marins abandonnés

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Violation des droits fondamentaux, négation de la liberté syndicale, refus de soin, les océans mais aussi nos ports sont devenus un laboratoire de l’ultra-libéralisme le plus exacerbé. Sommet visible de cette économie « grise », voire carrément mafieuse : les navires abandonnés avec à leur bord des marins qui le seront à leur tour.

Aucun recensement officiel des navires abandonnés n’a jamais été effectué, aucune étude n’a encore été menée sur ce phénomène qui touche les ports de chaque continent. Pourtant les seuls chiffres connus et qui proviennent de recoupements sont éloquents. Entre 1995 et 2000, 300 navires auraient été abandonnés par leurs armateurs dans les ports européens, avec à leur bord environ 5000 marins. En trois ans, de 1997 à 2000, 35 navires l’auraient été sur le territoire français. Pour ce qui concerne les ports africains, un journaliste kenyan, Andrew Mwangura, a recensé de son côté 43 navires et 686 marins abandonnés pour une période allant d’octobre 1990 à avril 2000. Autre instrument de mesure de ce phénomène : environ 1000 marins sont rapatriés chaque année par l’International Transport workers Federation (ITF) [1], principal syndicat présent sur les ports.

Partout le processus est le même. Un navire entre dans un port avec de nombreuses avaries, ses équipements ne sont pas aux normes de sécurité parce qu’ils n’ont pas été entretenus. Le bateau est arrêté et déclaré non navigable avant réparations. Dès que lest officielle, les créanciers de l’armateur avertis de l’escale forcée du navire demandent à la justice une saisie conservatoire, jusqu’à l’apurement des dettes. Parfois les marins se mettent en grève parce qu’ils n’ont pas été payés depuis des mois, voire une année. L’armateur cherche alors à négocier et à gagner du temps, il propose aux marins de leur verser tout de suite une partie des salaires en retard. Mais la plupart du temps il disparaît purement et simplement, après avoir annoncé « son désengagement », ou en cessant totalement de répondre.

naufrage des flottes de l’Est

La disparition de plusieurs compagnies de pays en voie de développement, notamment africaines, avait déjà entraîné une augmentation du nombre des navires « oubliés ». Mais le phénomène s’est nettement amplifié à partir des années 1990, lorsque les compagnies de transport maritime des pays de l’Est ont sombré les unes après les autres. Mal gérées par des États en permanence à la limite de la faillite, elles ont semé dans les ports des centaines de navires et des milliers de marins. À titre d’exemple, cinquante navires roumains ont été « oubliés » dans le monde entier pendant la seule année 1998, avec à leur bord environ 1500 marins, accostés notamment au Pirée, à Phnom Pen, Alger, Mombasa, Saint-Nazaire.

Un système sans fin, car les navires abandonnés ne font pas que des malheureux, loin de là. Rachetés, revendus, re-rachetés au prix de la casse, et après un passage en cale sèche où ils sont brièvement réparés, ils naviguent de nouveau sur toutes les mers du globe : pour des investisseurs abrités derrière des sociétés écrans et des compagnies basées dans des États « tolérants » - à Beyrouth, Chypre, Nassau, Panama, Monrovia - mais en réalité gérées depuis les pays occidentaux ; immatriculés dans des paradis fiscaux et arborant des pavillons sans lien avec leurs propriétaires, leurs actionnaires et encore moins avec leurs équipages, de façon à frauder les taxes et minima salariaux. Ce système aujourd’hui parfaitement rodé organise une opacité totale des réels propriétaires et des réels bénéficiaires des revenus de ce marché.

Les frais de personnel sont avec l’entretien du navire l’un des deux postes sur lesquels il est encore possible de faire des économies, donc de bonnes affaires quand on est armateur ou actionnaire. Philippins, Pakistanais, Indiens, Malais, Chinois, Birmans, Tanzaniens ou Russes, le marché du marin bat aujourd’hui son plein. En l’absence de réglementations imposées par les États, beaucoup ont pris l’habitude d’y faire des profits, au travers de manning agencies, d’agences de main-d’œuvre ou de « marchands d’hommes », comme on les appelle aussi. Dans un rapport rédigé cette année, le Bureau International du Travail (BIT) estimait le nombre de marins de commerce embarqués dans le monde à 823000, auxquels viennent s’ajouter environ 200000 marins en attente d’embarquement. Les marins sont recrutés au moins-disant, corps de métier par corps de métier, pays par pays, avec quelquefois l’obligation de verser deux à trois mois de salaires pour « rémunérer » l’agence qui leur aura trouvé un embarquement. Car quand un pavillon national disparaît, il ne reste pour faire vivre sa famille que les pavillons de complaisance, dont le repérage s’avère difficile sans intermédiaire.

Dans une communication du 23 avril dernier, la Commission européenne, réagissant après le naufrage de l’Érika, publiait une liste de recommandations et de constatations. Elle notait qu’entre 1992 et 1999 le salaire moyen des marins de la marchande avait baissé de 14% pour les Français, de 26% pour les Portugais, de 49% pour les Néerlandais, de 51% pour les Belges et de 53% pour les Allemands, alors que le nombre de marins étrangers à la communauté européenne ne cessait de s’accroître, avec des salaires jusqu’à quinze fois inférieurs.

Abandonnés à l’autre bout du monde par leurs armateurs, soumis aux constantes violations de leurs droits syndicaux et sociaux, tous ne sont pas cependant entièrement isolés. Dans les ports français, on remarque depuis toujours deux présences, celle des religieux et celle des syndicats. Depuis le naufrage de l’Érika, des militants écologistes se sont joints à eux. Le naufrage de l’Érika a fait prendre conscience en effet de la grande dégradation du transport maritime. En suscitant une importante mobilisation, il a créé des liens qui n’existaient pas auparavant.

Une certaine logique corporatiste continue pourtant de prévaloir dans les ports, où l’on a toujours tendance à séparer non seulement les marins français des marins étrangers, mais aussi ceux qui connaissent la mer de ceux qui ne la connaissent pas. Ce sont là deux entraves quotidiennes à tout effort d’action, cultivées avec soin par les pouvoirs nationaux et locaux. S’y ajoutent de très fortes divisions, dues à la disparition progressive des marins de la flotte de commerce française, réduite maintenant à environ 8 000 personnes, pour 60000 il y a cinquante ans.

foyers d’accueil

Pour toucher les marins en escale, il y a des lieux incontournables : les « Foyers d’accueil de marins », version française des Seamen’s clubs, implantés en France depuis la fin des années 1980. Leur premier objectif est d’accueillir les marins de passage et de leur offrir un certain nombre de services. Ces foyers sont aujourd’hui au nombre de quinze le long des côtes françaises. Ouverts entre 18h et 23h, ce sont des lieux entre terre et mer, une sorte de refuge où la plupart des marins font passage obligé avant d’aller se promener en ville. Après 20 heures, les villes portuaires sont pour la plupart désertes et peu accueillantes. Les marins ont alors vite fait de se replier dans le seul endroit où ils se sentent un peu chez eux, où l’on parle anglais et où ils peuvent passer la soirée malgré leur faible pouvoir d’achat. C’est là qu’ils boivent une bière, jouent au billard, au baby foot, regardent la télé et trouvent désormais grâce à Internet des informations dans leur langue. C’est là qu’ils peuvent acheter des cartes téléphoniques pour appeler leur famille, confier leur courrier à poster, changer de l’argent, envoyer des courriels grâce aux ordinateurs fournis par l’ITF, s’offrir les petits objets de la vie quotidienne qui leur manquent, rasoirs, brosses à dent, cartes postales, etc.

Mais c’est ici, surtout, qu’ils peuvent enfin sortir du huis clos du navire après des semaines ou des mois de navigation, les contrats durant généralement de 6 à 9 mois. Ces escales sont leur seul contact avec l’extérieur. Dans les foyers, des bénévoles sont là pour discuter et tenir la caisse. C’est donc ici que les marins racontent en premier les difficultés qu’ils ont à bord, les mois de salaire en retard, le racisme du commandant du navire, la rareté de la nourriture et sa mauvaise qualité, les difficultés de l’exil et la solitude, la cohabitation difficile quand des équipages de quinze ou vingt personnes comprenant cinq à six nationalités communiquent dans un anglais basique. C’est de là aussi que viendront les premières aides après une immobilisation, quand un équipage sans nouvelles de son armateur n’a plus rien à manger, plus de fuel donc plus d’électricité, et bientôt des malades à son bord.

Ces foyers, dont la tradition remonte au XIXème siècle dans les pays anglo-saxons, sont gérés en France par un éventail d’intervenants divers. On y trouve la Mission de la mer (de l’Église catholique), la Mission to seafarers (de l’Église anglicane) et des associations loi 1901, auxquelles viennent s’ajouter des militants proches du Comité Catholique pour la Faim et le Développement (CCFD), de l’Action Catholique Ouvrière (ACO) et de la CGT, mais aussi des marins retraités et des femmes de marins. Ces derniers sont généralement impliqués depuis longtemps dans des mouvements caritatifs. Ils ont le plus souvent entre 50 et 70 ans, parlent assez peu l’anglais, maîtrisent peu ou mal l’outil informatique et sont assez moyennement informés de ce qui se passe dans les autres ports ou des évolutions de la Mar-Mar (marine marchande). Ils ont souvent aussi une grande méfiance à l’égard des syndicats et de tout ce qui ressemble à de la politique. Mais leur présence est une façon de témoigner solidarité ou compassion. Ils viennent dans les foyers pour donner un coup de main et s’occuper de l’accueil et de l’animation. Souvent enfin, par le biais de stages ou de contrats précaires, des jeunes sont présents dans les foyers. Embauchés comme permanents, ils doivent assurer la continuité, la gestion du quotidien et les tâches administratives.

Depuis 1998, ces foyers sont regroupés dans la Fédération des Associations d’Accueil de Marins (la FAAM). Leur autonomie est assurée par des subventions locales et régionales et par des dons, mais aussi par la contribution des agents maritimes. En effet ces derniers sont tenus de verser en principe une participation de l’ordre de 15,24 euros par navire accostant dans le port et dont ils ont la charge (d’approvisionnement, d’enregistrement administratif, etc.). Mais ce système fonctionne mal : ils sont peu nombreux à payer et les autres se servent surtout de cette contribution pour faire pression - pour s’assurer que « les amis des marins » ne les ennuient pas quand surgissent des problèmes sur un des navires dont ils ont la responsabilité.

Enfin l’autonomie des foyers tient pour beaucoup à l’ITF qui, dans les grands ports, finance les camionnettes permettant d’aller chercher les marins à leur navire. Elle leur rend une multitude de petits services qu’ils ne pourraient réaliser seuls, tant les ports sont devenus des zones industrielles gigantesques.

Le phénomène des pavillons de complaisance conduit à une complète déresponsabilisation, au laisser-aller et à l’indifférence des États, résignés à la situation actuelle, la considérant comme acquise et indépassable. Face au silence généralisé, il importe de faire du bruit, à l’échelon national comme aux échelons européen et mondial.

mobilisation

Début 2000, un collectif portant le nom de « Marins Abandonnés » s’est peu à peu mis en place, à l’initiative notamment de James Smith, coordinateur d’ITF pour la France et membre de la CFDT. Il se compose de la CFDT-FGTE, de la CGT Marins Brest, de la CGT officiers de Saint-Nazaire, du CCFD, du Secours Catholique, d’ATTAC, de SURVIE, de la Coordination des Collectifs anti-Marée Noire du littoral atlantique, de la Mission de la Mer, de la Jeunesse de la mer, de la Mission to Seafarers et de la Fédération des Associations des Amis des Marins (FAAM).

Son premier objectif était d’attirer l’attention sur la question des abandons d’équipages dans les ports français, en constituant un réseau d’information, et de proposer des solutions lorsque des cas, nombreux, se présentaient. Vu le nombre de marins qui font escale dans les ports et les eaux territoriales françaises, une stratégie locale et nationale paraît essentielle pour informer, modifier les choses et commencer à s’attaquer à cette question d’ampleur mondiale. Il faut agir là où passent les marins pour imposer des standards de salaire et de conditions de travail acceptables, et exercer des contrôles d’autant plus draconiens que l’essentiel des marchandises transportées par mer suit un parcours Sud-Nord. Chaque cas d’abandon d’équipage et de mauvais traitement doit être analysé, médiatisé et commenté. Chaque sommet de l’iceberg doit permettre de déplier l’édifice entier de cette industrie sans règle.

Par la mise en place progressive de groupes de travail et de pression, au moyen de pétitions et d’occupations symboliques, le collectif espère aujourd’hui peser sur la formulation des réglementations internationales, et imposer leur application.

« Qui ne dit mot consent » : la première tolérance à combattre est celle de nos institutions, particulièrement du ministère des Transports qui, tenu de contrôler 25 % des navires en escale, n’en contrôle en fait que 14%, et se désintéresse des conditions de vie des équipages.

Tout homme séjournant en Europe devrait par ailleurs pouvoir bénéficier de la protection et de l’aide de la justice pour faire valoir ses droits. Ce principe devrait être inscrit dans la « Déclaration des droits fondamentaux » adoptée par l’Europe, et appliqué aux marins. Mais les directives européennes édictées après le naufrage de l’Érika n’ont imposé aucun contrôle sur les conditions de vie et de travail des marins - même s’il s’en est fallu de quelques voix pour que des amendements à ce sujet, sur lesquels le collectif avait travaillé, soient adoptés par la majorité conservatrice du Parlement Européen.

Quant à l’échelon mondial, la question des équipages abandonnés a récemment été abordée par l’Organisation Maritime internationale (OMI), mais les clauses qui en ressortent n’ont pas de caractère contraignant. Son rythme de travail, comme celui des autres organisations internationales, est d’une extrême lenteur et s’inscrit dans une logique diplomatique peu productrice de changements. La déréglementation reste de mise, même si une certaine prise de conscience commence à émerger.

Le seul moyen pour que les choses évoluent est de faire payer très cher le non-respect du droit du travail aux armateurs et aux États censés faire appliquer la réglementation. Les instances internationales ont les moyens de faire peser des sanctions financières sur les États qui laissent transgresser sous leur pavillon les droits les plus élémentaires : celui d’être rémunéré pour son travail, d’être rapatrié quand son navire est immobilisé à l’autre bout du monde et d’être soigné quand on est malade, etc. Si un État n’applique pas la réglementation, il faut faire en sorte que le coût de ce non-engagement et de cette démission soit si élevé qu’il ne puisse plus, à terme, se soutraire à ses engagements. Mis sous pression, les États répercuteront des sanctions à leur tour sur les armateurs qu’ils immatriculent. Aujourd’hui l’enjeu de l’action collective dans les ports est de réveiller un monde maritime assoupi.

Notes

[1Fédération internationale des ouvriers du transport, fondée en 1896 à Londres par des dirigeants des syndicats des gens de mer, rejoints par les syndicats de cheminots, puis par ceux des travailleurs routiers. Elle regroupe aujourd’hui 500 syndicats dans 125 pays et représente plus de 5 millions de syndiqués.