Vacarme 76 / Cahier

« hier il pleuvait et c’est de la neige qui est tombée »

par

Pareloup et Film Flamme présentent Mon père à l’ouest, un film de Sylvie Nayral. Mon père est parti par l’ouest dit Sylvie. « Cherchant au travers des distorsions provoquées par la morphine à comprendre où il était, il dessina en creux depuis ses interprétations délirantes, un portrait éloquent d’un lieu collectif : l’hôpital. La reprise de ses paroles se conjugue au travail en plein air d’un couple de paysans de grand âge soignant leur jardin, que l’on respire à pleins poumons. »

Nous sommes le 26 février à Marseille, au Polygone étoilé. C’est une projection presque confidentielle à laquelle je suis avec une amie. Ce lieu, dans une cité de la grande ville porte bien son nom. L’écran est grand dans la salle de projection de cette association qui permet aux réalisateurs de finir leur travail en cours. Sylvie y a terminé le montage, qui avait déjà duré deux ans. Le film commence.

Plans d’écrans tramés d’abord, la couleur déborde le contour, le regard s’y dépose. Une voix se détache, nous précède. Elle sait où elle va. Ni une direction, ni un horizon. Elle invite à la suivre. C’est la voix de Sylvie, ce sont les phrases de son père, Jean Nayral. Des phrases précises, décousues, extraordinaires, lumineuses, « il me semblerait que le professeur Huchoir lui je ne suis pas sûr qu’il ait une opinion garantie sur la chose. D’ailleurs il coiffe de très haut. C’est comme Teaunor : il a des directeurs qui dirigent, mais ce n’est pas lui qui va. »

Ces phrases, Sylvie les a enregistrées à l’hôpital où son père est resté jusqu’à sa mort, avec son accord. Sans savoir ce qu’elle en ferait. Dans l’intuition qu’il lui fallait recueillir ce qui se déposait là, juste avant la déverse. À la dernière visite, elle oublie l’enregistreur.

Plus tard, elle écoute. « Il m’a semblé qu’il y avait des miroirs mais je n’ai pas souvenance de ma propre image, de mon reflet autrement dit, je ne comprenais pas ce que je faisais là. C’est comme s’ils voulaient me fourguer un truc auquel je n’avais pas eu le temps de réfléchir. » De souvenirs en hallucinations, Jean Nayral dit ses pensées, serre les lieux où sa vie l’a mené. Les arêtes de la guerre, jaillissent en plein hôpital, « Je ne sais pas si je pensais à Auschwitz quand même, mais là pas d’explications. Alors ça comme bras de fer, mais je n’ai pas eu peur non. »

Rien n’est émoussé mais le temps n’a plus cours, « tu as l’impression de vivre dans des caisses séparées, c’est comme une banque, c’est comme un magasin ». Dans chaque phrase s’entend cette tentative de réordonner le sens, à cloche-pied. « Je connais à peu près la date, on doit être le 25 herbier. Sur ces jours-ci cela se déplace, ça bouge, ce n’est pas confortable : on n’est pas chez soi bien sûr, et puis c’est une collectivité émotive très malléable ». De souvenirs en hallucinations, les mots jouent d’élégance pour arracher des bouts de lumière à l’opacité, « J’entends des gars jaspiner moitié en français moitié en anglais. C’étaient des types en train de travailler sur des hublots des îles anglo-normandes, pour l’installation d’outils glaciaires. »

Une voix se détache, nous précède. Elle sait où elle va. Ni une direction, ni un horizon. Elle invite à la suivre.

Le langage est redevenu un matériau rétif, possédé par cette langue à la vigueur d’enfance qui fait effraction au milieu du grand âge. Cette langue, plus qu’il ne la saisit Jean Nayral en est saisi. On perçoit la bride, on entend l’accroc. Il s’agit de dire et dire encore pour chercher à réordonner les arêtes du réel, l’inconsistance du corps, quand tout fout le camp, « Alors me dis-je tu ne vas pas crever là : je hurlais, j’appelais, et tout d’un coup arrive une femme qui me dit mais pourquoi criez-vous comme ça ? Parce que Madame je crois que je me suis égaré, je voudrais bien savoir où je suis ? »

Sylvie transcrit les enregistrements, pas tout. Puis elle prélève ce qui devient un texte.

Plus tard. Dans le Lévézou où elle habite une partie de l’année, elle se rend au jardin de ses voisins. C’est un couple de grand âge qu’elle connaît bien. Elle leur demande si elle peut les filmer. S’asseoir par terre comme une enfant, près d’eux, et poser son regard, près du sol. C’est oui.

Alors elle filme cette vieille femme penchée, qui enfonce avec ses pouces les pousses de légumes. Et égrène parfois de petits commentaires Voyez ceux-là ils ne sont pas nés, ils sont trop plats-plats [1]. C’était ce qu’il lui fallait. Et c’est à ces corps si vieux, courbés, que le texte de son père trouve appui.

C’est le temps des semences au potager que Monsieur et Madame Malaval cultivent chaque année à flanc de coteau. Jour après jour. Des brins, des feuilles sortent des mottes, sont déplacés. Là j’en ai semé mais ils naîtront pas, c’est des pastèques qu’on appelle. Les plans sont éclaircis. La végétation monte. Ce doit être cinq heures maintenant.

Sylvie filme toute une saison, du printemps à l’automne 2011. Presqu’en silence.

Autour il y a la profusion du vert en écharpe. Les arbres, les prés, les collines. Le vert et le bleu, couleurs répandues dans les branches, le vent, le souffle, les bourrasques, la pluie.

L’enregistreur d’abord, la caméra ensuite, appuyés au corps de Sylvie qu’ils protègent et prolongent, recueillent dans la parole et les gestes un cerne. Le film, dont le montage prit le temps qu’il faut pour trouver cette écriture cinématographique, évide doucement chez les spectateurs le regard et l’ouïe du sable qui les comble pour les laisser flotter dans ce cerne. L’accès à ce creux est d’une tendresse bouleversante. Sur son bord, Jean Nayral et Mme Malaval nous passent des bouts de savoir. « On me prépare. La préparation à quoi ? À la suite, à la préparation ». Et là, dans nos fauteuils, chacun perd des enveloppes, s’allège, et par-dessus ces corps penchés, se penche sur sa propre obscurité.

Je distingue des jardins, des instants, des êtres disparus restés là, à peine décolorés, vivant à foison.

Peu après, je retourne dans la maison de mon enfance, arpenter avec ma fille la pièce lumineuse du jardin et le jardin. Les arbres, le coin des nids, le petit escalier de pierres disjointes, les pommiers si vieux qui vivent encore, le puits, les peupliers, le flot de millepertuis.

J’entends les mots de Jean dans la voix de Sylvie « Ce matin je me suis demandé où tu es, mais tu es chez toi, et évidemment j’étais chez moi ! J’ai eu un instant de doute et puis non, j’étais chez moi. Ce qu’il y a, c’est que je ne reconnais pas les arbres là-bas qui sont un peu trop courts ».

Et Mme Malaval. Allez, on s’en va !

Notes

[1Les phrases en italiques sont celles de Mme Malaval. Les phrases entre guillemets sont celles de Jean Nayral.