Vacarme 76 / Cahier

démocratisations

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Nous vivons des temps intéressants, où beaucoup de repères changent très vite. Raison de plus pour ne jamais abdiquer la responsabilité intellectuelle qui porte sur la réflexion et la discussion et notamment, même si cela ne suffit pas, sur le sens des mots dont nous nous servons. Ce sont des enjeux, des instruments, des préjugés, parfois des pièges. Un de ces mots est « démocratie », que la conjoncture met une fois de plus au premier plan, à la fois localement et globalement (ou, comme je préfère dire, transversalement, comparativement). Avec Nuit debout (toujours en vie au moment où j’écris), avec les luttes et mouvements divers suscités en France par l’opposition à la loi El Khomri (qui sans doute a cristallisé beaucoup d’autres besoins de révolte, et qui s’est exprimée dans une multiplicité d’espaces réels ou « virtuels » qui se sont créés pour cela), mais aussi avec les échos qui nous parviennent de la campagne électorale américaine, où s’affrontent à nouveau le principe du débat d’idées et celui de l’achat des votes, du Brésil où la Présidente Dilma Roussev a été éliminée par un coup d’État parlementaire, ou de la Turquie où l’installation d’un régime « présidentiel » autoritaire est en bonne voie, le caractère névralgique de la question de la démocratie, mais aussi l’extrême incertitude de ses formes et de son usage nous somment de dire ce que nous en savons et d’éprouver la pertinence relative des éléments de ce savoir.

Dans ces quelques notes [1], je voudrais donner, en abrégé, l’état actuel de ma réflexion sur cette question — pour contribuer à une discussion plus large, bien entendu.

La première chose qu’il me semble important de redire, et aussi de clarifier au regard de toute une série de positions philosophiques et politiques en jeu, c’est que la démocratie n’est pas un régime, en tout cas pas un régime comme les autres (même pas le « meilleur », ou le « moins mauvais », comme l’énoncent des dictons célèbres). Un débat court à ce sujet depuis ce qu’on a appelé l’invention de la politique chez les anciens Grecs (même s’il y a lieu de discuter ce monopole), dans lequel je pense qu’il faut souligner l’idée que l’élément démocratique « pur » (par exemple l’affirmation de la compétence du peuple dans sa totalité, ou de sa capacité à se gouverner) est toujours en position d’excès par rapport aux institutions (ce qui ne veut pas dire qu’il puisse s’en passer), ou en position de manque par rapport au pouvoir que la « masse » (le plèthos, la plebs, les « citoyens » ou les « simples gens ») est en mesure d’imposer ou d’exercer. Il faut toujours revenir à cette aporie fondatrice, et aux modalités de son insistance, en particulier dans un moment où la démocratie, qualifiée de diverses façons (« libérale » ou « illibérale ») est proclamée comme le fond de l’ordre existant, et risque pour cette raison même d’être disqualifiée aux yeux de beaucoup. Je suis d’accord sur ce point avec Jacques Rancière (La haine de la démocratie, 2005) pour penser que, dans la mesure où elle se fonde sur la « méthode de l’égalité » qui ne transige pas avec son caractère de principe, la démocratie ne peut pas être un régime constitué. En revanche, elle ne cesse d’animer les luttes et les mouvements qui contestent les différents régimes oligarchiques dans lesquels nous vivons, et elle constitue un enjeu qui ne peut pas disparaître, puisque même les oligarchies ont besoin de s’en réclamer et de « capter » en quelque sorte le fondement de légitimité qu’elle représente.

La réactivation du principe démocratique passe par une demande « effective » de participation qui se donne elle-même les temps et les lieux de son exercice, la « nuit », les « places ».

Cela ne veut pas dire que les constitutions, les garanties juridiques pour l’exercice des droits individuels et collectifs, depuis la liberté d’expression jusqu’au droit de grève, n’aient pas d’importance, bien au contraire, et le contexte international dans lequel nous soulevons ces questions en manifeste une fois de plus la nécessité. Mais cela veut dire que leur efficacité démocratique et leur existence même apparaissent toujours historiquement conditionnées par des rapports de forces, qu’on pourrait être tenté de définir tautologiquement comme l’état du conflit entre demande de « démocratisation » et résistance à ces demandes, ou tendance à la « dé-démocratisation » de la démocratie elle-même (pour reprendre l’expression de Wendy Brown), mais qu’il faut essayer de rapporter à des situations et à des moments historiques précis. Il est évident, par exemple, que les régimes de « démocratie parlementaire » dans lesquels nous vivons, en Europe de l’Ouest, sont — à des degrés inégaux — en proie à des devenirs autoritaires et technocratiques, dont les causes sont multiples mais se surdéterminent : monopolisation croissante des fonctions de représentation et de gouvernement par une caste de politiciens professionnels qui ont tendanciellement remplacé les anciens « notables » bourgeois, délocalisation des centres d’exercice du pouvoir réel de façon à les placer hors d’atteinte de la contestation et même du contrôle représentatif (dont le fonctionnement de l’Union Européenne fournit un exemple paradigmatique), « neutralisation » du politique au profit de la « gouvernance » économique et (de plus en plus) purement financière, etc. C’est en face de ces tendances lourdes qu’il importe de cartographier les formes de « résistance », leur capacité d’invention d’un langage et d’une sociabilité nouvelle, les possibilités rien moins qu’évidentes de leur convergence en vue de faire surgir un nouveau moment, et peut-être un nouvel âge démocratique qui fasse le tri dans les institutions héritées du passé (dont certaines sont extrêmement précieuses, mais sont devenues des fétiches) et qui traverse les frontières de nations, voire de civilisations. La question, me semble-t-il, n’est pas de défendre ou d’attaquer la démocratie, mais de mettre la démocratisation à l’ordre du jour, aussi bien intellectuellement que politiquement, de façon à en repérer les possibilités et les manques, ou les impasses.

De ce point de vue, parce qu’il faut aller très vite, je dirai d’abord qu’il me semble très important de ne pas croire à une simplicité, une univocité de la démocratisation, qui ferait qu’on puisse la ramener à un processus unique. C’est en un sens l’envers de la question du « régime », car l’idée d’un principe unique de la démocratie engendre aussi bien un fétichisme constitutionnel (par exemple celui du « pluralisme », ou du « parlementarisme ») qu’un fétichisme anticonstitutionnel (par exemple celui de la « démocratie directe », non représentative, dans la tradition rousseauiste et anarchiste). Il y a quelque chose d’essentiel de ce point de vue dans la tradition philosophique de la « constitution mixte », qui avait notamment inspiré Machiavel, mais que je propose de reformuler en termes de démocratie mixte, ou composite. Cependant il est évident que dans des moments historiques déterminés, et en des lieux déterminés d’affrontement ayant pour objet la démocratisation et la dé-démocratisation, un aspect peut et doit venir au premier plan, et « concentrer » en quelque sorte les enjeux du conflit : par exemple la prise de parole par les citoyens (expression dont Michel de Certeau s’était servi pour caractériser l’esprit de mai 1968, dans son expansivité multiforme, et que, non par hasard, on voit revenir en ce moment au premier plan aux quatre coins de la planète).

Faute de place, je vais laisser de côté (en espérant y revenir dans une prochaine chronique) une première façon de réfléchir et de discuter la complexité, ou la multiplicité interne du processus de démocratisation, qui renvoie à la dialectique de la puissance constituante du peuple, du jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs (dont, évidemment, l’État et, en face de lui, ce qu’on peut appeler génériquement « l’insurrection ») [2], et par conséquent des formes de la citoyenneté « active ». Ou plutôt je vais présupposer que toute démocratisation effective coïncide avec un renversement du primat des institutions de pouvoir sur la citoyenneté active, de façon à maximiser la liberté de délibérer et de décider pour le plus grand nombre possible de « citoyens » dans l’espace politique, à quelque niveau que celui-ci se trouve défini (le niveau étatique certainement n’est pas le seul). Et, partant de là, je vais essayer de revenir à la querelle apparemment inextinguible des différentes « formes » de démocratie. En général, sous l’effet de ce que j’ai appelé plus haut un fétichisme institutionnel, on se concentre sur l’antithèse de la démocratie représentative et de la démocratie « directe » (ou participative), dont on essaye soit de choisir un terme soit de doser les proportions. Je pense qu’il faut déplacer ce genre de débat stérile, en problématisant chacun des deux termes et en ajoutant le terme généralement manquant, que j’appellerai la « démocratie conflictuelle » (en m’inspirant plutôt de la tradition machiavélienne du conflitto civile et des analyses de Max Weber à propos de La ville que de Schmitt, assez fréquemment invoqué en ce moment, dans des variantes curieusement édulcorées). [3]

Évidemment il est absurde de vouloir « saucissonner » les pratiques et les institutions démocratiques, surtout dans la perspective d’une transformation et d’une rénovation permanente : l’effet démocratique ou mieux, l’effet de démocratisation, ne peut être produit, en général, que par une articulation et une superposition de formes diverses. Mais il est clair aussi à mes yeux qu’il est utile de distinguer et de discuter abstraitement les formes, ne serait-ce que pour pouvoir mieux identifier ce qui, dans un moment donné, est stratégique (mais aussi par contrecoup ce qui risque de manquer). A cet effet je proposerai à nouveau une triade.

Le premier terme de la triade, ou la modalité de base, c’est la participation. Son retour au premier plan marque bien l’énorme signification des manifestations actuelles, en France après d’autres pays. Pour une raison qui est d’abord négative, mais en apparence seulement, car cette « négativité » est chargée de puissance affirmative. Les oligarchies qui se dénomment elles-mêmes « démocraties » (et se prévalent à cet effet de garanties constitutionnelles qu’elles offrent contre la tyrannie ou la suppression des libertés individuelles) ont en effet systématiquement éliminé la participation, au nom de l’expertise, de « l’ignorance du peuple » ou de son indisponibilité, instituant la citoyenneté passive comme principe de gouvernement. Elles y ont été aidées par la dégénérescence des formes d’expression (et d’encadrement) traditionnelles des citoyens, en particulier la forme « parti ». On stigmatise, dès lors, comme « populisme » (en pratiquant au besoin tous les amalgames entre les positions politiques), toute remise en cause du monopole des experts. Il est probable par conséquent que la réactivation du principe démocratique en face du principe oligarchique passe aujourd’hui par une demande « effective » de participation, qui n’attend pas qu’on lui octroie les moyens et le « droit » de se mettre en œuvre, mais qui se donne elle-même les temps et les lieux de son exercice (la « nuit », les « places »). Je pense cependant qu’il faut ici avoir en tête deux problèmes à discuter (et de fait, ils le sont). Le premier, c’est le fait que la participation suppose une réunion, une communication entre les individus : elle ne peut, évidemment, se contenter d’additionner des individus et d’instituer entre eux un tour de parole… Quels sont les moyens de la communication ? Ce problème n’est technique qu’en apparence, il relève au fond de la capacité politique. La combinaison du recours à l’internet et aux « réseaux » (le million de signatures pour la pétition contre la loi El Khomri initiée par la féministe Caroline de Haas) et de la « rencontre » physique dans laquelle se mettent en mouvement les « esprits animaux » ou les passions du collectif, montre que la question est posée. Le second problème, c’est que la participation contribue à la démocratisation non seulement en donnant la parole aux citoyens et citoyennes, mais en leur donnant l’initiative. C’est pourquoi la notion de « place » est importante : sans doute les places où se font les réunions ont toujours une valeur plus ou moins mythique qui leur confère une autorité symbolique, mais fondamentalement elles ne préexistent pas à leur occupation. Ce qui veut dire que ce n’est pas l’État, ou l’institution en général, qui les « offre » ou les « concède » pour un exercice mesuré, calibré et contrôlé de la parole publique, limitant par avance sa portée politique. Ce ne sont pas des « comices ». Mais en contrepartie, les « places » sont à l’écart des lieux de pouvoir (politique, et surtout économique), elles n’y « touchent » pas. Et leur puissance de transformation du réel ne s’exerce que symboliquement, en ébranlant l’opinion publique. Arrive inévitablement le moment où se pose la question de savoir quelles décisions sont suivies d’effets…

Dans des sociétés structurellement inégalitaires, l’égalité ne s’impose
jamais sans conflit.

D’où l’impossibilité d’éliminer la question de la représentation, et de surmonter les alternatives mécaniques entre plusieurs principes démocratiques (représentation ou participation). Démocratiser la représentation est un objectif qui ne se laisse pas marginaliser sans dommages. J’insiste sur l’importance d’une pratique de la représentation parce que je pense que nous ne devons pas nous laisser enfermer dans des débats stériles, et finalement opportunistes, à propos du parlementarisme. La représentation en général n’est pas réductible au parlementarisme qui, à l’évidence, est aujourd’hui en pleine crise, aussi bien du point de vue de son effectivité que de sa légitimité. La représentation est un pouvoir du peuple en tant qu’il fait « corps » et s’organise lui-même pour « gouverner » les pouvoirs institués (exécutifs, législatifs, administratifs, voire judiciaires) qui le gouvernent. Mais la représentation est toujours un point névralgique de renversement entre démocratisation et dé-démocratisation, parce qu’elle peut osciller entre deux extrêmes dont l’histoire prouve que la « juste mesure » est très difficile à trouver : ce que j’appelle d’un côté l’autorisation (qui donne à des « représentants » tout le pouvoir de gouverner en ne laissant aux citoyens que celui de les « élire » ou de les « acclamer ») (et c’est évidemment de ce côté que nous sommes complètement passés aujourd’hui, ce qui a mené à la délégitimation du principe même), et ce que j’appelle de l’autre le contrôle, dont la forme extrême est le « mandat impératif » qui prive les représentants de leur propre capacité délibérative sans pour autant nécessairement la reconstituer du côté des citoyens). Et selon toute probabilité cette question n’est pas séparable de l’autre question toujours ouverte, celle de la représentativité des représentants, non seulement en termes formels (élection), mais en termes sociaux, donc réels : quelle fraction du peuple « autorise » ou « contrôle » ? On sait que nos oligarchies démocratiques disposent d’une large palette de moyens permettant en fait d’exclure de la représentation une large majorité des citoyens : femmes (encore aujourd’hui), ouvriers et généralement travailleurs, immigrés réputés indéfiniment extérieurs au corps politique, et au-delà, étrangers et résidents, qui n’en sont pas moins assujettis à l’exercice du pouvoir… C’est sur ce point, en particulier, que l’intervention du principe inverse, celui de la démocratie directe, peut commencer à changer les choses (bien que sans aucun automatisme, les inégalités et les exclusions se reproduisent parfois en son sein). C’est aussi la raison pour laquelle il ne faut pas négliger un troisième mode de démocratisation.

C’est ce que j’appelle, après Machiavel et Weber, la « démocratie conflictuelle ». D’autres diront simplement que le conflit est une caractéristique intrinsèque de la démocratie, ou qu’il n’y a pas de « vraie » démocratie sans conflit. Mais je pense qu’il est utile d’en isoler certaines caractéristiques et certains problèmes pour les discuter comme tels. Dans des sociétés structurellement inégalitaires (éminemment le capitalisme), l’égalité ne s’impose jamais sans conflit. La « lutte des classes » est un modèle historique du conflit démocratique, mais ce n’est pas le seul (il a même eu tendance, en s’instituant, à occulter et réprimer les autres). Cependant il a l’avantage de faire ressortir un dilemme qui hante toute pratique de démocratisation par le conflit, dont on pourrait dire que c’est le dilemme de la guerre civile et du pluralisme (en particulier du pluralisme « libéral »). Si la première tend vers l’éclatement de la société, le second tend vers le consensus : deux modalités d’autodestruction du politique. Ce qui est intéressant, cependant, dans une conjoncture comme celle que nous vivons aujourd’hui en France, et sans doute au-delà (dans l’attente, non seulement d’une « convergence des luttes », mais d’une « traversée des frontières »), c’est le fait que la démocratie conflictuelle ait ressurgi d’une façon extraordinairement intempestive au détriment d’une forme particulièrement destructrice de « consensus » technocratique, à laquelle la « mondialisation » et la « modernisation » fournissaient un langage préfabriqué. Cela redonne quelques couleurs au « pluralisme », tout en permettant de prendre des distances avec la « guerre civile », dont la forme manifestement la plus redoutable aujourd’hui n’est pas la « guerre de classes » mais la « guerre de races », sous la forme du développement de la xénophobie et de la transformation des immigrés (ou des réfugiés) en ennemis intérieurs. Il est donc particulièrement urgent de défendre, étendre et protéger la conflictualité démocratique dans le champ de la participation comme dans celui de la représentation, en particulier contre les possibilités de son écrasement par la violence, ou de sa disqualification par le gouvernement des experts, afin de maintenir ouverte la perspective d’une démocratisation de la démocratie.

Notes

[1Ce texte est en partie repris d’une intervention que j’ai faite il y a trois semaines à Istanbul au Forum de l’association et des éditions Monokl, 7 et 8 mai 2016, en compagnie de Volkan Celebi, Ahmet Soysal, Jacques Rancière et Bertrand Ogilvie.

[2Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté. Essais politiques, Presses Universitaires de France, Paris 2010.

[3Je pense à Chantal Mouffe, quel que soit le mérite de ses analyses en face des conceptions « consensuelles » de la démocratie. On vient de publier son ouvrage L’illusion du consensus, Albin Michel 2016. Pour Weber, voir l’édition critique de La ville par Yves Sintomer et Aurélien Berlan (La Découverte, Paris 2014).