complaisances

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Un an après le naufrage de l’Érika, au sud du Golfe de Gascogne, un navire nommé Kristal s’est brisé en deux dans des creux de dix mètres. Le bateau naviguait depuis 27 ans, c’était un ancien pétrolier reconverti. À son bord travaillaient trente-quatre marins, dont vingt-deux pakistanais, six croates, trois espagnols, deux yougoslaves et un roumain. Lors du naufrage, vingt-trois seulement ont pu être sauvés. Avec un propriétaire supposé à Lugano, la Rina comme société de classification et un pavillon maltais, cette histoire présentait beaucoup de points communs avec celle de l’Érika. Mais personne ou presque n’en a parlé. Il n’y avait pas de pétrole à bord du Kristal, seulement de la bonne mélasse pour nourrir les poissons, avec onze marins comme dessert. Qui s’en souvient ?

Les situations extrêmes, dans la marine marchande mondiale, sont de plus en plus nombreuses. Dans un marché totalement « libre », où la complaisance a fait sauter toutes les régulations anciennes, c’est l’ensemble du commerce maritime qui est menacé - de la même façon, le transport routier est de plus en plus infiltré par ces pavillons de complaisance, et les premiers cas de « routiers abandonnés » se produisent maintenant en Europe. Pour combattre le sentiment d’impuissance devant des problèmes soi-disant insolubles, il faut d’abord étudier les mécanismes de ce système.

Pour une expédition maritime banale, il faut un affréteur (ou des chargeurs) pour demander le transport, et un armateur (ou une compagnie de navigation) pour offrir le navire. Mais le centre du système, c’est bien l’armateur, le maître d’œuvre. Sa responsabilité est entière, et les lois du pays où il a immatriculé son navire déterminent les conditions de travail des équipages, et la sécurité du bateau. L’armateur doit aussi respecter les réglementations internationales, faute de quoi sa responsabilité serait gravement engagée en cas de manquement à ses obligations.

L’armateur traditionnel n’avait rien d’un philanthrope, mais au moins la gestion des navires et des équipages obéissait à une certaine rationalité technique, dans un respect relatif de la législation du travail.

Telle était la situation, jusqu’à l’apparition des pavillons de complaisance, jusqu’à ce que les sociétés pétrolières américaines, après la deuxième guerre mondiale, imaginent de placer leurs navires sous les nationalités fictives d’États complaisants, pour échapper aux lois sociales et fiscales de leur pays.

Depuis lors, on assiste à une évolution paradoxale. À mesure que la dure condition des marins s’améliorait, que de nouvelles flottes se constituaient dans les colonies enfin libérées, la dérive vers la complaisance s’amorçait, jusqu’à devenir aujourd’hui le mode de fonctionnement dominant.

Cette dérive caractérise le domaine maritime, avec ses dimensions sociales, écologiques, économiques, avec ses marées noires et ses bateaux pourris, avec la généralisation de pratiques criminelles, mais elle est aussi un problème plus général de l’économie mondiale, avec les zones franches et le déni des droits humains, et le monde sans loi des paradis fiscaux, bancaires et juridiques.

cas d’école

Prenons l’exemple de l’Érika. La mise en œuvre de ce seul navire a mobilisé une vingtaine de sociétés [1], domiciliées dans une douzaine de pays, dont la moitié est réputée pour sa complaisance maritime. Cherchons donc dans ce paysage surréaliste quel est le rôle exact des trois larrons : l’affréteur, l’armateur, et la banque.

L’affréteur réel, demandeur et donneur d’ordres du transport, est la multinationale pétrolière Total-Fina [2]. Pour envoyer de France en Italie une cargaison (sans grande valeur au moindre coût), Total-France active une filiale fantôme, Total-Bermudes (basée en réalité à Londres) qui, par deux courtiers maritimes, l’un londonien, l’autre vénitien, trouve en Suisse un bateau « appartenant » à une boîte à lettres maltaise (d’où son pavillon) dont dispose une société-écran bahaméenne « appartenant » à un trust bahaméen géré par une officine panaméenne. On en arrive à la question-clef : où est passé l’armateur ?

Deux ans après, on ne l’a toujours pas trouvé. À la place du maître d’œuvre disparu, toute une faune travaille sans jamais voir l’ensemble du montage : sociétés de gestion nautiques, marchands d’hommes d’équipage en gros ou au détail, sociétés commerciales volatiles et fictives, cabinets juridiques experts en montages extra-légaux. À l’arrière-plan, il doit bien y avoir un ou des propriétaires de capitaux « maritimes », mais spéculation, surexploitation et bien souvent pratiques délictueuses ou criminelles sont devenues leurs principales sources de profit maritime, à l’abri de ces montages extravagants.

L’une de ces sources de profit - c’est un secret de polichinelle dans les milieux maritimes - est le blanchiment d’argent d’origine douteuse. Que voit-on à ce propos dans l’affaire de l’Érika ? Rien, évidemment.

Le montage malto-libérien en trois sociétés qui aboutit à la Bank of Scotland ressemble étrangement à certaines lessiveuses [3] du commerce - modèles jetables, car les sociétés utilisées sont trop peu onéreuses pour qu’il soit nécessaire de les conserver entre deux « lessives ». Mais ce montage peut aussi bien être une opération légale, par exemple une prise de garantie pour couvrir un prêt bancaire.

L’insertion d’une filiale « paradisiaque » dans le circuit commercial de Total-Fina est une pratique courante des multinationales. Elle permet d’une part de cacher des masses considérables de bénéfices au fisc et aux salariés, d’autre part de contribuer à l’alimentation des grandes caisses noires qui servent à toutes les pratiques de corruption. Était-ce le cas précisément pour la cargaison de l’Érika ? On ne sait pas, car l’opacité des circuits peut couvrir n’importe quoi, même des opérations honnêtes.
Le cas de l’Érika, avec tous ses mystères, est représentatif de l’éventail des montages possibles autour d’un bateau. C’est l’ensemble du système maritime international qui prend aujourd’hui cette tournure ambiguë. Le système des espaces sans loi ouvre sans illégalité les mondes légaux au crime organisé. Et les activités les plus légitimes se criminalisent en retour.

mondes sans loi

Lorsque l’exploitation du travail tend vers l’esclavage, par des discriminations de sexe, d’âge et d’origine, on pourrait croire que le profit ne peut plus s’accroître. Mais pourtant l’extension de cette dégradation sociale à des couches de plus en plus larges, jusqu’à atteindre les travailleurs des pays industrialisés qui se croyaient encore un peu à l’abri, permet de faire encore du profit.

Il y a un demi-siècle, les marins français navigant au commerce étaient environ 60 000. Les durées de travail étaient excessives, les périodes d’embarquement longues, les congés minimaux et les salaires aussi, mais les libertés syndicales étaient réelles, les discriminations raciales à bord exclues [4], et les salaires régulièrement payés. Progressivement, grâce aux luttes syndicales, l’ensemble de ces conditions s’est élevé, mais dans le même temps le travail commençait à s’échapper vers les pavillons de complaisance.

Aujourd’hui il reste à peine 8 000 emplois, la plupart sur les lignes courtes ou les activités portuaires et d’assistance. Au long cours, il n’y aura bientôt plus que des officiers, navigant sous des pavillons de complaisance français ou exotiques. Et sur ces navires, la discrimination raciale est de règle, tant pour les salaires que pour les couvertures sociales et les conditions de travail et de vie.

C’est surtout pour « légitimer » cette discrimination qu’ont été créés ces pavillons français fictifs (dits Kerguélen, Wallis et Futuna...) où les lois françaises ne s’appliquent qu’en partie, et sans contrôle réel. Les syndicats français eux-mêmes, soumis à un chantage permanent à l’emploi, ont dû tolérer — sinon accepter — cette dérogation à certains de leurs principes les plus essentiels.

Les autres marines marchandes d’Europe nous ont généralement précédés dans cette dérive. Si les salaires des marins français sont les moins touchés, c’est probablement parce que c’est là que l’on a perdu le plus d’emplois — que d’autres ont conservé en lâchant sur le reste.

responsabilités

Les anathèmes officiels proférés à l’encontre des pavillons de complaisance n’ont pas plus d’effet que ceux énoncés contre les « paradis fiscaux ». Prétendre moraliser ces pratiques, en clouant au pilori les paradis et pavillons les plus frelatés, a pour effet pervers de blanchir les autres et de valider le principe des mondes sans loi. Traiter la question en termes de « concurrence dommageable », que ce soit au niveau de l’Europe ou de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et de l’OMI (Organisation Maritime Internationale) ne peut avoir que le même effet. C’est l’existence même d’un système qui double et contamine les espaces légaux qu’il faut condamner.

Le problème n’est pas technico-juridique, il est politique. Mais que disent les politiques, lorsqu’on les pousse dans leurs retranchements ? Que l’on ne peut ainsi éradiquer ce système, parce qu’il est international, et que ses éléments sont virtuels, évanescents, se présentant comme des jeux de caches et de miroirs derrière lesquels on ne trouve évidemment personne.

Et pourtant, il suffirait d’incriminer les utilisateurs et promoteurs « légaux » du système, pour atteindre et mettre à découvert toute la mouvance illégale et criminelle qui se cache derrière. Sous le principe juridique - potentiellement universel [5] — de l’association de malfaiteurs, il serait possible de condamner ceux qui utilisent de telles associations au même titre que ceux qui les fabriquent.

Comment atteindre les promoteurs et utilisateurs, pour l’essentiel situés dans nos pays riches et non pas dans les îles lointaines ? Deux cas résument en gros l’extrême diversité des situations maritimes.

1- le « tramping » ou transport de cargaison complète pour le compte d’un donneur d’ordres appelé « affréteur ». Si le navire n’a pas un armateur réel, ayant pignon sur rue dans le pays d’immatriculation de ses navires, le responsable principal est de facto l’affréteur. C’est par exemple Total-Fina dans le cas de l’Érika. Par ailleurs il n’est pas nécessaire d’attendre que le bateau coule pour mettre en jeu la responsabilité civile et pénale de l’affréteur. Il suffirait de l’incriminer pour irresponsabilité armatoriale et menace permanente pour la vie des marins et l’écologie marine.

2-la « ligne régulière », généralement conteneurisée, dont les clients sont une multiplicité de chargeurs et non un affréteur unique. Ici il y a bien, pour que la ligne existe et fonctionne, un armateur, même s’il n’a conservé que la fonction commerciale et sous-traité tout le reste. Il faut, comme dans le cas précédent, qu’il supporte au premier chef l’entière responsabilité économique et sociale de ses sous-traitances. Il doit pouvoir être mis en cause, civilement et pénalement, sans attendre l’accident. Comme pour l’affréteur, le recours à des « chaînes d’irresponsabilité » doit être pénalement qualifié et punissable.

Où atteindre ces responsables ? Sur leur sol pour les entreprises légales ou illégales, dans les ports et mers côtières pour les navires de tous pays. Le respect du droit du travail international (des conventions de l’Organisation Internationale du Travail) à bord et l’état des navires sont des critères fondamentaux, mais il faut en rajouter un troisième : le contrôle des conditions d’armement et d’affrètement de navires (un navire sans armateur connu ni pavillon réel est un bateau pirate). Mais pour que cette prévention ne se fasse pas aux dépens des marins, comme c’est le cas maintenant, il faut prévoir la protection et le dédommagement des équipages.

Le volet répressif ne suffit pas, si l’on ne crée pas les conditions d’une exploitation maritime assainie. Il faudrait imaginer ce que pourrait être un véritable statut international du marin et des entreprises de navigation, sur la base de la législation internationale existante, des conventions de l’OIT, de tout l’édifice des droits universels et des libertés syndicales et politiques.

Notes

[1Sans compter les activités annexes d’assurance, classification, etc. On trouvera une description plus précise et nominative de ce montage dans Pourquoi l’Érika a coulé (François Lille, L’esprit Frappeur, Paris 2000).

[2Elf n’a rejoint le groupe que plus tard.

[3Terme familier désignant les montages opaques que l’on fait pour blanchir sans se salir de l’argent d’origine douteuse.

[4Seule la discrimination sexuelle était totale, comme dans tant d’autres professions à l’époque, mais elle a été progressivement battue en brèche dans la période qui nous occupe.

[5Voir la définition qu’en donne la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite « Convention de Palerme », non encore en vigueur.