klaxons paroles de printemps par temps d’urgence

par

Photo Aurélien Gillier

klaxons

Husserl disait du philosophe qu’il était un éternel commençant. Peut-être en va-t-il de même de l’authentique démocrate qui doit sans cesse tout recommencer à zéro. Se réapproprier la rue et les places, réapprendre à se parler, redécouvrir la joie juvénile qu’il y a à marcher ensemble, à chanter ensemble, recommencer à résister et même à détester, mais d’une détestation joyeuse et collective, ceux qui vous tapent dessus. De Nuit Debout à la manifestation du labour day, carnet de route en balade d’un Américain à Paris.

« Démocratie où es-tu ? » C’était une des banderoles, nombreuses et changeantes, qu’on pouvait lire autour de la statue de la République au printemps dernier. Cela faisait plaisir. Pendant des jours sombres pour nos institutions, la démocratie se trouve sans doute surtout là où on peut poser sa question. Sur cette place, on avait vu percer quelques poussées de ses formes futures, sur cette place et partant d’elle, ailleurs : ailleurs à Paris, dans ses banlieues, en France, en visant même parfois le monde. Elle-même était déjà nourrie d’ailleurs, de la Grèce au moins, la contemporaine qui courant l’été 2015 était en lutte contre les instances européennes et la politique néo-libérale qu’elles s’acharnaient à imposer sur la régulation de leur dette. « OXI ! » pouvait-on lire autour de cette même statue à la fin de l’été 2015, en signe de solidarité avec la claire majorité qui, le 7 juillet, avait voté contre l’accord proposé par l’Union Européenne. « NON ! » exprimé et écrit dans leur langue. Il y avait plus qu’un écho de ce non dans la lutte contre la loi El Khomri qui a pris racine sur cette même place pour se livrer également ailleurs, dans les rues de Paris pour commencer, par une entité qu’il est difficile de ne pas appeler peuple, voisine maintenant intime des luttes des Grecs après nous être rassemblés de nombreuses fois pour donner corps à ce que les sondages montraient : les gens en France ne voulaient et ne veulent toujours pas de cette loi destinée à mettre son code de travail en conformité avec les exigences européennes.

On a traîné ensemble. On a papoté. On a chanté. « Nous sommes toutes des casseuses ! »

Sur la place de la République au centre de Paris au printemps dernier, nous éprouvions de la joie en découvrant la possibilité d’entretenir d’autres réponses que la peur cultivée comme un marasme par la déclaration d’un état d’urgence où nous vivons toujours. Cette réponse, qui n’est à la vérité qu’une esquive, ne pourrait pas être plus malvenue dans sa tentative exagérément et uniquement sécuritaire de nous détourner d’un affrontement nécessaire avec des problèmes clairement politiques. Dans cet affrontement, beaucoup de ceux d’entre nous qui se retrouvaient dans les commissions et AG sur la place étaient novices, même s’il se pourrait bien que toute parole véritablement politique prenne des allures de nouveauté grâce à la lumière qu’elle jette et aux résonances qu’elle fait sonner entre les différentes échelles de nos vies. C’est l’échange de ces paroles, leur écoute et leur énonciation, qui nous a ragaillardis dans nos confrontations avec une violence policière dont jusque-là beaucoup d’entre nous avions pu nous tenir à distance. Nous savions que ce n’était pas le lot de beaucoup de citoyens en France. Grâce aux interventions répétées de Fahima Laidoudi et Amal Bentounsi entre autres [1], nous gardions un souvenir vif des émeutes de 2005 et nous efforcions de trouver meilleure prise aux côtés des habitants des quartiers [2]. Une des échelles qui se sont révélées dans le courant de nos mobilisations est celle de la ville, prise dans son sens étendu d’une mégalopole, moins un grand Paris imposé d’en haut par des ingénieurs et des architectes qu’un tissu de liens, la possibilité de certains déplacements et l’expression de soucis partagés qui insuffleront peut-être un jour les structures prévues avec un esprit dont elles auront besoin pour qu’elles soient rendues à leurs usagers et habitants. Que ces quelques paroles puissent servir de relai.

« Violences policières, système politique », septembre 2016.
Illustration d’Hélène Bernadat.

Souvenir de printemps pour l’automne, d’un 1er mai pour commencer, jour de la Fête des travailleurs qui avait été déclarée pour la première fois par la Deuxième Internationale Socialiste en commémoration des émeutes de 1886 à Haymarket à Chicago survenues lorsqu’une manifestation exigeant une journée de travail de huit heures avait mal tourné. Répliquant aux meurtres de plusieurs ouvriers aux mains de la police lors d’une une manifestation qui avait eu lieu la veille, une personne inconnue a lancé un bâton explosif dans la foule, entraînant la mort de sept policiers et d’au moins quatre civils. Huit anarchistes ont payé avec des sentences de prison à vie pour un crime qui aujourd’hui serait immédiatement qualifié de terroriste. Peu célébré dans mes États-Unis natals où le Labor Day capitaliste lui fait de l’ombre, en France, le premier mai est traditionnellement le jour où les familles ouvrières font la fête en s’offrant des fleurs—de mémoire récente, plutôt des muguets même si cette année une certaine Mathilde était venue rappeler aux rassemblés de l’Éducation Populaire Debout sur la place que l’églantine rouge embaume d’un parfum plus contestataire qui était certainement approprié à la manifestation à laquelle j’ai assisté. À des époques plus apaisées, cette manifestation aurait été un moment où les familles ouvrières auraient fêté leur travail à l’arrivée du printemps avec une forme de balade . Cette année, à quelques curieux moments près, cet aspect festif était absent et notre balade avait des allures de bataille.

Ce n’était pas faute de beau temps. Le soleil brillait quand j’émergeai de la station Bastille sous l’Opéra pour rejoindre mon ami Antonin avant de retrouver quelques autres membres de notre bande. Dans notre élan, nous avons dépassé avec hâte la plupart du monde qui s’était rassemblé pour la marche destinée à la place de la Nation. Je me rappelle avoir remarqué pour la première fois que les « fous » avaient une banderole réclamant notre besoin de devenir « ingouvernables », un sentiment que je partage tout à fait, du moins selon nos paramètres de gouvernance actuels. Antonin nous amenait au carré de tête de la manifestation, là où les figures d’une certaine signification politique se dessinent. Souvent symboliques par des temps socialement moins turbulents, dans le contexte des mobilisations du printemps, le carré de tête était le lieu où les éléments réputés être les plus dangereux de notre mouvement se retrouvaient, ceux qu’on dit portés à user de tactiques violentes. Dans les reportages télés qui de nos jours passent pour du journalisme, beaucoup de ceux qui y marchaient étaient caractérisés comme « casseurs », et il est vrai qu’il y a eu quelques actes de destruction au cours des manifestations du printemps, de distributeurs d’argent des banques et des panneaux publicitaires la plupart du temps, bien que pendant une manifestation à laquelle je n’ai pas pu assister le 14 juin, qui a été l’occasion, sans doute, de la plus féroce répression policière, quelques-uns sont allés jusqu’à casser la vitre d’un hôpital. (Ils ont demandé pardon pour leurs méfaits en y laissant un ours en peluche et un mot le lendemain).

Nous avons retrouvé notre bande mais avec tout le tohu-bohu, on a vite été séparés, Antonin et moi restant derrière pendant que les deux femmes qu’on avait rejointes se sont trouvées déplacées de l’autre côté d’une ligne de policiers (tous des hommes si je me souviens bien) qui s’était formé pour couper le cours de la manifestation en plusieurs morceaux. Cette technique de la nasse, kettling dans l’anglais qu’on parle dans les lieux où elle a été forgée, cherche à isoler les différents éléments de la manifestation les uns des autres dans une tentative d’affaiblir l’unité populaire. Ces nasses sont des formations où, malgré les efforts policiers pour les isoler, des groupes de manifestants se tendent pour poursuivre le sens de leur chemin et rejoindre les grands nombres que nous formons et qui seraient exponentiellement plus grands si la police nous laissait nous exprimer selon nos droits. La coupe la plus significative intervenait entre le carré de tête, où j’avais suivi le pas d’Antonin pour tenter d’apaiser ce qui est vite devenu une situation très tendue, et les syndicats qui nous suivaient. Dans des manifestations après celle-ci, des tensions ont souvent marqué le rapport entre les syndicats et les groupes à tendance plus anarchistes associés au carré de tête. Parfois cette tension risquait de muer en hostilité déclarée : pour plusieurs de ces manifestations, les services d’ordre de la CGT ont été armés de battes de baseball. Mais le 1er mai 2016, quand la police a tenté de dissocier la CGT et les autres syndicats du carré de tête, les syndicats n’ont pas accepté le détour proposé. Alors qu’on était séparés d’eux par un ou deux pâtés de maisons de rues vides, il y a eu pendant à peu près une heure un moment très étrange. Antonin se renseignait sur les agissements de nos amies plus loin par SMS et quelques coups de fil. Plus tard, elles nous ont dit qu’elles avaient imploré les policiers de laisser repartir le carré de tête, que cela n’avait aucun sens de nous garder otages de leur tentative de diviser la solidarité exprimée et totalement appropriée à l’esprit de la journée. En attendant, Antonin et moi avons croisé des potes queers et alors que cela semblait bien curieux, ceux et celles d’entre nous tenus en otages n’avaient pas trop le choix. On a traîné ensemble. On a papoté. On a chanté. « Nous sommes toutes des casseuses ! » par exemple, belle ritournelle qui rompait avec le côté masculiniste qui marque notre image historique des tactiques anarchistes. Et il se trouvait que beaucoup parmi notre bande étaient des femmes. Je me rappelle aussi avoir été frappé par les tactiques qu’on utilisait autour de moi pour tenter d’apaiser les tensions entre la police et les manifestants. Un groupe de six avait un tas de boîtes en carton qu’ils soulevaient au-dessus de leurs têtes en s’accroupissant pour former une espèce de tortue. Et Antonin, qui a plus d’expérience que moi dans des manifestations comme celle-ci, soulevait ses mains en maître princessier de cérémonie pour signaler aux flics qu’on ne cherchait qu’à poursuivre notre chemin et qu’il n’y avait aucune raison de devenir violent.

Cela va sans dire, nos efforts n’ont pas suffi. La police avait ses ordres et à un moment, un petit contingent a essayé de couper dans la foule de gens que nous formions. Cela va encore une fois sans dire, on ne les a pas accueillis les bras ouverts mais avec des cris et des lancers de bouteille dont ils se sont protégés avec leurs boucliers. L’un de ces contingents a fui cette hostilité dans une petite rue voisine où les CRS se sont tenus tranquilles pendant un temps avant de lancer des gaz lacrymogènes vers nous. C’est à ce moment-là que j’ai rejoint le chœur pour chanter un des slogans les plus controversés de notre mobilisation : « Tout le monde déteste la police ! ». Parce que quand on est avec un groupe, associé de façon abusive à la violence qui s’y exprime, que l’on a pu témoigner d’une très grande retenue et que la police se met à vous agresser avec des gaz lacrymogènes qui vous brûlent les yeux, bien sûr qu’on déteste la police. Je me rappelle m’être retrouvé à un moment sur un bout isolé de la rue. C’était alors tellement clair que c’était les policiers qui nous agressaient dans cette situation précise, que je les ai montrés du doigt, littéralement. Du coup j’ai pris une de leurs bombes lacrymogènes sur un de mes pieds et parmi les notes copieuses que j’avais prises dans le printemps je me rappelle avoir écrit que nous écrivons nos propres légendes. Dans des circonstances historiques telles celle-ci, c’est vrai.

Je me rappelle la montée des cris quand les policiers ont cessé leur tentative de nous diviser pour laisser libre cours aux cortèges des syndicats le long de la route qui avait été prévue. Je me rappelle aussi les nuages épais de gaz lacrymogène dont je me suis protégé en m’accroupissant avec une jeune femme que j’avais souvent vue dans les manifestations. Franchement, je ne sais lequel de ces deux moments s’est produit en premier, mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est de la fatigue et l’étourdissement qui nous caractérisaient alors qu’on atteignait enfin la destination de la marche à Nation. Peu avant d’y arriver, j’ai croisé Stève, un ami danseur dont l’expérience des manifestations comme celle-ci provient de son intelligence politique et de son métier de danseur, qui l’a amené à participer à beaucoup d’entre elles au cours de la dernière décennie pour tenter de défendre son statut d’intermittent. Particulier à la France, ce statut est régulièrement attaqué pour de prétendues raisons « budgétaires » alors qu’il coûte très peu à l’État, surtout si on le compare à l’argent que les gouvernants dépensent dans des denrées comme les gaz lacrymogène d’abord, ainsi que d’autres armes policiaires bien pires . C’est un statut précieux : il permet aux artistes de recevoir des indemnisations chômage pour les périodes où ils ne travaillent pas sur un projet précis. Il devrait être pris comme un modèle pour les formes flexibles d’emploi que le capitalisme lègue aux prolétaires que nous sommes de plus en plus nombreux et nombreuses à devenir. [3] C’était sympa de l’embrasser et même s’il semblait moins étourdi que moi, il a avoué que la police avait été assez dure. Antonin et moi avons retrouvé nos amis et quelques autres personnes. On a partagé des frites achetées à un camion en faisant le bilan. On avait à peine le temps de les finir avant que les gaz lacrymogène ne se mettent à voler de nouveau, comme ils le font à la fin de toute manifestation qui veut vraiment dire quelque chose. Il y en a eu tant de lancers que cela nous a suivi jusqu’à la rame du métro que nous avons empruntée. Et quand on a les yeux qui piquent sur le chemin du retour d’une manifestation qui aurait pu tourner autour des fleurs et des sourires dans la fierté ouvrière, les échos de ce chœur qu’on a rejoint (« tout le monde déteste la police ! ») sont très loin de sonner faux.

Notes

[1Voir l’article d’Elvire Camus, « Il faut amener la Nuit Debout dans les banlieues et non l’inverse », Le Monde,13 avril, 2016.

[2Voir notamment le récent numéro de Mouvements 83, automne 2015, « Ma cité a craqué ».

[3Voir Nick Srnicek and Alex Williams, Inventing the Future : Postcapitalism and a World Without Work, London : Verso, 2015, p. 156 : « As workers in developed countries fall back into precarity, and as more and more of the global population is incorporated as “free” labourers under capitalism, the basic proletarian condition is coming to characterize a wider swathe of people. »