lire joyeusement ou comment transformer une tragédie en comédie

par

what a change is here !
— William Shakespeare

Je ne suis pas trop spécialiste de la réalité. C’est pourquoi, si vous avez vraiment vécu dans votre vie vraiment réelle une vraie tragédie réelle, je suis véritablement au regret de vous suggérer de ne pas poursuivre la lecture de ce qui suit. Ici on s’occupe des fictions, des illusions, des belles histoires en général et, en particulier, de celles qui sont réputées ne pas pouvoir se finir (mal) autrement qu’elles se finissent (mal). Des tragédies, quoi.

Les tragédies, ce n’est pas que je n’aime pas, c’est que je n’y crois pas, et même que je ne crois pas qu’on soit obligé d’y croire. Le coup du c’était-écrit-il-fallait-que-ce-soit-comme-ça, sortez vos kleenex prédestinés vous en aurez besoin bientôt, j’ai toujours trouvé ça bizarre. Et puis j’ai mauvais esprit. Dès qu’on me dit que vraiment, en véritéréalité, dans cette histoire on ne peut pas faire autrement, j’ai envie d’y aller voir, des fois que justement on ait oublié quelque part deux ou trois chemins de traverse.

Bref les sanglots des pleureur·euse·s sonnent un peu clinquant à mon goût. Ce qui éveille mes soupçons, c’est ce panneau « sens unique » à l’entrée de tous ces beaux textes tragiquement tragiques : circulez, rien à voir, ça finira mal, tristement, pour la joie, happy endings, danses et chants, merci d’aller voir ailleurs — y’a des comédies pour ça. Je n’ai rien contre la tristesse — il faut bien pleurer quelquefois — mais j’ai la vague impression qu’il y a dans tout ça une illusion tragique dont la formule est bien connue : c’est écrit. Ou plutôt : c’est écrit et donc on ne peut pas y toucher. Parce que — c’est le côté piégeux de l’illusion tragique — les tragédies s’écrivent d’ordinaire dans des mondes où on pense que ce qui est écrit se respecte. Le destin est écrit, l’écrit est un destin. S’il est écrit que c’est tragique, je dois donc lire que c’est tragique, et plus je lis que c’est tragique, plus ça devient tragique. Le moyen, avec ça, que ça finisse bien.

Le problème avec les tragédies, c’est donc qu’on risque fort de les lire tragiquement [1].

Persuadée de ne pas être la seule à avoir la vague impression qu’on essayait de me la jouer à l’endroit dans le sens de la fin larmoyante à sens unique obligatoire, j’ai entrepris, il y a peu, d’aller voir l’envers du décor. Pour que cela se passe autrement dans toutes ces fatales histoires, je me suis dit qu’il suffisait peut-être de lire, mais autrement. Comme je n’ai pas peur des mots, j’ai décidé d’essayer.

J’ai retrouvé le vieux scaphandre que j’utilise pour explorer les abymes de la littérature. Après l’avoir dépoussiéré, j’ai fixé sur le casque avec deux ou trois bouts de ficelle un masque tragique à l’antique — mon préféré, celui avec la bouche tordue. Ça ne tient pas très bien mais ça ira pour ce que je veux faire. Puis m’étant lamentée comme il faut (je le fais assez bien au besoin) j’ai réussi à pénétrer au lieu où se rassemblent toutes les tragédies.

plus je veux m’échapper, et plus on me rattrape,

Au début, c’est vrai, c’est très impressionnant. On y croirait presque si on ne faisait pas attention. Prenez l’histoire des deux ados à problèmes réputés devoir mourir d’amour à Vérone, suite à une sombre histoire de mésentente familiale. Vous n’avez pas lu dix vers qu’on vous assomme déjà d’irrémédiable : Stars-crossed lovers, rien que ça, des amants mal étoilés, amoureux maudits de l’étoile, grave handicapés des astres. Au cas où vous n’auriez pas compris, ça en remet une couche trois vers après : de l’amour marqué à mort, du death marked love. Amour mortmarqué, amour (signé la mort), mon bel amort stigmatisé — on peut le tourner comme on veut, ce n’est quand même pas très bon signe… Et vous voudriez que ça finisse bien ? Au cas où vous voudriez encore un peu — parfois on résiste, on espère — on vous attend, juste à la sortie du vers 11 pour enfoncer le clou (ce scaphandre a son utilité) : rien que la mort, la mort seulement la mort, à la fin y’aura que la fin des deux gosses, but the children’s end… Tout cela manque un peu de panneaux lumineux et je ne vois pas du tout où peuvent être situées les issues de secours. Je tente de faire demi-tour, de revenir en arrière dans le livre où je me suis imprudemment engouffrée. Je remonte avant le début, saute la liste des personnages, évite de justesse la notice chronologique, et me retrouve dans la préface, là où ce n’est pas encore trop tard, puisque ça n’a pas commencé. Raté, ils ont tout prévu ; circulez, y’a rien à voir : « Roméo et Juliette est une tragédie lyrique : c’est là la clé de son interprétation. » Je m’en vais en courant et dans ma panique tombe dans Andromaque de Racine. C’est pire : plus je veux m’échapper, et plus on me rattrape, plus je veux respirer, et plus je me noie ; les chemins de traverse évacuent direct vers le cimetière, comme dit Oreste qui s’y connaît un peu : « Mais admire avec moi le sort dont la poursuite / Me fait courir alors au piège que j’évite. » Au rayon livret d’opéra, où je me suis réfugiée, ce n’est pas vraiment mieux :

Carreau, pique … la mort !
J’ai bien lu … moi d’abord.
Ensuite lui … Pour tous les deux la mort !

Moi je dis que peut-être, les cartes se sont trompées, qu’il faut toujours recommencer, lire encore une fois, on ne sait jamais. Mais Carmen, ça l’énerve, et elle me l’envoie pas dire :

En vain pour éviter les réponses amères,
en vain tu mêleras ;
cela ne sert à rien,
les cartes sont sincères
et ne mentiront pas.

J’essaie d’insister. Elle m’achève :

Mais si tu dois mourir,
si le mot redoutable
est écrit par le sort,
recommence vingt fois,
la carte impitoyable
répétera : la mort !
Encor ! Encor ! Toujours la mort !

et mourir pour un mort, c’est encor plus idiot

Je suis un peu sonnée… C’est vrai, c’est écrit là : ça va mal finir, voilà. Je suis toute apitoyée et pourtant pas facile de se moucher sous un masque tragique fixé sur un scaphandre. Déjà que tous ces gens ont d’irrémédiables ennuis, voilà que je renifle au beau milieu de leurs malheurs… La morve ne sied pas à la fatalité.

Mais non.

Ils en font trop. C’est louche. Il ne faut pas se laisser intimider. Il doit bien y avoir un moyen de s’en sortir. C’est écrit ? Il n’y a qu’à lire ? D’accord. Lisons. Mais lisons vraiment alors. Lisons tout ce qui est écrit. Les amants et leurs étoiles doivent mourir ? Pas d’autres solutions ? Ce n’est pas toujours ce qui est écrit, et ce n’est pas écrit partout, pas tout le temps, pas du tout même. Parce que dans ces histoires, il y a tout de même des gens sensés qui ne disent pas n’importe quoi. Tiens la nourrice de Juliette, qui la connaît sa petite, et puis qui connaît la vie, du moins la vie dans les tragédies, elle voit parfaitement comment faire autrement : Roméo est banni, c’est comme ça. Et donc, il y a mieux à faire : il faut se marier au comte — il s’appelle Paris. Paris, il est beau garçon, les yeux verts comme un aigle, et Roméo, à côté, c’est un peu la moitié d’un homme, non, c’est pire et il faut le dire comme la nourrice, au vers 219, Roméo c’est juste un torchon à vaisselle, a dishclout, une lavette quoi… Mourir pour un torchon… ça doit pouvoir s’éviter, et en tout cas c’est vraiment un peu idiot…

Et mourir pour un mort, c’est encor plus idiot. Céphise, une collègue de la nourrice, employée de maison chez Andromaque, prend quand même toute la scène 8 de l’acte III pour lui expliquer patiemment comment arranger les choses : la fidélité à un époux décédé quand on est prisonnière de guerre et mère de famille, ce n’est pas très sérieux. « Madame à votre époux c’est être assez fidèle ». Et puis ça finit toujours par mal finir ces histoires de loyauté aux morts, dit Céphise qui a dû travailler dans d’autres tragédies et a l’air d’en connaître un rayon : « Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle ». Alors que vraiment il suffirait d’un petit arrangement, que même le mort serait d’accord et de toute façon il est mort et il suffit de le faire parler comme on veut pour tout arranger : « Lui-même il porterait votre âme à la douceur ». D’ailleurs, si on regarde (si on lit) bien, Andromaque suit presque les conseils de Céphise, et elle ne s’en sort pas trop mal dans cette histoire un peu compliquée où Pyrrhus se fait tuer juste après l’avoir épousée, si bien qu’elle se retrouve veuve à nouveau, mais une veuve reine et non plus prisonnière de guerre (c’est quand même un progrès appréciable). C’est peut-être juste une erreur de titre — cela arrive, on est distrait. C’est Oreste, et pas Andromaque, qu’il fallait appeler toute cette histoire. La tragédie d’Oreste, tout de suite, ça fait plus sérieux. Le tragiquement tragique Oreste fatalement amoureux de la fatale Hermione, elle-même in love de Pyrrhus qui se fait tuer… Oreste, ça c’est du tragique. Pas si sûr car la bonne nouvelle, c’est qu’Oreste peut s’en tirer plutôt bien, sans serpents sifflants sur sa tête et tout ce qui s’ensuit. Je n’invente rien : c’est écrit aussi, au début de l’acte III, et c’est son copain Pylade qui le dit : Il veut épouser Hermione ? Drôle d’idée mais s’il y tient d’accord et, d’ailleurs, ça sera assez rigolo :

(…) Quoi ! Votre amour se veut charger d’une furie,
qui vous détestera (…)

Hermione et Oreste, ou la furie apprivoisée… Pylade que l’on a connu plus sinistre souffle un bon titre de comédie : Oreste y souffre un peu (« Hermione, chérie, calme-toi ») mais personne ne meurt…

Le problème avec les tragédies, c’est donc qu’on risque fort de
les lire tragiquement.

Et pour l’autre bohémienne qui essayait de nous faire le coup des cartes — ça fait toujours son petit effet sur le touriste perdu en Andalousie —, elle sait très bien que rien n’est écrit, et qu’elle pourrait tout arranger, par exemple — c’est encore le plus simple — prendre un nouvel amant, et lui suggérer de tuer José, comme José a tué l’ancien mari de Carmen. Ça aussi c’est écrit, dans le texte de Mérimée : « Je trouverai quelque bon garçon qui te fera comme tu as fait au borgne. » Pour ce qui est du livret de l’opéra qui raconte la même histoire, le début de l’acte III n’est pas seulement ce moment solennel où s’élève le terrible air des cartes qui m’a fait tellement peur. En même temps, ou presque, qu’elle voit annoncée sa mort irrémédiable, Carmen envisage d’autres possibilités plus riantes. José vit dangereusement et pourrait bien mourir prématurément d’un accident de contrebande, ce qui arrangerait tout le monde : « Sans compter que le métier n’est pas sans péril pour ceux qui, comme toi, refusent de se cacher quand ils entendent des coups de fusil … plusieurs des nôtres y ont laissé leur peau, ton tour viendra. » Mais ce n’est pas la peine d’en venir à ces extrémités. Carmen qui n’a pas tant que ça, après tout, le goût de la tragédie, suggère à plusieurs reprises la seule issue raisonnable : José doit rentrer chez sa mère, qui, ça tombe bien, l’appelle mourante à son chevet (« Ta mère. Eh bien là, vrai, tu ne ferais pas mal d’aller la retrouver, car décidément tu n’es pas fait pour vivre avec nous »). Quelle mort inévitablement tragique ? Quel irrémédiable poignard planté dans le sein de la fatale Carmen par le jaloux don José déçu dans ses espérances ?

pour nous faire oublier qu’on peut recommencer

On peut préférer les nouveaux départs inscrits dans le texte avec autant d’insistance que la fatalité. On continue la chaîne, ou plutôt on recommence, on répète mais en variant : après José, un autre amant, et après l’autre, peut-être encore un autre, jusqu’à ce que mort (mais de vieillesse) s’ensuive. C’est finalement ce que dit la nourrice : après Roméo, Paris, un autre, pas tout à fait le même, mais plutôt mieux si on y réfléchit. Et Roméo d’ailleurs, le pauvre et tragique Roméo, Roméo à la mauvaise étoile, il est bien placé pour le savoir que tout recommence toujours : car — j’en suis vraiment désolée, mais c’est également écrit — Juliette n’est pas exactement sa première… Avant Juliette il y a eu Rosaline et Frère Laurent, qui le connaît depuis ses premières érections, est un peu sceptique quand le marmot, plein de fougue hormonale, monopolise toute la scène 3 de l’acte II pour lui annoncer, tout fier, que l’amour de sa vie c’est Juliette, pas Rosaline non, Juliette. Hier tu pleurais pour Rosaline, ta larme sur ta joue n’est même pas séchée, et maintenant Juliette ?, dit Laurent qui s’en étrangle un peu et de stupeur invoque le grand François, devenu pour l’occasion saint patron du changement : Holy Saint Francis, what a change is here ! L’amour fatal prédestiné prend ici, j’en ai peur, un petit coup dans l’aile. D’autant que Roméo n’est pas très convaincant dans ses explications : oui, mais vous m’aviez dit d’enterrer cet amour (« mais pas dans un tombeau où l’on étend un amour pour en sortir un autre », grommelle Frère L.). Oui mais maintenant c’est Juliette que j’aime (her I love now), et celle que j’aime maintenant (demain, on ne sait pas, mais maintenant en tout cas..), elle me fait tout ce que je lui fais (doth grace for grace and love for love allow), et l’autre, l’ancienne, elle le faisait pas (the other did not so), tente le pleurnichard-narcissique-immature. Mais à Frère Laurent, on ne la lui fait pas : « jeune inconstant », c’est comme ça qu’il l’appelle Roméo, young wavever, espèce de « jeune fluctuant », si on veut rendre la vague prise dans l’adjectif wavever. Roméo, les amours, c’est par vague, et s’il n’y avait pas toute cette histoire, après la vague Rosaline, après la vague Juliette, on peut être à peu près sûr qu’il y aurait eu encore une autre vague. Parce que les étoiles et la lune, ça ne sert pas seulement à maudire les amants, mais aussi à faire aller et venir les marées et les vagues qui recommencent toujours.

Bien que ce constat me coûte, force m’est de signaler que toutes ces morts tragiques sont épouvantablement mal racontées.

C’est pour ça qu’elles essaient de nous impressionner toutes ces tragédies avec leurs sens interdits ronflants, pour nous faire oublier qu’on peut toujours recommencer, qu’on n’est pas obligé de finir, ou plutôt que les fins ça sert aussi à commencer, qu’il n’y a pas une grande fin, mais plein de petites fins qui sont des débuts aussi. Juliette va épouser Paris, Roméo va en aimer une autre — Ophélie ferait bien l’affaire, Carmen va prendre un nouvel amant, Andromaque se remarier, Oreste se faire engueuler par Hermione, ce qui lui rappellera peut-être sa maman Clytemnestre quand elle râlait après son papa Agamemnon — décidément tout recommence, tout le monde va recommencer, ce n’est pas moi qui le dit, c’est écrit, je n’ai fait que lire.

et là je suis moins fière ? Et là je n’y peux rien ?

Oui mais la mort ? Oui mais ils meurent. Et là je suis moins fière ? Et là je n’y peux rien ? Je crains d’y pouvoir quelque chose. Car bien que ce constat me coûte, force m’est de signaler que toutes ces morts tragiques sont épouvantablement mal racontées et que parfois, quand je les lis, je me dis que ce n’est pas possible, que les grands auteurs des classiques qui fondent notre culture occidentale, n’ont pas pu ne pas le voir un peu que c’était mal ficelé. Pour un peu je croirais qu’ils ont fait exprès de faire des fins si mal fichues et si faciles à transformer. Toutes ces fins inévitables, il ne faut pas une heure de peine pour les éviter.

Que dis-je une heure ? Ça se règle en un clin d’œil : Carmen dans l’opéra est dûment prévenue, à l’acte IV et final, que don José la cherche, et il suffit qu’elle s’éloigne pour l’éviter — pourquoi elle reste, on ne sait pas, elle essaie de nous la faire Gitane folklorique, olé je n’ai pas peur je reste par honneur, mais on n’est pas très convaincu. Et si l’on tient à lire tragiquement, il faut faire à ce moment du livret un raisonnement assez compliqué, expliquer que Carmen reste parce qu’elle croit aux cartes qui lui ont dit qu’elle va mourir et que donc, pour ne pas faire mentir les cartes, elle va à la mort, bien que tout aille bien et que son nouvel amant soit sur le point de tuer un taureau et de lui faire hommage de sa victoire — bref c’est la fête et tout va bien, mais non, on ne va pas contrarier les cartes. Il nous faut donc croire que Carmen croit aux cartes au point de ne pas éviter la mort alors qu’elle le peut… C’est surtout à la tragédie qu’il faut croire, pour gober ça sans sourciller… et j’ai vu le dimanche soir sur des chaînes de la télévision nationale des scénarios de mauvais feuilleton mieux motivés que cette fin, qu’il est urgent d’arranger, si je puis me permettre de donner un avis désintéressé.

Si toutefois, il se trouvait que les tragédies de la réalité ont un peu à voir avec les tragédies qu’on lit dans les livres, je serais heureuse de mettre ma modeste expérience de lectrice alternative au service de ceux qui n’y croiraient pas.

Quant à Juliette et à son boutonneux fluctuant, c’est encore plus facile et on sait bien que ça se joue à une demi-heure près (à quelques secondes, d’après mes sources, dans le ballet qui raconte la même histoire…). Il suffit que le jeune fluctuant arrive un tout petit peu plus tard pour que l’objet de ses vœux du moment se réveille devant lui de sa mort qui n’est qu’apparente. Quelques minutes et le tour est joué, on peut sortir le champagne : Shakespeare n’y met vraiment pas beaucoup de bonne volonté. De toute façon, si on tient absolument à la jouer fausse mort, il y a mieux à faire : ils font tous les deux semblant d’être morts, leurs familles les découvrant se désolent, se réconcilient sur l’heure, les deux chers petits se réveillent, ils n’étaient pas morts quelle joie, chants et danses joyeuses, tout le monde est content, the end, bonheur pour toujours, sous réserve bien sûr que Roméo reste fidèle, mais sur ce point je ne peux rien faire. Racine non plus n’est pas très doué en dénouements convaincants et la perche qu’il tend est énorme : Hermione, qui dans le genre furieux est presque aussi fluctuante que son cousin Roméo, change constamment d’avis. Tue Pyrrhus et vite, dit-elle à Oreste (IV, 3). Ah il ne faut pas qu’il le tue, « qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione » (IV, 4). Tu vas voir, salaud de Pyrrhus, si je te tue pas (IV, 4). Ah il ne faut pas qu’il le tue, je dois empêcher ça, « ah devant qu’il expire » (V, 1). Un peu qu’il doit mourir, « Le perfide il mourra » (V, 2). D’ailleurs, c’est moi qui vais le tuer (« Allons c’est à moi seule de me rendre justice » (V, 2). Comment ça tu l’as tué, imbécile ? Mais qui, qui, je te le demande, t’a dit de le tuer ??, « Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ? » (V, 3). Évidemment qu’il ne fallait pas le tuer et quand je te disais de le tuer je voulais dire, c’est évident, que je ne voulais pas et franchement tu aurais pu deviner, « Ah fallait-il en croire une amante insensée ? Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ? » (V, 3). Si on ajoute à cela qu’Oreste n’est pas très chaud pour tuer son cousin Pyrrhus qui ne lui a rien fait, et que d’ailleurs ce n’est pas lui qui le tue, mais les autres Grecs, furieux qu’il épouse la Troyenne Andromaque, il faut admettre que tout cela est pour le moins confus. Hermione ne veut pas vraiment la mort de Pyrrhus et Oreste n’a pas envie de le tuer. Racine choisit finalement de le faire tuer par un groupe de Grecs (qui sont-ils ? On ne sait pas trop…) parce que finalement une mort donnée par Hermione ou par Oreste serait encore moins vraisemblable. Je crains fort que tout ce dénouement soit un peu mal dénoué… Il serait vraiment plus raisonnable de laisser tranquillement Pyrrhus épouser Andromaque, tandis qu’Hermione pour le rendre jaloux épouse évidemment Oreste. Le couple Hermione-Oreste se retrouve au centre de la comédie inventée par Pylade — « La Furie apprivoisée », donc — et le couple Pyrrhus Andromaque se pose là également pour son potentiel comique : une Troyenne épouse un Grec bêlant d’amour et en profite pour prendre le pouvoir et accessoirement venger un peu son mari mort qu’elle aimait bien — « Comment j’ai épousé la veuve de mon pire ennemi », voilà pour la comédie de Pyrrhus. Et comme il est de bonne poétique de toujours unifier l’action, je me permets de suggérer de bâtir toute l’intrigue sur le parallèle qui s’établit naturellement entre ces deux mariages ratés, et bien sûr de rebaptiser Andromaque : « Les deux maris » est déjà pris par Molière, mais « La veuve et la furie », ce n’est pas mal…

nous cherchons des raisons à ce que nous lisons

Mes ennemis sont puissants et je ne sous-estime pas la puissance du lobby de la fatalité. Je sais que l’on fera tout pour entraver ma saine entreprise. Je sais ce que l’on dira, que j’ai choisi mes exemples, que peut-être Andromaque mais Phèdre, ah Phèdre, que Roméo d’accord, mais Macbeth et Lear je ferais moins la fière, que Carmen, admettons, mais Carmen, est-ce seulement une tragédie, Carmen ? J’attends les coups — on en prend beaucoup dans les meilleures comédies. Mais je suis assez tranquille. Mes exemples ne font rien à l’affaire et je parviendrai, je m’en vante, au même résultat sur toute tragédie fatalisante que l’on voudra bien me soumettre. Car ce n’est pas que certains textes soient joyeux et d’autres tristement tristes. C’est plutôt qu’une tragédie est un texte qui fait croire qu’il est tragique et seulement tragique, qu’il ne peut être que tragique (« rien que la mort », dit Shakespeare), qu’il n’y a pas le choix, pas d’autres perspectives. L’illusion tragique est la nôtre quand nous croyons à cette propagande bruyante, lisons à charge tragique et jamais à décharge comique, cherchons des raisons à ce que nous lisons, expliquons, motivons avec application ce qui est déjà motivé, plus ou moins bien, par le destin, et détournons les yeux de tout ce qui ne va pas dans la direction du sens unique obligatoire. Rien n’empêche de lire différemment, comiquement par exemple, selon la comédie où tout est toujours possible.

ces panneaux de faux marbre où la fatalité…

J’ai dit que je ne m’y connaissais pas beaucoup en réalité. C’est vrai. À moins bien sûr de considérer que l’illusion tragique a quelque peu contaminé le monde où il me faut bien vivre quand je ne suis pas dans les livres. Comme j’enlève mon scaphandre, et offre un chocolat chaud à Roméo dont je n’arrive pas à me débarrasser (je pourrais pourtant être sa mère), d’étranges bruits parviennent à mes oreilles : circulez, il n’y a rien à voir, car il n’y a rien d’autre à faire que de faire ce qu’il faut faire. C’est triste mais c’est comme ça : la tragédie des femmes battues, de Tchernobyl, de l’esclavage moderne, du viol, la tragédie des Rohingyas, « une tragédie selon le pape », la « tragédie syrienne », « Méditerranée, la tragédie de trop », et même, dans ma revue préférée, « une tragédie en trois actes ». Et tout cela bien nécessaire, impossible à changer, à subir obligatoirement : les mesures nécessaires, les nécessaires efforts, les réformes nécessaires, les sacrifices nécessaires, ou encore récemment, dans la presse, cette manière de rapporter les propos d’un grand auteur de tragédie sévissant dans la réalité : « Il n’y a pas d’alternative à cet accord sur les réfugiés, Il est “le seul moyen de résoudre le problème” ».

J’ai trop fréquenté les livres et pas assez le monde. Je n’ai pas d’avis bien autorisé à donner sur ces beaux décors tragiques de la réalité. Peut-être, après tout, ces tragédies-là sont-elles vraiment tragiques, et peut-être les faits sont-ils vraiment irrémédiables, car les faits cela se constate, un point c’est tout. Si toutefois, il se trouvait que les tragédies de la réalité ont un peu à voir avec les tragédies qu’on lit dans les livres, ou si d’aventure on s’avisait que l’illusion tragique sévit ailleurs que dans les belles histoires, je serais heureuse de mettre ma modeste expérience de lectrice alternative au service de ceux qui n’y croiraient pas. Car ce n’est pas si difficile de passer à travers les panneaux de faux marbre où la fatalité est écrite en lettres plaquées or. Il faut juste ne pas se laisser impressionner. Et puisque c’est écrit il faut lire sans en faire toute une tragédie. Lire, en quelque sorte, joyeusement.

Notes

[1Aucun vers de douze syllabes n’a été maltraité durant la rédaction de cet article.