joie ou jouissance, que choisir ? pour une politique de la joie

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Une politique de la joie doit‑elle lutter contre les tristesses ? Doit-elle s’en affranchir ? Relire le traité spinoziste des affects permet de dessiner les contours d’une joie qui ne s’abandonne ni à la tristesse ni à la jouissance mais cherche dans l’augmentation de sa puissance d’être et d’agir une autre manière d’être adéquat, à soi-même et au monde.

« Ce que je ne peux plus supporter ce sont tous ces gens, y compris nos amis et souvent toi, même surtout toi, qui trouvent dans la tristesse, dans la souffrance, dans la maladie, dans la mort, dans l’attente de la catastrophe pour eux — vu que la catastrophe en soi est déjà là —, le sens de leur existence. Ils y pressentent de l’importance, ils en adoptent le rythme, ça me dégoûte. Au mieux, ce sont des lâches qui se barricadent contre la joie par peur de la descente, des déceptions et désillusions qui la suivent presque toujours, au pire ce sont des charognards ou des zombies.

C’est vrai qu’on ne va pas bien, qu’on meurt les uns après les autres. C’est vrai qu’on est certains jours tristes à en pleurer et que les autres jours on ne connaît guère de grandes joies, au mieux des répits et des soulagements. Mais rien de tout ça ne fait sens, il n’y a rien à trouver dans cette tristesse et dans ce soulagement, ni vérité, ni rédemption, ni assise, ni être. L’essentiel, c’est de continuer à rechercher la joie. Pas la grande joie sacrée qui rédimerait tout — cette conne, religieuse ou révolutionnaire, on s’en fout bien — mais les petites joies, les précieuses, les gratuites, les modestes, celles qui sont si compliquées à vivre comme à penser et pourtant si nécessaires. Parce qu’elles sont continuellement contradictoires : elles sont toujours éphémères, volatiles, quoi qu’elles justifient tout le reste, et le motivent ; elles contractent l’espace et le dilatent ; elles arrêtent le temps et le font durer ; elles adviennent tantôt de manière fulgurante (c’est le Mémorial de Pascal : « Joie, pleurs de joie »), tantôt en sachant se faire attendre (« ô ma joie lente à venir » confessait Augustin) ; elles sont généreuses et égoïstes ; elles déculpabilisent parce qu’aucune culpabilité ne peut naître sur le sol de ces vraies joies et elles responsabilisent parce qu’en étant joyeux on se dit qu’on n’a plus aucune raison de ne rien faire et qu’il est temps de devenir adulte, c’est-à-dire de prendre les choses en mains ; elles libèrent et elles attachent, mais seulement à tout ce qui nous donne cette joie — donc elles attachent d’un attachement qui n’aliène pas, d’un attachement qui libère de tous les autres ; elles créent et quand elles ne créent pas, elles s’en foutent complètement ; elles se contentent de pas grand chose, d’un papillon qui s’envole, d’un beau geste et d’une nouvelle paire de chaussures. J’aime ces joies-là, j’en connais de moins en moins, mais je les aime, ce sont un peu mes fées et mes grâces sans Dieu, les seules qui m’aident encore à tenir. Parce que je veux bien crever, mais si je sais qu’avant de mourir j’en croiserai encore quelques unes, ça me va, je signe ».

Ces propos d’un militant d’Act Up au milieu des années 1990 [1] demeurent une leçon pour tout le monde. On peut détester toutes les joies obligées et toutes les injonctions à s’éjouir, mais on ne peut pas se passer de la joie, on peut encore moins faire de la politique en se passant de la joie. C’est la vertu qui donne et qui donne tout pêle-mêle : la libération et la promesse de libération, l’affirmation d’une nouvelle énergie et le refus que la tristesse ou la contrition puisse être l’affect obligé, aussi grands que soient le chagrin et la peine et l’ampleur des douleurs à venir, donc la force, le partage, le collectif articulé à même le corps individuel, même la beauté, c’est-à-dire l’appel du transcendant dans l’immanence des sens. La joie est l’alpha et l’omega de toute action sérieuse, qu’elle soit politique, morale ou poétique.

Même dans la tristesse, au moins dans certaines tristesses, la vie n’est pas figée.

Sauf que souvent ça merde. Parce que dans la joie on jouit ou parce qu’il n’y a de la joie que là où ça a joui quand même un peu. Sans cela, les joies, mêmes les plus modestes, n’auraient aucune intensité, et même aucune consistance. Car il y a mille et une manières de définir joie et jouissance mais on peut s’entendre au moins sur ceci : toute joie est dilatation du cœur et de l’esprit, donc déhiscence, ouverture vers un objet autre ; toute jouissance est retour vers soi par consommation intense de son objet. En ce sens, la jouissance constitue l’horizon de la joie, sa promesse ultime : que l’autre ou l’objet vienne emplir mon cœur. Mais c’est aussi son antagonique, voire même son principal fossoyeur, parce que c’est l’affirmation d’une univocité dure, la transformation de l’élan en compulsion, le repli du monde et des autres sur le seul trou de sa jouissance privée, la consommation jusqu’à destruction complète de l’objet et du sens, jusqu’à la brûlure, jusqu’à la mort. La jouissance n’a plus qu’un seul temps — l’induration du présent —, qu’un seul espace — le trou le long duquel elle peut couler —, et qu’un seul but — sa propre répétition.

On comprend bien où est le problème, on a toujours compris où était le problème : soit on se met à chercher des joies pures et innocentes pour se prémunir des effets délétères de la jouissance — qu’on peut appeler comme on voudra tonneau des Danaïdes, intempérance, luxe, licence, consumation, plus-de-jouir —, et non seulement on rêve les yeux ouverts mais on risque à chaque instant de sombrer dans la moralité la plus mensongère puisque aussi riche en promesses de joies sans fin que pauvre en joies effectives ; soit on tente au contraire d’assumer jusqu’au bout ce rôle inéliminable de la jouissance dans le déclenchement comme dans la relance de la joie et on sombre dans l’éloge de la débauche immédiate (« on veut tout, tout de suite »), c’est-à-dire dans ce qui finit toujours dans la tristesse ou dans la mort. Pour échapper à ce double écueil, la plupart des philosophies, des religions et des sagesses populaires ont toujours cherché une voie intermédiaire condamnant tout excès. On a répété à l’envi toujours la même chose : rien de trop, tempérance, juste milieu, limite, jouissance différée…

Une telle insistance sur la nécessité de limiter la jouissance sans la nier n’était sans doute pas absurde : qu’est-ce d’autre que vivre sinon chercher sans cesse un juste milieu ou une ligne de fuite entre nos joies idiotes ou inconsistantes et nos jouissances mortifères ? Mais elle est aujourd’hui sans mains face au capitalisme. Car le vrai génie et la vraie monstruosité du capitalisme tiennent peut-être moins à son efficacité en termes d’économie politique ou d’économie tout court qu’à la nouvelle économie libidinale qu’il est parvenu à instituer : une économie qui repose sur le primat de la jouissance sur la joie, c’est-à-dire le primat de la consommation sur la découverte et l’élaboration de l’objet. Le capitalisme y parvient par un double processus. D’une part, grâce à une production exponentielle il démultiplie les formes de joie presqu’à l’infini, soit par la dispersion des objets réjouissants soit par la mise à disposition ad nauseam du même objet, de telle sorte qu’aucune ne puisse acquérir assez de force pour consister en-dehors de sa promesse de jouissance. D’autre part, il soude la jouissance au principe de réalité par le biais de l’argent en tant qu’équivalent général de toutes les jouissances : jouir de l’argent c’est jouir du principe de reproduction réaliste de sa jouissance et donc pouvoir jouir sans laisser à la joie le temps de prendre son temps d’élaboration. Autrement dit, la véritable révolution anthropologique qu’a introduite le capitalisme moderne consiste peut-être moins dans l’invention d’un homo œconomicus, froid et ascétique calculateur égoïste, que dans l’invention d’un homo fruor, un jouisseur sans limite qui ne laissera aucune joie prendre le pas sur sa jouissance.

Si on admet cette perspective, force est de reconnaître que toute forme de résistance à cette sorte de capitalisme doit en passer d’une manière ou d’une autre par une politique de la joie. Mais, en quoi peut-elle consister ? Car, en un sens, c’est un pléonasme, toute politique est une politique de joie, même les plus funestes promettant toujours triomphe et jubilation ; et en un autre sens, le capitalisme est à maints égards le grand inventeur d’une politique de la joie, promettant « le plus grand bonheur possible au plus grand nombre » sur les ruines de tous les idéaux plus élevés (justice, honneur, gloire, puissance).

On peut suivre la grande intuition que ne cesse de développer Frédéric Lordon, depuis La politique du capital en 2002 jusqu’à La société des affects publié l’an dernier : il faut revenir à Spinoza. Mais peut-être un peu d’une autre manière, parallèle ou complémentaire, en l’occurrence en retravaillant le concept spinoziste de joie en fonction justement de son articulation à la jouissance. Essayons au moins d’ouvrir quelques pistes en redéfinissant quelques propositions spinozistes.

Proposition 1 : « La joie est autant l’augmentation de notre puissance d’affecter et d’être affecté que la diminution de notre sensibilité à la jouissance ».

Démonstration : Sommairement, l’anthropologie de Spinoza consiste à définir tout individu, en fait même toute chose, par sa puissance propre d’affirmation, qu’il appelle conatus, effort pour persévérer dans son être, et plus précisément puissance d’affecter, c’est-à-dire puissance de modifier des corps extérieurs, et puissance d’être affecté, c’est-à-dire puissance d’être modifié par ces mêmes corps extérieurs. Cet effort ou puissance se trouve modifiée par les différentes rencontres que vit cet individu suivant deux grandes voies : la joie et la tristesse. La joie c’est l’augmentation de sa puissance, la tristesse c’est sa diminution. Mais il faut corriger un peu cette définition si l’on veut prendre en compte l’élément jouissif qui travaille au cœur de toute joie. Car la jouissance est justement la diminution de notre puissance d’être affecté. Quand on jouit, l’autre tombe au rang de l’objet a lacanien : il devient un objet quelconque, sans autre détermination que celle d’être cause de la jouissance. Or, pour Spinoza, notre puissance d’affecter est nécessairement toujours égale à notre puissance d’être affecté puisque ces puissances nomment en fait la même réalité vue depuis deux points de vue différents : depuis l’autre en tant qu’il me modifie ou depuis soi en tant que je modifie l’autre. Diminuer sa puissance d’être affecté, c’est donc diminuer sa puissance d’affecter exactement dans les mêmes proportions. Et en ce sens, toute vraie joie, qu’elle soit active ou passive, est autant une augmentation qu’une diminution : augmentation de l’affirmation de sa puissance mais diminution de ce qui au sein même de cette puissance travaille souterrainement à sa dissolution. CQFD.

Scolie : En quoi peuvent alors consister de telles joies ? Il faut se garder ici de toute vision morale par exemple celle opposant joie collective à joie individuelle ou eros à agapé, c’est-à-dire libre jouissance sexuelle à charité, voire pur amour. Il y a tant de joies collectives qui s’abîment dans des jouissances destructrices (les fêtes de Nuremberg) et tant de joies solitaires qui communient avec l’univers tout entier. Il y a tant de formes d’amour qui s’autodétruisent dans la jouissance de posséder ou de dominer tandis qu’il y a tant de formes libres de sexualité qui parviennent à faire de la jouissance proprement dite une simple cerise superfétatoire. La seule chose sûre est donc qu’à prendre en compte l’enjeu de la limitation de la jouissance dans la définition de la joie, il devient difficile de définir comme le fait Spinoza une série de joies (amour, chatouillement, hilarité, gloire, etc.) opposées à une série de tristesses (haine, jalousie, mélancolie, humilité, etc.). Les joies résistant à la jouissance peuvent se trouver comme se perdre dans toutes les formes ordinaires de joies, et même peut-être dans nombre de formes ordinaires de tristesse.

Proposition 2 : « Tous les événements qui nous donnent des joies peu jouissives sont bons ».

Démonstration : Tout le problème de Spinoza est le suivant — une fois admis que « toutes les choses qui nous donnent de la joie sont bonnes », comment prévenir ce fait commun qui veut qu’en s’abandonnant à ces choses qui leur donnent de la joie la plupart des hommes courent à leur propre servitude ? Sa solution consistera d’abord à distinguer entre joies actives — celles qui sont produites par la pensée — et joies passives — celles qui sont produites par des réalités extérieures, et ensuite à chercher la voie d’une subordination stricte des joies passives aux joies actives — à savoir l’accès à la plus haute des joies actives (la béatitude entendue comme pure joie de la connaissance de la nécessité des choses). Pourtant, dès qu’on prend en compte l’élément de la jouissance, cette solution ne peut plus fonctionner. D’abord parce qu’il n’existe pas des « choses qui nous donnent de la joie » au sens de la proposition 1. Il n’existe que des événements tant les mêmes choses (nourritures terrestres comme nourritures spirituelles) peuvent, suivant les natures de chacun, conduire ou non à s’abîmer dans la jouissance. Ensuite et surtout, car il existe justement des joies, au sens ordinaire, qui sont immédiatement mauvaises : toutes celles qui par la jouissance dissolvent leur objet dans le geste même qui les donne. C’est pourquoi ce qui est immédiatement bon n’est pas la joie mais un rapport joie/jouissance qui soit strictement supérieur à 1. CQFD.

Scolie : Comment savoir plus précisément quelles sortes de joie ont un ratio strictement positif ? Sans doute on ne peut pas en soi, il faut toujours expérimenter. Mais formellement l’élément discriminant est peut-être à chercher dans le rapport à l’objet de la joie : est-il élevé ou dévalué ? élaboré ou dissous ? embelli ou sali ? L’éthique spinoziste est peut-être justiciable non d’une ontologie mais d’une esthétique antérieure. C’est ce qu’il faudra examiner plus loin.

Proposition 3 : « La tristesse à condition d’être jouissive peut être bonne ».

Démonstration : Cette proposition est moins une correction de Spinoza qu’une précision. Car déjà pour ce dernier, à part quelques formes de tristesses radicales (la haine, la mélancolie), nombre de tristesses peuvent être bonnes : toutes celles qui mettent un frein à des joies excessives, qui peuvent donc être considérées comme des moindres maux. Mais d’une part, il n’est même pas sûr que la haine ou la mélancolie soient toujours mauvaises — l’expérience semble plutôt le contredire assez souvent. D’autre part, si la jouissance est si dangereuse dans la joie parce qu’elle travaille à sa propre dissolution, il est logique d’estimer qu’elle joue le même rôle dans la tristesse et donc participe de l’intérieur à sa disparition. C’est en un sens ce que Pierre Fédida appelait les bienfaits de la dépression. C’est en un autre sens l’expérience commune que même dans la tristesse, au moins dans certaines tristesses, la vie n’est pas figée, pas unilatéralement décroissante, et continue son œuvre.

Scolie : Suivant cette proposition, une politique de la joie n’est pas une politique contre la tristesse. C’est une politique qui sait encore faire quelque chose de ses tristesses et qui croit en leur capacité à s’auto-dissoudre en fécondant des joies nouvelles. En ce sens, il faut se méfier de toutes les critiques trop rapides de la rage, de la colère, de la destruction, de l’entêtement. Ce sont parfois les seules voies encore ouvertes pour retrouver un peu de joies authentiques.

À suivre…

Notes

[1Entretien avec X, collection privée, Paris, 1992.