a des cheveux de toutes les couleurs et des peaux aussi. Il y a un petit cahier jaune pour noter les adresses. Sans doute que jamais un comité de rédaction de Vacarme n’a aussi bien pris la lumière.

les militants

—  Que s’est-il passé entre le mouvement des étudiants et Nuit debout ?

—  Nuit debout a pris le relais de la mobilisation dans l’université, et c’est plutôt bien. La seule commission qui fait le lien, c’est la commission action-grève générale : ce sont donc surtout des étudiants qui font les actions. Les milieux étudiants militants voient Nuit debout comme un moyen de mobilisation pour aller vers une grève générale car pour eux la seule solution, c’est de bloquer l’économie. Ils nient la capacité de Nuit debout d’apporter des nouvelles formes politiques, mais y voient une réserve de militants.

—  Et pourtant ! J’ai assisté à des AG de cheminots en grève qui préféraient évoquer le soutien de Nuit debout plutôt que celui d’un parti ou d’un groupe militant. En passant, jamais sans les conversations qui ont été amorcées par Nuit debout je ne me serais retrouvée à un piquet de grève à 6h du mat à la Gare d’Austerlitz. Les cheminots avaient choisi de tenir une table à République et de s’exprimer à l’AG. Cela semblait leur donner du courage à un moment où les choix des organisations syndicales créent du flou et de la mollesse. Ils étaient joyeux de l’accueil qui leur a été fait.

Photo Christophe Le Drean

les bibliothèques

—  Je suis bibliothécaire et participe à Biblio Debout. Dès les premières nuits debout les gens se sont rassemblés autour de leurs professions et chacun trouve une légitimité à discuter sur ce qui fait sa profession. Ce qui est assez logique dans le cadre d’une discussion autour d’une loi travail.

—  Mais il y a des occasions pour des bibliothécaires de se retrouver ailleurs. Est-ce que ça a circulé au-delà des gens qui viennent à Nuit debout et dans votre propre milieu, au-delà des bibliothécaires qui viennent à Nuit debout ?

—  On a inventé autre chose ici. Biblio debout affirme la bibliothèque comme un commun de la connaissance. Nous n’avons pas de « fonds », les ouvrages sont apportés par le public sur le mode P2P (avec en bonus quelques dons d’éditeurs, d’auteurs ou d’institutions), les bibliothécaires sont juste des passeurs. On interroge la notion de bibliothèque à travers Nuit debout. Des bibliothèques sont bousculées par le numérique, elles qui organisaient le partage de la rareté (les livres). L’expérience Biblio debout interroge une profession en pleine crise identitaire. Une centaine de personnes sont inscrites sur la liste de diffusion. Un espace Biblio debout est envisagé au congrès de l’Association Bibliothécaire de France. Devant notre offre, les gens sont surpris. Certains veulent payer pour le livre qu’ils prennent, puis adhèrent au principe, les dons sont vraiment très nombreux. Nuit debout déplace des livres qui, de biens privés se transforment en biens communs.

Le mégaphone hurle dans l’oreille du philosophe qui ne s’entend plus réfléchir et ne proteste même pas.

la durée, encore ?

—  Est-ce que ça va durer ? Est-ce que Nuit debout n’a pas d’autre objet que ça ? Je me souviens qu’à Act up, à la deuxième réunion, la question a été posée de ce que serait Act up quand le sida n’existera plus ? C’était une question stupide, mais bon.

—  Je ne sais pas si ça va durer, mais demandons-nous pourquoi ça dure. Ou pourquoi ça a duré jusqu’à présent. Qu’est ce qui dure ?

—  C’est un partage d’informations, aussi. On réunit des mécontentements, mais aussi des soutiens, par exemple la solidarité avec les migrants, maintenant c’est à Nuit debout. En plus, les réseaux sociaux prennent un sens : je suis revenue notamment parce que sur Orchestre debout on choisit sur facebook ce qu’on va jouer.

—  Tu fais partie d’Orchestre debout ?

—  Oui. Comme 350 personnes.

—  Ça peut s’arrêter : nous sommes tout juste tolérés. On peut utiliser ce temps pour penser une stratégie. C’est la première fois que face à l’usage du 49-3 des gens se déplacent devant l’Assemblée Nationale, c’est la première fois qu’on a eu un sondage qui mesure la réaction de l’opinion publique face à une loi passée en force, 54% sont contre. À Nuit debout se met en place une logique de résistance au néo libéralisme. Il faut trouver l’énergie nécessaire pour aller vers la construction d’un rapport de force, donner un signal international.

Comme souvent à Nuit debout, certains partent et d’autres arrivent. D’autres sont restés tout le temps. Les mains sur l’ordinateur ne cessent pas de taper.

sur place, en nombre

—  C’est nous qui décidons des sujets et ça fait du bien. On met au centre du débat public des questions qui ne se posaient pas, comme le revenu universel garanti et on parle moins des sujets imposés, comme par exemple, l’extrême droite.

—  Oui, la politique est venue comme un réconfort ce qui n’est pas habituel.

—  Dans chaque métier, chaque contexte professionnel, on était minoritaires. Et tout d’un coup, on s’est senti nombreux. Est-ce que cela ne peut pas nous aider à agir et à militer dans notre propre lieu de travail ?

—  Oui. D’habitude les gens sont minoritaires au travail et tout à coup leurs questions sont entendues

—  À propos de profession, Radio debout qui émet depuis la place, c’est une manière de faire de la radio autrement.

—  Le but de Nuit debout c’est de pas bouger, pourquoi se déplacer, pourquoi parler de se déplacer ?

—  Non, c’est pas le but de pas bouger, c’est pas du tout le but, il y a plein d’actions qui se passent. (Tout le monde répond à la fois.)

—  Dans l’idée d’occuper une place, un des enjeux c’est de lutter contre la segmentation (dans nos boulots, etc). Ce qui m’intéresse c’est moins le déplacement que le rassemblement : on n’est plus dans des amas clandestins et disséminés

—  Le 14 novembre j’étais à République révoltée par les attentats. Pourtant, la place de la République ne devait pas être symbole du deuil, et j’avais écrit sur un panneau, « Ce qui nous arrive est le résultat d’un échec politique ». Les peuples aspirent à vivre ensemble… donc donnons la souveraineté au peuple. Je vois le débat ici, un peu comme sur les forums, avec en plus du lien social. Je viens deux trois fois par semaine. J’espère que les politiques viendront un jour débattre avec les citoyens. Eux restent au chaud dans la maison du peuple, l’assemblée. Il faut créer le lien avec les politiques que l’on conteste. Il faut une action d’envergure qui englobe tous les problèmes. Sinon ça sert à quoi ?

—  Tu as dit qu’ici on était tous d’accord. Moi je trouve qu’au contraire il y a des gens très différents : anars, cocos, syndiqués, pas syndiqués, anti-syndicalistes etc. Bref des gens qui d’habitude sont pas foutus de s’écouter, et un anar et un coco déjà qu’ils puissent parler ensemble c’est une sacré victoire !

C’est l’alarme. Erreur de manipulation. Le mégaphone se met en mode sirène. Comme au début d’une lutte ?

« La politique est venue comme un réconfort ce qui n’est pas habituel. »

on déteste tous la police. Ou pas ?

—  Je sors d’un débat à propos de la manif des policiers le 18 mai. Ils veulent demander à l’État d’interdire la manif des policiers. On est en train de constituer deux places de la République. Ceux qui vont foncer et ceux qui ne veulent pas tomber dans le piège.

—  Pour la manif des policiers, il faut en parler à l’AG car c’est là que se prennent les décisions. Ça serait bien de leur signaler ce qui se passe. Les policiers ont choisi la place de la République par provocation. S’ils veulent manifester ils doivent enlever leurs uniformes.

—  Nuit debout n’est pas un parti bolchevique : quoi qu’ils décident à l’AG, si des totos décident d’aller se battre avec les flics, l’AG ne peut pas l’empêcher.

—  C’est la première fois que je parle ici. J’ai suivi les Indignés et j’ai l’impression qu’on est encore vachement démunis et encore minoritaires.

—  À l’AG, ils ont proposé de déchirer les cartes d’électeurs, et il y a vraiment eu un débat contradictoire.

—  Est-ce que Nuit debout déplace les fatigues sociales ? Je suis fatiguée de regarder BFMTV et on déplace nos fatigues sociales personnelles vers un ailleurs. On est là et on n’est pas là. C’est un non lieu en fait.

—  On s’enracine beaucoup sur les violences policières. Ça nous divise et on oublie l’essentiel, la lutte contre le système. C’est un chiffon rouge. La manifestation du 18 mai s’adresse à une autre partie de la population, pas à nous.

—  Oui. Mais les violences policières, c’est le système.

—  Il n’y a jamais eu de Révolution sans violence. Est-ce que c’est possible de se révolter pacifiquement ?

—  Pour ce qui est de la Révolution française, avant d’être acculés à la violence, le désir profond, c’est de ne pas avoir à en faire usage. « Retenez-moi ou je vais faire un malheur » : c’était ça l’énoncé d’évidence : la retenue. Il faut se doter d’institutions qui permettent de retenir la violence. La dépacification vient toujours des contre-révolutionnaires, qui attisent le feu jusqu’à pousser à une insurrection. Il faut alors se poser la question des manières de faire alliance avec une minorité de la police qui ne veut pas de la violence. Mais la possibilité de retenir la violence suppose aussi que la violence comme sa retenue ne soient pas installées d’un seul côté. Or en ce moment, c’est l’État qui a les armes. Parfois pour éviter la guerre civile, on peut aller jusqu’à arrêter un mouvement.

—  Je me demande si avant la révolution, on ne doit pas essayer de réveiller les gens. La bataille est aussi symbolique, passer dans les médias, passer chez les gens. C’est pour ça que la violence est à côté de la plaque.

—  Il faut d’abord apprendre à s’écouter entre tenants de la rupture violente et tenants d’une sorte de révolution des nénuphars : un changement politique par grignotage de l’écosystème politique, médias y compris.

—  Je participe au 1er mai depuis 20 ans. Je retiens de cette année que la violence est plus un symptôme qu’une volonté. Deux facteurs ont joué : il y a sept ou huit ans un certain président a refondu les services de police et il y a eu une casse des services qui s’occupaient des actions politiques. C’est aussi ça qui provoque une violence policière par manque d’organisation.

—  Mais comment on résiste si on nous empêche de manifester. Si on nous empêche demain de venir, comment on fait ? On sera violent ? Je ne sais pas.

On n’a pas le temps de regarder les pigeons et leur vol au-dessus de la place République. Mais on discute un peu comme ils entrecroisent leurs vols.

« À force d’être là sur la place, ce qui me plaît, c’est qu’on ne sait pas ce qu’on va faire. »

chez moi, c’est la rue

—  C’est pour ça que je veux discuter avec des gens qui prennent des décisions.

—  Tu crois qu’il va changer de politique parce qu’il aura discuté avec nous ?

—  Moi ce que je veux c’est créer ce débat.

—  Ça sert à rien

—  Expérimentons et on verra.

—  Je suis Belge. Pendant les attentats à Bruxelles, à cinq minutes près j’ai failli y passer. Je suis en état de choc encore aujourd’hui. En Belgique, on est à la proportionnelle des deux tiers. Vous avez la chance de deux tours : arrêtez de voter contre quelqu’un. Votez pour quelqu’un.

—  C’est pas facile.

—  Je sais que c’est pas facile. Quand vous parlez de violence : à Bruxelles, des hooligans néo-nazis ont été autorisés à prendre le train et le bourgmestre leur a serré la main mais à moi (manifestante antifasciste le 2 avril) il m’a demandé de rentrer chez moi. Maintenant, chez moi, c’est la rue. Continuez, s’il vous plait, parce que non, ça ne sert pas à rien, ça va mener à quelque chose avec du temps. Plus nous serons et moins la question de la violence se posera. Merci parce que vous insufflez de très belles choses. Merci.

—  Qu’en est-il de la violence si on nous vire d’ici ? Je n’ai jamais eu aussi peur depuis la mort de Rémi Fraisse. Il y a 25 ans quand Malik Oussekine mourrait, c’était un scandale, aujourd’hui plus personne ne bouge, et le gouvernement socialiste n’a plus peur de ça. Au début, j’ai trouvé Nuit debout timide, docile. Aujourd’hui j’ai tendance à considérer qu’il y a une vraie maturité à quitter la place tôt. Déjouer les pièges qui sont tendus.

—  Il faut réinventer les lieux politiques. Mais dans l’objectif de réoccuper l’espace public.

—  Investir les lieux d’accord, mais il y a un lieu qui s’appelle la maison du peuple c’est l’Assemblée nationale. Nous, on est là qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il bourrasque. Eux, ils sont au chaud.

—  Il faut aussi explorer les chemins de traverse. Moi je ne crois pas à la Révolution mais je pense qu’il faut construire des choses en parallèle, en s’organisant, en connaissant la qualité des gens.

—  Sur la maison du peuple : il y a quelque chose à penser de nos représentants, essayer de fabriquer des institutions qui permettent de peupler le parlement, qui permettent de voter en fonction du peuple.

—  Quand on regarde les 577 députés, toutes les catégories sociales ne sont pas représentées : 30% de hauts fonctionnaires. J’encourage à ce que les experts de terrain c’est-à-dire les citoyens, s’impliquent dans les décisions de l’Assemblée Nationale. N’importe qui peut contribuer à une décision.

Photo Christophe Le Drean

nommer l’incertain

—  Il faut supprimer l’argent et en parler car l’ennemi, c’est la finance. Il faut changer de manière de penser, avec le système d’échanges locaux et les échanges de savoir. Il faut se retrousser les manches et se mettre en lien les uns avec les autres.

—  À force d’être là sur la place, ce qui me plaît, c’est qu’on ne sait pas ce qu’on va faire. Le plus intéressant c’est qu’on ne sait pas et qu’on doit dépasser nos solutions toutes faites pour construire ensemble. Ce que ça déplace c’est d’arriver à comprendre un peu pourquoi l’État est si encadré. On a du mal ici avec la verticalité, mais elle est partout. Il faut repartir de rien, repenser nos catégories. Les gens et les mots ne nous représentent plus. Les commissions n’arrivent pas à se nommer, ce qui empêche le travail. L’accueil s’appelle « accueil et coordination » or il n’y a pas de coordination, il n’y a pas de commission « infos ». Il faut renommer les choses radicalement.

—  C’est beau de se dire que les mots sont nos ennemis. Nuit debout ressemble très fort à une révolution symbolique. Ce qui est intéressant dans ce mouvement, c’est qu’il n’a pas hâte de se restructurer et qu’il prend acte des échecs des grandes idées. Donc il est intéressant que se mette en place un mouvement lent. C’est l’occasion de se réapproprier les formes de civilité que le néolibéralisme éclate.

—  Si Nuit debout parvient à poser la question du nom à donner à nos actions, c’est déjà quelque chose.

—  On souffre dans nos vies. C’est important de se parler, de conserver un espace de parole. Il faut le garder même si on ne sait pas où ça va.

en rouge. En rouge. Nous ne partirons qu’en rouge.

—  Quelle forme aimeriez-vous que ce texte prenne ?

—  En rouge !

Post-scriptum

Ont contribué à la rédaction de ce texte : Adrien, Issa, William, Thierry, Bachir, Balhily, Houcine, Baptiste, Agnès, Parviz, Lena, Richard, Aude, Nico, Sophie, Baptiste, Laure, Gaëlle, Marion, Pierre, Sarah, Rachid, Isa, Philippe, Laurent, Victor, Martial, Jeanne, Malik, Jean-Chris, Dimitri, Ingrid, Angelo, Amandine, Mathieu, Aggoun, Raphaël, Pauline, Martine, Philippe, Paul, Sophie, Albine, Quentin, Lucile, Tri Vyen & Liën.