Vacarme 76 / Cahier

kopecks

Vu la télévision et presque pleuré. Je me souviens de tout.

Vu les dents du monstre qui riait là-bas, à Tchernobyl. Vu les dents de l’air et les dents des nuages car air avait des dents, là-bas, nuage avait des dents ; et les dents du soleil. Je me souviens les gens sous la fenêtre, courir avec leurs dents et avec leurs visages, courir avec leurs yeux. Leurs dents dehors les gens, et leurs visages, et leurs yeux sont dehors : c’est la peur. La peur sort les dents, les visages, les yeux. La peur sort les gens. Un homme ça ne peut pas rester chez lui. Un homme ça ne peut pas rester dans la maison. Un homme ça doit prendre une valise ses enfants et partir, parce qu’ici c’est mourir, dit mon père. Je me souviens les autocars : orange dans la nuit, silencieux, attendent de sortir les gens de la ville, otages. Attendent sous les fenêtres. Attendent sur la place. Attendent hors le manège. Attendent hors le cinéma, cinéma Prométhée où travaille ma mère. Attendent comme les chevaux, milliers de chevaux-machines venus prendre les gens et partir. Ça ne voit pas, ça ne respire pas, une machine : ça ne dort pas, ça ne se fatigue jamais. Les autocars peuvent prendre les gens, les machines peuvent faire le travail sans pleurer, dit mon père.

Vu la télévision et presque pleuré. Je me souviens de tout.

Oncle Lionia est dans la machine, là-bas, il travaille dans son ventre. Oncle Lionia aime la machine comme les paysans leurs chevaux et leurs bêtes. Oncle Lionia pose sur la machine sa main comme les paysans leurs chevaux et leurs bêtes. Oncle Lionia pense que la machine est bonne. Oncle Lionia lui apporte de l’eau. Oncle Lionia pense que la machine apporte la lumière. Oncle Lionia dit qu’avec la machine le peuple n’a plus froid. Oncle Lionia parfois visite la machine le dimanche, même quand il n’a pas de travail : le dimanche, oncle Lionia pêche la carpe sur le lac du réacteur. Oncle Lionia construit la machine quand je n’étais pas et il dit mon enfant. Maintenant oncle Lionia pleure parce que la machine est malade. Va peut-être mourir, dit, est peut-être mort, et il pleure. Maintenant oncle Lionia dans le ventre du réacteur essaye de sauver son enfant.

Maintenant les gens jeunes courent autour du réacteur. Les gens jeunes ont des jambes pour courir et des mains pour prendre les pelles ou ramasser le graphite à mains nues. Beaucoup de gens jeunes en Union soviétique, ils viennent avec leurs jambes et avec leurs mains pour courir sur le toit et ramasser le graphite à mains nues, ils courent sur le toit, ils comptent, et toute la ville les regarde. Ils sont beaux, dit ma mère, ils comptent : le premier arrivé à 30 sera sauvé.

Maintenant les hommes quittent la ville et les chiens et les chats supplient les hommes de les emporter de partir, mais les hommes ne peuvent pas les prendre. Les enfants expliquent aux chiens qu’ils ne peuvent pas les prendre. Les enfants disent au revoir aux arbres. Les hommes quittent le pays tant qu’il fait encore nuit et ne lui disent pas au revoir : c’est la honte. Les hommes quittent le pays en silence pour que le pays ne se réveille pas. Demain, le pays se réveillera et regardera autour de lui.

Mais Bouba grand-mère non. Elle ne veut pas partir. Elle ne veut pas laisser son pays et ses morts. Elle dit que les morts ont besoin des vivants et les vivants des morts. Elle dit qu’elle n’est pas folle, qu’elle a décidé de rester. Elle dit eau du puits comme avant et colza comme avant. Et radioactivité où ? Elle dit qu’elle est née là, qu’elle était là avant le communisme, qu’elle sera là après, qu’elle travaille depuis sa naissance et travaillera jusqu’à sa mort et que le moment venu elle se couchera pour attendre. Elle dit que la radioactivité peut venir, si elle veut.

Elle est sur le chemin et se fabrique un visage d’au revoir, pas trop de larmes, disent les arbres, pas trop de larmes. Est-ce que les arbres peuvent pleurer à la place des hommes ? L’autobus passe devant la maison le puits et passe devant elle et Bouba enlève son fichu et c’est la première fois que je vois ses cheveux, son fichu comme un drap et elle reste loin derrière sur le bord de la route.

Le pays reste là : ça ne peut pas partir, un arbre, ça ne peut pas partir, un lac.

Vu la télévision et presque pleuré. Je me souviens de tout.

Maintenant les hommes vivent dans une autre ville.

Maintenant le pays est une carte sur le mur du salon. Maintenant mon père essaye de trouver du travail ailleurs et ma mère attend l’inscription à l’école. Maintenant les nouveaux enfants me demandent d’où je viens.

Maintenant les médecins demandent de m’asseoir sur un fauteuil qui mesure les rayons.

Maintenant l’appartement est clair, 350 fenêtres sur le dos de l’immeuble.

Maintenant oncle Lionia revient du réacteur.

Vu la télévision et presque pleuré. Je me souviens de tout.

Oncle Kostia rappeler les noms. Oncle Lionia sur le lac, trop fatigué depuis. Oncle Lionia dans le réacteur. Aller à la fenêtre. Marcher. Courir. Jeune homme de 35 ans avant, vieillard de 70 ans depuis. Durée moyenne de vie. Rester à la fenêtre.

Oncle Lionia fenêtre.
Oncle Lionia salon.
Oncle Lionia mots croisés.
Oncle Lionia cigarettes.
Oncle Lionia chaise roulante.
Oncle Lionia survêtement de sport sans courir.
Oncle Lionia salade, mange !, mange !, Oncle Lionia maigre, jamais faim.
Oncle Lionia sommeil. Oncle Lionia cauchemars. Oncle Lionia cris derrière la porte la nuit et la lumière se rendormir enfant.
Oncle Lionia maux de tête. Oncle Lionia interdit. Oncle Lionia dans le vent, visage, pantalon rouge sur le gris, peluche, laver, vomir encore.
Oncle Lionia sur le banc tout en bas de l’immeuble.
Oncle Lionia médaille.
Oncle Lionia foutu dit mon père à ma mère, ses mains en coupe pour ramasser ses larmes, petites mains pour pleurer.
Oncle Lionia ambulance.
Oncle Lionia plus là.
Oncle Lionia parti.
Plus devant la fenêtre.
Plus devant la télévision.
Plus sur le canapé.
Plus aux toilettes.
Nulle part.
Salut, Oncle Lionia.

Vu la télévision et presque pleuré. Je me souviens de tout.

Je me souviens le dernier Premier mai transparent et opaque, transparent comme les radiations, comme le vent au soleil, comme le vent à sécher les vêtements au soleil, transparent comme le printemps, opaque comme le Château, comme l’Agence atomique, opaque et transparent comme perestroïka et secret nucléaire. Je me souviens le dernier Premier mai : les papillons, les fleurs et les slogans au crayon feutre et la Gloire au Travail et les portraits des dirigeants, clairs dans l’avenir, et ceux des cosmonautes souriant à nous d’un autre espace et les colombes de bois blanc et les bombes atomiques barrées de noir pour la Paix et les drapeaux, les Républiques de la Fédération rouges, tous rouges, et l’orchestre militaire, le son de la grosse caisse dans le cœur et le crépitement du tambour, pluie de paille, et les enfants, ballons de 10 kopecks, ballons de 5 kopecks, sachets de papier et de cellophane gris à 25 kopecks la pièce et les ballons multicolores lâchés dans le ciel clair et les étoiles en hélium à la devanture des magasins de jouets et la figure des héros et l’emblème des travailleurs de la métallurgie et les petits fanions brillants en tissu synthétique et les mains des enfants serrées sur le bois frêle à bout de bras, là-haut, et les chansons, Le Soleil brillera toujours, Nous habitons la Terre et les accordéons pour remonter le temps et les panneaux écrits, « Nous approuvons les décisions du congrès du parti communiste de l’Union soviétique ! » et les couleurs et les sourires et les rides bienveillantes sur les visages d’autrefois, là-bas, à la tribune, nos saluts de la main, printemps, tout un peuple gonflé d’hélium délesté et lâché au dernier Premier mai dans le ciel de mort.

Vu la télévision et presque pleuré. Je me souviens de tout.

Maintenant oncle Lionia court sur le toit du réacteur, court et compte, le premier arrivé à 30 sera sauvé, oncle Lionia se penche pour ramasser la pelle mais il n’y a pas de pelle, oncle Lionia ramasse le graphite à mains nues et le jette dans le vide, oncle Lionia se penche dessus le réacteur et il l’entend pleurer : pauvre chose, pauvre bête blessée qui demande à finir. Maintenant oncle Lionia fini. Maintenant oncle Lionia héros : oncle Lionia a sauvé l’Europe, dit mon père, mais le monstre encore là ; oncle Lionia a sauvé l’Europe et l’Europe sauvée, pas finie, mais le monstre encore là, dit mon père.

Post-scriptum

Extrait du texte pour le théâtre Dans mon pays, on dit que Tchernobyl est un arbre qui grandit dont la version en langue grecque est présentée à Athènes dans le lieu de création « Atelier de réparation de télévisions » (KET), à partir du 21 mai 2016, dans une mise en scène de Fotini Banou.

Né en 1971 à Paris, Dimitris Alexakis est écrivain et il anime le KET (« Atelier de réparation de télévisions »), un espace de création né au cœur de la crise dans le quartier de Kipseli, à Athènes. Son blog Ou la vie sauvage. Les photos qui accompagnent ce texte sont de l’auteur.