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Ravir l’autre Belle de nuit - Grisélidis Réal, Autoportraits de Marie-Eve de Grave, 74 mins.

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Ravir l’autre

Belle de nuit - Grisélidis Réal, Autoportraits de Marie-Eve de Grave Belgium, 74 mins, 2016 // Montage : Simon Arazi // Production : On Move Productions avec CBA, Graphoui & RTBF

En ligne sur le site Tënk jusqu’au 14 Octobre.

Ça commence par une coulée d’encre noire sur un rythme de tambours et de mots, dont ceux que Grisélidis Réal a écrits en réponse à Jean-Luc Hennig dans une correspondance publiée sous le titre La passe imaginaire  : « « Les plus belles histoires d’amour sont comme ça : de la pure fiction, le réel les tue. » Ce que vous écrivez là est magnifique, mais je vais vous expliquer pourquoi, je ne peux me rallier à votre vue des choses. C’est que pour moi la fiction et le réel sont indissociables. »

Si le documentaire tend vers l’autre alors que la fiction, seule, produit de l’intériorité, le film Belle de nuit, Grisélidis Réal. Autoportraits serait tentative de ravissement.

« On a commencé à correspondre, elle et moi et puis elle est morte. Là, ça été le black-out, jusqu’à ce que La passe imaginaire et Les Sphinx voient le jour, en janvier 2006. C’est en la lisant que le film est venu, peu à peu. Un portrait par l’écriture, avec cette idée que l’écriture était reconstituante chez elle. » a raconté dans un entretien Marie-Eve de Grave.

L’œuvre lue est conviée à ce portrait à la première personne. « La race noire est bénite. Elle exalte sur le poli de ces corps de basalte le renoncement à la lumière et à la chaleur nocturne où toutes les souffrances viennent s’anéantir. La couleur noire n’existe pas… » Comment ne pas citer à l’infini l’auteur qui dérange, comment ne pas revenir toujours à ses livres… « J’ai froid. La voilà la porte secrète du paradis, celle qu’il faudra lécher et sucer comme une hostie nauséeuse si on veut bouffer désormais. » D’une écriture imagée le film rapproche une écriture en images y mêlant d’extraordinaires archives sonores et visuelles d’enfants, de meeting chaotique à la mutualité « où ça gueulait, ça s’empoignait, c’est bouleversant », de photomatons et de nus. « A 32 ans je me suis enfuie de cette ville frigide avec un autre noir, un fou que j’avais tiré d’un asile psychiatrique, et mes deux enfants illégitimes arrachés aux griffes d’une tutelle. Je rejoignais le grand troupeau des nomades en transhumance. »

Le journal intime et l’écriture littéraire se noueraient même dans le dispositif cinématographique que Grisélidis Réal s’invente en prison. C’est dans l’enfermement que le « qui suis-je ? » devient un « par rapport à quoi et à qui ? ». Est décrite la production d’un imaginaire fictif comme cinéma dans un défilement de rebus de pellicules égratignées. « On la voit devenir écrivain. Ça m’a bouleversé. « Je ne suis plus votre prisonnière. Vous êtes mes objets de contemplation » » raconte encore Yves Pagès un des trois éditeurs, passionnés, de Grisélidis Réal.

C’est aux éditeurs qu’il revient d’attester que l’autoportrait échappe d’emblée à la voix intérieure. Moins parce qu’ils sont appelés à témoigner, que parce que par eux l’« infâme » au sens que lui donne Foucault est sortie de l’anonymat autrement que par son combat avec le pouvoir, pour que, transmuté par la publication, cet étouffement fasse sa gloire. Enfin, parce qu’ils ont été les maïeuticiens de la prostituée, militante et écrivain comme l’énonce Jean-Luc Hennig. « Elle ne peut pas écrire seule. Elle a besoin d’être désirée. C’est ça l’importance de la lettre. » « Je suis crucifié » continue-t-il « Il n’y a pas de coups, pas de torture mais j’en suis l’objet. Elle a fait plus que me chercher, elle m’a… J’ai dû échapper à son désir. Même si elle savait que je n’avais jamais aimé les femmes. »

« Ce n’est pas un éditeur » commente Yves Pagès. « C’est une relation où la sexualité est impossible et qui va se transfigurer dans une publication. La passe imaginaire, c’est extraordinaire. »

Post-scriptum

Extrait de La passe imaginaire :

« Vous aviez un geste très beau – comme j’avais la main sur les yeux pour cacher mes larmes, vous souleviez très délicatement mes cheveux pour les essorer… et vous me parliez, vous me disiez de ces choses très banales et horriblement cruelles que disent les amants pour se débarrasser d’une femme qu’ils n’aiment plus ou n’ont jamais aimée, en l’humiliant comme une vieille chose devenue inutile qu’on jette – chacune de vos paroles me faisait mal, terriblement mal et je pleurais de toute mon âme comme on pleure dans les grands chagrins d’amour et, en même temps, je me disais : « Comment Jean-Luc Hennig, qui est intelligent, poète, avec la pensée brillante et la sensibilité qu’il a, peut-il me dire des choses aussi bêtes, aussi affreuses, il ferait mieux de ne rien dire du tout, ou alors de m’embrasser s’il en a le courage et qu’on en finisse, qu’on se quitte proprement. »

Et voilà, je suis réveillée. Vous voyez comment sont les rêves ! J’en suis encore toute tremblante. On ne vit bien que dans la douleur, pour se laver avec les joies et préparer le terrain pour de grands bonheurs sauvages. Je ne vais pas trop allonger cette lettre. Mais j’ai encore une ou deux choses à vous dire.

Comme je le disais hier à une journaliste de La Suisse, il y a dans la Prostitution deux démarches à la fois contraires et complémentaires : un défi, une autodestruction (car on s’use, on se morcelle terriblement) et une tentative d’échange et de reconstruction des rapports humains sur un mode différent : estime, amitié, complicité et reconnaissance de la même frustration sexuelle chez l’autre, donc fraternité puisqu’on est les victimes et les révoltés de la même injustice.

Cette injustice qui est la même au départ pour tous, clients et prostituées (et leurs femmes aussi d’ailleurs), l’éducation morale et chrétienne étriquée : défense d’avoir un corps, interdit d’en jouir et de faire jouir les autres.
Chair = péché !

Bande de cons, voilà pourquoi parfois j’aimerais tuer ! Alors au moins nous, les prostituées, nous prenons une sacrée revanche : de la chair et du foutre, des caresses en veux-tu en voilà, et on baigne dans le péché !

Nous ne jouissons pas, ou presque pas ? Aucune importance. Les bourgeoises ne jouissent pas non plus… en plus, elles sont aigries, cocues, flétries, vouées au ménage, ternes, vieillies avant l’âge – et nous, nous sommes belles et scandaleuses, maquillées, ornées, nues, désirées et on nous paie !… »