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Philando Castile et Diamond Reynolds Le sacré des images

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Philando Castile et Diamond Reynolds

Les images de la mort de Philando Castile requièrent des mots. Il faut bien faire sens quand des images aussi puissantes bouleversent à ce point. Il faut prendre la mesure de ce qu’on appelle ici le film de Diamond Reynolds. Il faut comprendre la portée politique, mais aussi esthétique de ce film et de ce geste de filmer : un geste qui dérange.

Le film dure dix minutes trente. L’agonie de Philando Castile a été filmée par sa compagne Diamond Reynolds le 7 juillet à St Paul dans le Minnesota et publiée en direct sur Facebook. Après une brève interruption, due selon Facebook à des raisons techniques, il est maintenant disponible en différé, assorti d’un « Avertissement – vidéo graphique. Les vidéos ayant un contenu explicite peuvent choquer, offenser et perturber. Voulez-vous vraiment voir ça ? » Il a été vu par plus de 5,7 millions de personnes.

Difficiles à soutenir, ces images sont les plus puissantes qu’il nous ait été donné de voir récemment. Ce texte est écrit pour tenter de comprendre toutes les acceptions du bouleversement intime, éthique et politique produit par ce film. Il s’insère dans une discussion sur l’interprétation des images, sur le sens de l’acte de filmer et de publier en direct sur Facebook. Un tel film ébranle non seulement le cinéma dans ses fondations, comme art, comme mode de pensée et comme mode d’intervention mais aussi le journalisme. S’y joue le rapport qu’entretient notre époque avec la production d’images et la représentation de la vérité.

De face, et tout près, Diamond Reynolds parle d’abord à son téléphone en décrivant ce qui vient de se passer : suite à un barrage de police en plein jour, où sa voiture a été arrêtée, parce qu’un des deux phares était endommagé, trois balles viennent d’être tirées par un officier de police dans le bras de son petit ami (boyfriend) sans raison apparente (for no apparent reason). Nous la voyons en gros plan, le téléphone bouge, elle parle de façon précise et maîtrisée. Puis, le téléphone s’écarte de son visage en contre-plongée et révèle sur sa gauche son ami en travers de son siège, allongé, le bras le long du corps, la tête vers l’arrière de la voiture, il râle. Son tee-shirt blanc est taché de larges cercles de sang au niveau de la poitrine. Dans le coin gauche de l’écran, juste en dehors de la vitre baissée, il y a aussi les mains d’un policier fébrilement refermées sur son arme, un pistolet, pointé sur Philando Castile. L’officier de police répond au récit de Diamond Reynolds en disant : « il m’avait dit qu’il avait une arme, il n’aurait pas dû bouger », et elle ajoute : « vous lui aviez demandé de sortir ses papiers, il fallait bien qu’il bouge ». L’officier lui donne l’ordre de ne pas bouger. Elle répond poliment qu’elle ne bouge pas ses mains. Elle ne semble pas elle-même regarder vers le corps secoué de tremblements de son ami que nous voyons à l’écran. Il semble être si mal en point que l’on doute que les balles aient été tirées dans le bras comme elle l’a dit. Une longue plainte sort de ses lèvres : « Ne me dîtes pas que mon ami est en train de mourir comme ça. Ne me dîtes pas, officier, que vous venez de tuer mon ami comme ça. » L’officier l’enjoint de sortir de la voiture, on voit deux autres officiers qui la tiennent en joue, le policier lui dit « à genoux ! ». Elle s’inquiète de sa fille. La mère dit « Ils ont jeté mon téléphone, Facebook ! ». On voit un coin de ciel. Suivent plusieurs minutes de son sur un écran noir. On l’entend répéter sa plainte. On entend un cri. Après plus de six minutes, elle reprend le téléphone, elle est à nouveau à l’écran, elle parle à quelqu’un qu’elle appelle « sis », sa sœur peut-être, et lui demande de l’appeler par téléphone. Elle lâche un cri de rage. On entend une voix de petite fille. Elle cherche à rassurer sa mère. « Je suis avec toi, Maman. » Elle dit que la batterie de son téléphone s’épuise et qu’elle est dans la voiture de police à un coin de rue qu’elle décrit et qu’elle a besoin que quelqu’un vienne la chercher avec sa fille. L’image semble se figer.

Le film pose un problème qui en fait la puissance. Il est insoutenable de comprendre en direct qu’un homme présumé innocent a été tué comme un chien sans raison apparente. Il est également insoutenable de comprendre dans le temps du film que sa petite amie Diamond Reynolds estime qu’il lui faut filmer cette situation, alors qu’un policier pointe encore fébrilement sur Philando Castile, et sur elle, une arme dont on comprend qu’il vient de tirer trois ou quatre coups. Or ce film raconte d’abord ça : que c’est en train de se produire ; qu’il faut en tirer les conséquences. Le film est d’autant plus insoutenable qu’il laisse peu de place pour penser à la fois ce qu’il donne à voir et ce qui est engagé dans le fait que nous soyons en train de le regarder.

Plus crûment, ces images incertaines d’un réel qui n’est pas mis à distance par un filmeur sont a priori obscènes. Elles ne sont pas plus horribles que la réalité qu’elles montrent, mais elles sont obscènes parce qu’elles nous donnent à voir sans que nous y soyons une situation qui suscite chez nous une réaction physique confuse, indicible, insupportable. En cela, elles feraient donc de nous des voyeurs. Elle dérange a priori une conception du document cinématographique qui lui, par contraste avec de telles images, construirait des images pour donner du sens au chaos. Le cinéma documentaire en particulier se distingue souvent, du reportage de télévision par exemple, comme une maîtrise de la mise en scène des rapports entre un réel et un filmeur, qui permette au public de sentir et de penser. Le cinéma documentaire joue éventuellement avec la position de voyeur mais il nous en protège aussi. Il s’est construit sur un jeu, qui varie infiniment d’un film à l’autre, sur la distance entre le réel, le filmeur et le public, un jeu maîtrisé. Or nous ne sommes pas et nous ne nous sentons pas des voyeurs en regardant le film de Diamond Reynolds, nous nous sentons appelés, appelés au secours, appelés à témoin, appelés à prendre acte. Mais pourquoi ? Le film nous oblige à redéfinir les termes. Si ces images sont obscènes, c’est avant tout au sens étymologique. Elles nous obligent à voir ce qu’on ne voudrait pas voir. Ce qui doit rester secret. Elles viennent déranger. Elles sont obscènes mais elles sont là, qui proposent un sens qui s’offre à l’occasion d’un regard partagé et nous oblige à décider de ce qu’on en fait. En ce sens, on a peut-être intérêt à les considérer comme du cinéma.

Le film Eau Argentée de Mohamed Ossama et Wiam Simav Bedirxan, dans sa première partie du moins, posait déjà la question du statut des images de l’horreur filmées par des protagonistes dans le feu de l’action et postées sur les réseaux sociaux. Mohamed Ossama avait fait le pari fragile et risqué d’affirmer que dans les images filmées en Syrie, quelque chose se produit qui a maille à partir avec le cinéma. D’où l’ouverture du film « et le cinéma fut » dans lequel on peut entendre à la fois un acte de naissance et peut-être une mise à mort. Reste que le cinéaste qu’il est, reconnaît que quelque chose du cinéma s’est déplacé qui naît avant que les cinéastes s’en mêlent. Le film choisit l’hommage, en tout cas aux morts et sans doute aussi à ceux qui restent et filment, parce qu’il est non seulement juste, mais désirable qu’il en soit ainsi : quelque chose doit faire sens lorsque ceux qui ne sont pas armés vivent la guerre avec une caméra et choisissent de diffuser les images qu’ils fabriquent. Cela doit faire sens alors que les images, elles, ne font pas nécessairement sens en elles-même. Comment trouver une scène à ces images irregardables ? Le film Eau Argentée s’emploie à interroger ce que le cinéma peut, après et avec ces images-là. Le geste de Diamond Reynolds est absolument différent et pourtant, elle aussi, donne une scène à l’impossible de ce que nous voyons.

En postant live, Diamond Reynolds lance en effet un appel au secours. Avant la fin du film, il devient clair que son mur Facebook est aussi le plus court moyen de contacter ses amis. Mais il est également clair que c’est un au-delà. Elle invoque deux abstractions : Dieu et Facebook. Dans un premier temps elle appelle Dieu à témoin, plus loin, elle s’adresse à Facebook pour signifier que son téléphone n’est plus dans sa main. Le rapprochement donne la mesure de son sentiment d’impuissance et de sa détermination à échapper à l’horreur du destin qui lui est imparti, à s’élever au-dessus, par quelque moyen que ce soit. Elle considère Facebook comme une scène à la fois intime et politique, comme lieu d’une communauté et le film s’insère immédiatement dans le cadre de la campagne #Black Lives Matter. En effet, la conscience collective du racisme des violences policières a une histoire récente sur les réseaux sociaux. Le hashtag #Black Lives Matter est né d’un événement Facebook posté le 13 Juillet 2013 par Patrice Cullors en réponse à un billet de son amie Alicia Garzand d’Oakland : « Black People. I love you. I love us. Our lives matter. »

Depuis la mort de Philando Castile, que c’est-il passé ? Des milliers de gens aux États-Unis se sont mis en marche, une fois de plus, mais en très grand nombre, pour manifester contre le racisme des violences policières. Des manifestations ont aussi été organisées en dehors des États-Unis. A Paris par exemple.

Une enquête est venu accréditer ce que le film dit, alors que rien dans le film en tant que tel n’oblige à y croire. S’il est vrai que Philando Castile est en train de mourir et que les policiers tiennent Diamond Reynolds en joue, le reste n’est pas visible dans le film. L’accréditation du film n’est possible qu’à partir du moment où Diamond Reynolds se trouve elle-même légitimée. Une femme noire peut raconter ce qu’elle veut, sa parole ne tient jamais face à celle du policier. Or, parce qu’elle a filmé, elle a contraint une enquête à se tenir qui vienne valider ses propos. C’est un fait en soi extraordinaire.

Le Gouverneur du Minnesota, nommé Dayton, a réagi en exigeant que la justice soit faite. Il a même reconnu dans une conférence de presse le lendemain : « Would this have happened if those passengers, the driver and the passengers, were white ? I don’t think it would have. So I’m forced to confront, and I think all of us in Minnesota are forced to confront, that this kind of racism exists. » Il a insisté sur l’indécence du premier tir, sur l’indignité des autres policiers qui protègent le tireur avant de secourir la victime, et sur la façon révoltante de traiter celle dont l’ami était en train de mourir. Un reporter lui a demandé si la vidéo avait affecté son jugement, précisant qu’il n’avait pas été si virulent lors de la mort de Jamar Clark l’année dernière également tué par la police. Il n’a pas répondu, mais dans son intervention, il a fait référence à plusieurs reprises à la vidéo. Les deux policiers directement impliqués dont celui qui a tiré ont été suspendus. La mort de Philando Castile est considérée comme un homicide. Le film produit un effet de vérité sur laquelle il y a consensus au-delà des classes sociales et des ségrégations racistes : le maintien de l’ordre aux États-Unis est raciste et cela doit changer. Il oblige des personnes militantes ou pas, noires ou blanches à prendre acte, y compris à l’intérieur des institutions.

Diamond Reynolds, elle, a depuis été appelée à témoigner sur d’autres média, réitérant du même coup son geste, et ce qu’il était, le geste d’un bras qui ne s’arme pas, et tente pourtant comme le fait le pauvre et le sans-nom avec les moyens qui sont les siens, c’est-à-dire de pauvres moyens, d’atteindre à l’universel : « Today is not only about justice and getting justice, but it is about all the families that have lost people. This thing that happened in Dallas, it was not because of something that transpired in Minnesota today. This is bigger than Philando. This is bigger than Trayvon Martin. This is bigger than Sandra Bland. This is bigger than all of us. So, today I just want justice for everyone. Everyone around the world. Not just for my boyfriend and the good man that he was, because I am going to continue to stay strong for him. And I want all of you guys to do the same. »

Il reste à comprendre pourquoi ce film-là. Des images des violences policières à l’égard des noirs aux États-Unis, il y en a pléthore, pourquoi celles-ci ont-elles eu un tel retentissement ? Le film posté par Diamond Reynolds a été reçu comme elle l’a voulu, à la fois comme un témoignage, une preuve et comme un appel au secours. Même maladroit et instantané, ce film est une construction sophistiquée. L’espace qu’il crée entre le filmeur, le réel et le public, aussi contraint et étouffant qu’il puisse être, est cohérent avec la prise de conscience qu’il suscite. Autrement dit, ce film produit l’enquête qui viendra le valider en raison de sa puissance propre. Cette puissance renvoie à une tradition de l’image. C’est un dispositif d’images paradoxalement neuves et classiques. C’est l’habitacle d’une voiture où n’importe quelle famille a pu se trouver, en sécurité, avec la mère et son compagnon devant et l’enfant invisible sur le siège arrière. C’est aussi un dispositif reconnu sur les réseaux sociaux : une femme à son volant qui profite de son trajet pour faire une annonce. On se rappellera peut-être de cette vidéo postée par une femme après les attentats de Charlie à Paris qui engueulait vertement et de façon très vivante les jeunes auteurs de l’attentat convertis au terrorisme. Cette image est ici bouleversée. Dans cette voiture cette fois, il y a au centre de l’image l’homme assassiné, avec de part et d’autres, la mère qui témoigne et appelle au secours, et à gauche le pistolet, les mains fébriles refermées dessus, menace objective et symbole d’une force hors-champ qui vient de tuer.

Il est troublant de constater si on choisit de regarder ce film jusqu’au bout, qu’il crée des effets de sens normalement réservés au montage. Plan des policiers qui tiennent Diamond Reynolds en joue. Coupe. Le ciel alors qu’elle s’en remet à Facebook. Il ne s’agit pas d’esthétiser, il s’agit d’interroger les conditions dans lesquelles ces images sont reçues. Parce que nous sommes habitués aux images, nous lisons immédiatement à l’intérieur de ce film une structure tragique — Première acte : elle ne sait pas qu’il est mort, deuxième elle évoque la mort et sort de la voiture. Troisième acte : le ciel et l’écran noir. L’appel à la communauté, le spirituel et ce qui demande à rester hors champs. Quatrième acte : elle reprend le téléphone et s’adresse à son amie ou sa sœur et à Facebook, tout en annonçant qu’elle manque de batterie. Cinquième acte : une image fixe… Un appel au secours qui reste en suspens. Cette structure tragique est exceptionnellement juste.

Radicalisant le propos, avançons même que le dispositif n’est pas sans rappeler une image sacrée, dans sa structure même. Le film soutient une analyse devenue classique dans la peinture italienne telle qu’a pu la décrire le critique d’art Daniel Arasse où l’impossible incarnation divine est rendue visible, alors qu’elle est évidemment invisible, dans la construction de la scène de l’Annonciation, dans ce qui est rendu présent dans l’absence même. Ici, la tension entre l’arme et le téléphone donne à ressentir deux présences toutes deux invisibles et toutes deux niées dans la société américaine, presque « impossibles », de part et d’autre de l’agonie tragique d’un homme noir innocent dont le corps occupe le centre du dispositif filmé. L’État représenté par l’arme dénuée de corps est raciste et fait face à l’intériorisation de cet arbitraire signifié par le geste de filmer de la mère au moment de la mort tragique de son compagnon. Le ciel vient comme une représentation de l’au-delà établir la part spirituelle de l’acte de Diamond Reynolds. L’écran noir vient alors comme un voile pudique sur l’horreur de ce qui s’est produit. L’invisible rendu visible c’est le racisme d’État. Diamond Reynolds l’énonce en creux avec sang froid et émotion : « ne me dites pas que mon ami vient d’être tué dans ces circonstances ».

Comme l’écrit Mathieu Riboulet dans Entre les deux il n’y a rien – un récit sur la violence d’État et la lutte armée depuis la mort de Pierre Overney en 1972 où les chronologies, historique et personnelle, croisées, créent un raccourci saisissant – « Je suis fait de ça, c’est en moi que l’histoire prend corps, c’est de mon corps qu’elle prend possession. C’est ainsi que nous mourons parfois dans la rue comme des chiens, alors que la paix règne. »

Le film de Diamond Reynolds est réaliste et symbolique, c’est-à-dire que c’est un dispositif d’images juste. A gauche la puissance de l’État, à droite la mère qui ne trouve à lui opposer, du fond d’une pratique et d’une expérience intime, que sa voix et ces images, c’est ça ce film. Sans elles, les mots qu’on aurait pu lire auraient ressemblé à une déclaration de police dans un journal local : « Un homme noir a été tué à St Paul par un officier de police. Il était en train de sortir une arme à feu. » Face à l’homme qui la tient en joue, Diamond Reynolds tient son téléphone. Comme si sa vie et celle de son compagnon en dépendaient, comme si elle portait la vie de tous ceux qui, comme elle, ont intériorisé le racisme de la police et la crainte d’en être victime, la fureur et la terreur que ce racisme étouffe à jamais votre voix. C’est ce que le film donne à voir et à sentir. Contre la violence arbitraire il n’y a qu’une mère désarmée dont il nous est impossible, noir ou blanc, d’ignorer la révélation faite à nous tous, que c’est « comme ça ».

Il faudra faire avec ce film, c’est un événement politique et esthétique. Il signale une reconfiguration du régime des images dans lequel toutes les autres dorénavant s’inscriront.