Vacarme 77 / Cahier

révolution, touche replay

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révolution, touche replay

Les mobilisations du printemps 2016, depuis les manifestations contre la loi Travail jusqu’aux derniers feux de Nuit Debout au début de l’été, ont fait l’objet de nombreuses retransmissions filmées, diffusées principalement sur Internet. Avec elles ont émergé des stratégies médiatiques dont ce texte interroge la diversité, la complémentarité mais aussi les ambitions parfois concurrentes.

à Ariane, Louise, Maxime, Nathan et Simon

La loi Travail est passée, certes, et son monde persiste, bien qu’esquinté. Mais la colère aussi a ses obstinations, et il est peu probable que le mouvement catalysé par les circonstances s’échoue sur les récifs d’un 49-3. L’heure est tant au bilan qu’à la relance ; dans cette perspective, on voudrait dresser ici un inventaire partiel des vidéos sorties de la lutte, en ayant à l’esprit que, loin d’en être la momie, l’effigie mortuaire, ces images ont aussi été le moteur, et le moule donnant forme aux forces déployées par le combat. Les revoir aujourd’hui, c’est donc interroger le lien entre la physiologie d’un mouvement et la facture des images qui s’y produisent.

Celles nées dans cette séquence de quatre mois témoignent d’une rare — et double — différenciation, entre elles comme entre les collectifs accordés au sein du soulèvement. Le mouvement contre la loi Travail et son monde aura d’une certaine façon été tricéphale. Il comprenait une branche syndicale, un cortège de tête sans appartenance et une occupation de place pareillement désaffiliée (étant entendu que ce sont là des pôles, et que beaucoup circulaient de l’un à l’autre). Qu’une lutte rassemble des groupes hétérogènes s’entremettant pour l’occasion n’a bien sûr rien de neuf, comme étaient attendues les quelques chamailleries ponctuelles entre la vertèbre classique des luttes, les organisations, et les subjectivités désencartées qui la débordaient. Mais l’inédit de ce mouvement réside peut-être moins dans ces mutations de l’anatomie politique que dans la cartographie audiovisuelle qui lui est afférente, et qui renseigne sur les subjectivités collectives tramées par l’événement. La convergence construite envers et contre tout a eu pour corollaire une dissemblance des images particulièrement aigüe.

Pour ces faiseurs d’images, un rapport dual à la télévision. D’un côté, ils la narguent ; de l’autre, ils l’imitent, ou du moins lorgnent vers son statut.

Sans compter l’iconographie satirique circulant sur les réseaux sociaux (mèmes et GIF, caricatures variées, montages de photographies), on pourrait répertorier au moins quatre formats : les vidéos de violences policières, les live propres à l’application Periscope, ceux, fort différents, de TVDebout, et des reportages comme ceux de Taranis News. Chacun induit, par les modalités de son dispositif, une communauté figurative spécifique, une certaine coalescence des corps et un rapport singulier à la parole démocratique. Et, aussi différenciés soient-ils, tous fraternisent dans un même espace, Internet. L’une des nouveautés du mouvement de 2016 aura été, en France (qui emboîte ainsi le pas aux révolutions arabes), d’héberger entièrement sa production audiovisuelle dans ce lieu sans lieu, et même, de la forger en fonction de ses outils propres. Or, ceux-là ne sont pas à proprement parler de production, mais de diffusion, et, d’une certaine manière, les modes de circulation propres au web ont commandé les usages de la vidéo, et par là modelé les images de la révolte. L’empreinte de la toile se ressent tant dans la facture des images que dans la vocation qu’on leur assigne : sa viralité et son autonomie toute relative [1], en entretenant le rêve d’une information désentravée, ont restauré quelque chose comme une utopie médiatique, délestée des contraintes pesant sur les formats habituels.

De là, pour ces faiseurs d’images, un rapport dual à la télévision. D’un côté, ils la narguent, puisqu’ils se permettent ce qu’elle s’interdit : une durée rallongée, une relative discrétion dans le tournage et surtout une esthétique immersive, au ras des événements et vissée aux masses. La maniabilité des équipements aide à une telle plongée, en amincissant les médiations propres à un matériel plus encombrant. De l’autre côté, cette télévision qu’ils distancent sur le terrain des luttes, ils l’imitent, ou du moins lorgnent vers son statut au point de vouloir se définir comme son relais ou son prolongement. Le périscopeur-star Rémy Buisine est là-dessus explicite : les grands médias sont pour lui une figure moins diabolique que paternelle, et il ne prétend qu’en compléter l’information, pas la contrer [2]. Mais les animateurs de TVDebout ou le fondateur de Taranis News Gaspard Glanz [3] définissent pareillement leurs pratiques comme journalistiques, même s’ils idolâtrent moins BFM et pensent plutôt montrer ce qui se passe dans le hors-champ de la télé. Tous, en tout cas, récusent le label militant. Il y a sûrement là un choix tactique, qui tourne la neutralité en bouclier [4] ; mais cela revient aussi à restaurer, malgré tout, une croyance plus ou moins ferme en la possibilité d’images sans filtres, que ne vicierait aucune idéologie parce qu’elles procèdent de structures pleinement autonomes.

S’éclaire par là le peu d’attention que ces imagiers ont accordé au cortège syndical. Seuls deux des trois visages du mouvement, Nuit Debout et les têtes de manif, ont été massivement illustrés sur la toile, parce que ces journalistes précaires et sans attaches étaient plus enclins à se rallier à des collectifs eux-mêmes extérieurs aux habituelles structures d’appartenance. Les images des syndicats ont circulé ailleurs, dans les médias classiques surtout, qui entretiennent vis-à-vis des journalistes sans carte de presse le même rapport que les fédérations à l’égard des autonomes (une supériorité de moyens et, de temps à autre, une condescendance hostile) ; les fédérations disposaient en outre de leurs propres médias, dont la production passait par des canaux distincts de ceux étoilant ces pages. La difficile jonction entre syndicats et autonomes sur le terrain de la lutte a donc tracé une frontière entre les territoires audiovisuels de chacun. Celui inspecté ici est le fait de jeunes journalistes s’étant dégagés de toute allégeance explicite, à défaut de mettre en sourdine leur évidente sympathie pour le mouvement ; son autonomie a justifié le vœu (que d’aucuns jugeraient fort pieux) d’une médiation immédiate, ou d’une information immaculée.

Le signe le plus éloquent en est Rémy Buisine. L’application qui l’a rendu célèbre, Periscope, permet de retransmettre en direct une vidéo filmée au moyen d’un téléphone portable, et, pour peu que l’utilisateur dispose de quelques batteries de rechange, d’une durée virtuellement infinie. Elle parachève ainsi l’utopie du direct, du plan-séquence intégral, quand les télévisions dites « en continu » ne peuvent que rêver de ce ruban sans couture. À cette ascendance cathodique, le dispositif ajoute un apport propre à Internet — les commentaires des spectateurs s’affichent à gauche de l’écran — et un autre plus radiophonique — la personne qui filme peut aussi causer (Buisine ne s’en privait pas). Rien d’étonnant à ce que ses développeurs l’aient baptisé d’après le nom d’un instrument d’optique particulièrement choyé des sous-marins. Le principe en est identiquement immersif, sinon que ce qui est vu, désormais, c’est l’intérieur, le remous des vagues ou l’agitation du peuple, et non ce qui surnage à la surface des foules ou des flots. Mais Periscope représente aussi l’utopie d’un média ramené aux proportions de l’individu. Chaque périscopeur a sa signature propre. Buisine, s’il était loin d’être le seul, fut l’un des rares à se présenter sous son état civil, et surtout à couvrir presque intégralement manifestations et AG [5]. Par ailleurs, il satisfaisait aux exigences interactives du dispositif, répondant aux questions de ses spectateurs et se laissant même parfois piloter par eux, à la manière d’une télévision authentiquement télécommandée. Ne rougissant pas devant la presse, et d’un discours peu clivant, il était tout destiné au vedettariat. Ainsi, par un étrange paradoxe, un mouvement anonyme, dénué de chef ou d’émissaire, aura par contre été pourvu d’un reporter connu de tous et immédiatement repérable, comme si la clé de cet événement résidait moins dans le discours de tribuns désormais évincés que dans le style de sa captation, elle au centre des regards.

Buisine aura à ce titre figuré l’une des versions de l’expérience démocratique élaborée sur les places, celle, disons, d’une citoyenneté médiatique, d’une communauté dans laquelle individuation et information se confondent. Idée inséparable d’Internet, dont le propre est moins de décentraliser l’appareil médiatique que de tout transformer en données. Periscope fait de chaque œil une caméra virtuelle, câblée au réseau et générant pour lui la matière première de l’économie du partage ; elle est part intégrante d’un paradigme pour lequel l’identité consiste en un coulis de data sur une page conçue comme interface. Buisine, à l’époque du mouvement, travaillait d’ailleurs comme community manager pour différentes stations de radio. On peut gager qu’il concevait ses activités vespérales d’une manière analogue à son occupation diurne, comme une production de contenu (il a en revance toujours refusé de monétiser son usage de Periscope). L’imaginaire démocratique qui s’y associe oscille entre la communauté des clics et l’individualisme des statuts et des tweets. Le modèle perd un peu de ces subjectivations collectives propres aux soulèvements ; il exacerbe en retour un certain libéralisme des opinions : la neutralité qu’affiche Buisine et son empressement à recueillir les paroles de chacun se répondent dans un même enthousiasme citoyen.

Capture d’une vidéo de « Taranis News »

Internet, à force de relayer en continu la rue et le réseau, aura donc alimenté l’imaginaire d’un média immanent au corps du peuple, qui troquerait les médias de masse contre une myriade d’yeux à l’affût des exactions. La formule rappelle celle de la surveillance policière, également omniprésente ; en ce sens, les vidéos du web auront manifesté la réversibilité du contrôle en vigilance populaire. D’où les drôles de face-à-face entre les caméras des manifestants et celles de la police. D’où, aussi, une surenchère de destruction de part et d’autre, entre les caméras de surveillance bombées ou ébréchées par certains autonomes et les différents témoignages affirmant que des forces de l’ordre se sont plus d’une fois attaqué au matériel de vidéastes, voire aux personnes elles-mêmes. Un adage de circonstance rappelait l’équation : « Filme un flic, sauve une vie. » La violence déchaînée par le gouvernement aura eu pour conséquence l’explosion d’un genre né il y a vingt ans avec les premiers groupes de copwatching, la vidéo d’usages disproportionnés de la force (si ce n’est pas là un pléonasme). Certaines ont fait le tour des regards, comme celle du lycéen de Bergson recevant un uppercut ou, sous une forme plus réflexive et enguirlandée, la bande titrée On ne sait jamais ce qu’on filme, qui décompte les coups administrés par des CRS à des nuitdeboutistes menottés. Ce sont là des délits flagrants. À côté de ces documents irréfutables existe une flopée de vidéos moins percutantes et plus difficilement déchiffrables. Celle, par exemple, d’un projectile explosif tombant au milieu de journalistes alors qu’ils s’approchent d’une rangée de CRS le 1er mai, ou toutes celles mobilisées pour prouver que l’homme tombé dans le coma après la manifestation du 26 mai a bien été victime d’une grenade de désencerclement. Sans compter les innombrables images témoignant de ce que beaucoup, en face, ont la matraque légère.

Capture d’une vidéo de Nnoman

Ces vidéos représentent, si l’on veut, le genre judiciaire de toute cette production (Buisine et TVDebout sont plus proches du genre délibératif). Quand elles sont un tant soit peu retravaillées, c’est pour se soumettre à une esthétique de la preuve : exemplairement, la vidéo de « l’accident » du 14 juin qu’a postée Nnoman [6]. Ce jour-là, un homme s’est évanoui après avoir reçu un projectile incandescent dans le cou, et dans la mêlée qui a suivi une autre personne s’est retrouvée au sol [7]. La vidéo commence après la chute du premier, lorsqu’un attroupement se forme et que débarquent les forces de l’ordre. Nnoman, au lieu de la diffuser telle quelle, l’a retraitée, en arrêtant l’image ou en la ralentissant, en y incrustant des sous-titres ou des explications, pour pointer chacune des maladresses, nombreuses, de la police. S’il y a besoin d’autant détailler, c’est que la vidéo, comme toutes celles du genre, est difficilement lisible. Ces images de violence se caractérisent souvent par leur aspect heurté et confus, qu’aggravent la cohue, les gaz et, parfois, les tentatives d’intimidation ; l’objectif est rarement fixe et, dans l’ensemble, la qualité technique reste rudimentaire. C’est là rapporter deux brutalités l’une à l’autre, celle d’un document non raffiné et celle du fait qu’il établit, en faisant de la syncope visuelle le symptôme de la violence subie. Ces vidéos, au lieu de retourner la force, réclament contre elle, et montrent combien, malgré la tension attisée par la stratégie policière [8], la violence aura été, côté mobilisés, longtemps retenue et toujours stratégisée.

NnoMan Cadoret

Ou presque. Des trois lobes du mouvement, l’un (le syndical) la condamnait en bloc, un autre (Nuit Debout) l’esquivait, le dernier (le cortège de tête) la titillait. Dans ces deux derniers fronts, son usage se voulait réfléchi — le pacifisme de Nuit Debout était tactique plus que de principe, comme les dégradations des autonomes étaient raisonnées, ciblées (du moins la plupart du temps). De fait, tout opposait ces deux pôles, aussi poreux furent-ils l’un à l’autre. Nuit Debout favorisait un immobilisme assis, dévoué à l’épanouissement de paroles ferventes, quand, à l’avant du cortège de tête, les autonomes n’étaient que débordements, à chercher partout la brèche par laquelle faire vaciller le rapport de force. L’un adoptait un retrait souverain, l’autre avait l’affrontement pour moyen ; ils dissemblaient comme le forum et l’émeute, l’assemblée et la horde (celle-ci impétueuse, mais stratégique [9]). De même pour les figurations qui leur furent liées. La place de la République s’est pourvue de son propre organe médiatique, TVDebout, qui chaque jour retransmettait les AG. L’émission s’y agrémentait de duplex avec d’autres places occupées, d’entretiens sur le plateau (sous la tente), de micro-trottoirs (la « Question Debout » quotidienne) ou de morceaux musicaux. Son mimétisme vis-à-vis de ses aînées télévisuelles allait jusqu’à faire appel à la figure du présentateur et aux indications en bas de l’écran. Deux différences, toutefois : la durée, ailleurs comprimée, ici étendue (plus de trois heures par live) ; les moyens, chiches et heureux de l’être : loin de masquer leurs carences techniques, les animateurs de TVDebout en ont fait la base de leur esthétique de la bidouille.

La fraction cagoulée des têtes de cortège se montrait pour sa part peu amène à l’égard des caméras, considérées comme autant d’auxiliaires au fichage policier [10]. D’origine bretonne, l’équipe s’est formée sur d’autres terrains, à l’instar de beaucoup de ces vidéastes de choc d’abord passés par Calais ou Notre-Dame-des-Landes. Sa prolixité durant le printemps 2016 (une vidéo par manif, plus quelques bonus ponctuels) et le redoutable effet d’entraînement de son style auront considérablement élargi son audience, qui en fait de loin la « chaîne » (YouTube) la plus regardée pour tout ce qui touche aux actions des autonomes.

Taranis News excelle dans l’esthétique du tumulte. Le peuple qu’elle gure n’est pas celui du débat, mais de la bataille.

Glanz, la proue de Taranis News, s’est défendu contre les accusations de « propagandisme » totoïde : lui et ses camarades se contenteraient de montrer les altercations sans préjuger du bon droit de quiconque, et il en veut pour preuve l’absence de toute voix-off dans ses vidéos. Il n’empêche que la caméra, dans celles-ci, est souvent située dans le dos des premières rangées de manifestants, pour ne pas filmer les visages, ou sur les flancs des CRS et de leurs soutiens lors des charges, afin que l’angle de vue rende indiscernables les traits des autonomes les plus pugnaces ; les forces de l’ordre sont par contre épinglées dès que possible. À défaut de discours explicite, le positionnement optique signale une claire adhésion au camp émeutier. Si à TVDebout revenait le genre délibératif et aux vidéos de violence le judiciaire, Taranis News s’illustre dans l’épidictique. Une de ses vidéos les plus fameuses, « Riot », assemble avec un rare sens du rythme un best-of des bastons de mars et d’avril, au son d’Edith Piaf (« Emportée par la foule », évidemment) puis d’une musique techno aux accents trépidants. Le micro-clip « We are Taranis » verse dans le même lyrisme insurrectionnel, alignant de très brefs plans (en noir et blanc) de scènes de guérilla urbaine, à grand renfort de flammes, de pavés et de banderoles. Taranis News excelle dans l’esthétique du tumulte ; après tout, elle a emprunté son nom à une divinité de l’orage. Le peuple qu’elle figure n’est pas celui du débat, mais de la bataille.

La complémentarité des deux facettes du mouvement apparaît dans leurs rapports aux visages. Nuit Debout n’avait pas peur de les exposer : ce peuple souverain présent sur la place, il lui fallait le rendre sensible par un album de singularités, par un étalage de figures si disparates qu’elles en viennent à ruiner tout typage. De là la fortune, en son sein, du genre — littéraire, photographique, audiovisuel — du portrait d’inconnus. Il différenciait à l’infini le corps de la multitude de manière à majorer l’écart du peuple à lui-même, pour empêcher qu’on lui assigne la moindre identité. Le mouvement n’a cessé d’insister sur son anonymat constitutif. Or, le mot ne signifie pas simplement sans chef ni même inconnu, mais aussi quelconque, sans qualité, sans caractéristique propre parce que né d’une convergence de l’hétérogène. Nuit Debout a tenté d’articuler la cohésion du collectif et la singularisation des parties, et TVDebout, justement, allait et venait entre ces deux échelles, le plan d’ensemble sur la foule assemblée, pris depuis un point en hauteur, et les séries d’entretiens plus ou moins longs avec, au choix, une notoriété de la révolte, le soutien d’une cause ou un quidam abordé sur la place. Les animateurs de la chaîne se sont efforcés d’intégrer dans leurs programmes tous les échantillons de colère possibles, tout en garantissant, par l’unité même du format, l’imbrication des combats. Pour Nuit Debout, figurer l’anonymat revenait à faire proliférer les visages.

Capture d’une vidéo de TVDebout.

Pour le cortège de tête c’était, police oblige, les invisibiliser. L’art vestimentaire des autonomes consiste à se rendre furtif et sans empreinte, à s’indifférencier les uns des autres afin que chacun reste non identifiable. Cela n’est pas sans entraîner une certaine homogénéité de tenue, sombre de surcroît : l’anonymat est ici uniforme, loin de la variation tout en couleurs de Nuit Debout. Les journalistes accompagnant le cortège de tête redoublaient quant à eux de précautions (du moins ceux qui avaient le souci des manifestants), afin qu’aucune image ne puisse par la suite être à charge. Des débats nourris autour du floutage ont agité la communauté des vidéastes, qui ont à leur tour développé un art de filmer sans (trop) mettre en danger [11]. Cela explique en partie la confusion qui parfois s’empare des vidéos de Taranis News. Elle est bien sûr liée à l’imaginaire de l’insurrection, riche en fumées, gaz et brasiers, et pleine du charme martial des masques et des armements de bric et de broc. Mais cette esthétique est aussi bien commandée par des exigences pratiques, puisqu’il faut protéger et les autres (légalement) et soi-même (physiquement — ces journalistes sont souvent confrontés à des comportements hostiles). Le brouillage n’intervient toutefois qu’à la fin des vidéos. Leurs débuts suivent une cadence moins frénétique, et comprennent plus de plans frontaux laissant apparaître les visages. Ils alternent entre plans d’ensemble sur le cortège et vues plus rapprochées, sur une rangée de CRS à l’arrêt, une banderole suggestive ou un détail pittoresque, pour jouer eux aussi de la bigarrure. Dans l’ensemble, très rares sont les moments de parole, et plus régulières les clameurs collectives. Surtout, hormis lors des nasses, il n’est de plan qui ne soit de ou en mouvement : pour les autonomes, tout est flux à bloquer ou barrage à déborder, et cette logique du perpetuum mobile se répercute sur le style des vidéos, quand la chorégraphie de TVDebout a le statisme pour principe.

Plus largement, à travers ces deux pans de la lutte, ce sont deux rapports à l’image qui s’expriment, l’un iconophile, l’autre iconoclaste. Nuit Debout a tout fait pour intensifier la puissance de son apparition, et s’appropriait l’espace en le modelant à son image. Les autonomes n’étaient que dissimulation, et cherchaient souvent à disparaître sitôt l’action accomplie ; le funeste sort réservé aux vitrines ayant le malheur de se trouver sur le chemin de ces briseurs d’idoles dit combien la seule image qui vaille, pour eux, est celle de la destruction du spectacle. Les rapports à la parole diffèrent aussi bien. La durée monotone de TVDebout vient de sa soumission à un discours à rallonge, qui limite le montage. Taranis News ne recourt presque pas aux entretiens, parce qu’elle préfère concentrer son discours dans les textes inscrits sur les murs, les pancartes ou les banderoles — le tag, complément obligé du saccage, en relaie l’iconoclasme par un humour ravageur, qui affirme la supériorité du texte écrit sur l’image vandalisée. Les deux rapports à l’image impliquent donc deux formes d’énonciation, l’une silencieuse, l’autre ventriloque (les plans d’ensemble de TVDebout dissolvent l’orateur dans la foule, de sorte que la parole de chacun devient la voix de tous). De là, pour terminer, deux manières de filmer la foule et de penser la cohésion du groupe. TVDebout minimise autant que possible les ellipses et le découpage, pour respecter la continuité des paroles et ne pas entamer l’intégrité du corps collectif. À cette indivision figurative, Taranis News oppose une fragmentation jouant plus de l’intensité du mouvement que de l’épaisseur de la masse.

Chaque format aura représenté l’une des deux faces du peuple précipité par le mouvement de 2016. L’une s’inscrit dans la lignée récente du mouvement des places, l’autre dans la tradition plus ancienne (et fort française) de la commune insurrectionnelle. Les deux s’opposent si bien qu’on ne doutera pas de leur intime solidarité. Ensemble, ils annoncent un nouveau corps du peuple, comme sorti de la côte du corps ouvrier pour s’y adjoindre et s’en différencier. Formé d’un contingent de précaires aux statuts si effrités qu’ils ne peuvent plus se définir par une quelconque relation d’appartenance, son visage a des contours indécis, floutés à proportion de la flexibilité que lui impose le nouveau servage économique — la déstabilisation de l’existence et l’indétermination des identités politiques vont de pair. Aussi ses figures s’anonymisent-elles — la floraison des visages à Nuit Debout et leur camouflage chez les autonomes participent d’une même absence de définition contemporaine du sujet de l’émancipation. Leurs vidéos dessinent un portrait-robot en forme de page blanche, sur laquelle il n’y a en guise de traits que des biffures. Le siècle passé avait compté dans ses emblèmes le défilé prolétaire, au centre d’innombrables films ; le peuple qui s’y manifestait était doublement décidé, dans ses attributs comme dans la direction historique qu’il prenait. Son descendant actuel se loge ailleurs, dans la nébuleuse du web ; c’est qu’il est lui-même nuée, essaim fluctuant au cap incertain. Aussi ne peut-il avoir pour nom qu’un anonymat radical, à la mesure de son défaut de toute identité.

Post-scriptum

Membre du comité de rédaction de Débordements, Gabriel Bortzmeyer prépare une thèse à Paris VIII sur les figures du peuple dans le cinéma contemporain.

Notes

[1Les mystérieuses disparitions de bien des vidéos du mouvement, à peine postées sur YouTube que sitôt évanouies, ont rappelé que la toile n’a rien d’une zone franche.

[2Voir son entretien avec Benoît Le Corre pour L’Obs, publié le 04/04/2016.

[4Pas toujours efficace : il est arrivé à plusieurs des journalistes cités ici, comme Nnoman, Gaspard Glanz ou Alexis Kraland (du collectif Street Politics, proche de Taranis News), d’être interpellés en amont des manifestations.

[5On n’en négligera pas l’écho : Buisine détient ainsi le record de quatre-vingt mille spectateurs simultanés pour l’AG du trente-quatre mars. Au vu de certains des commentaires, on peut supposer que tous n’étaient pas sympathisants.

[6Photographe fondateur du collectif OEIL (Our Eye Is Life), et connu, outre pour ses photographies (qui ont couvert de nombreuses autres luttes), pour avoir été interdit de manifestation jusqu’à ce qu’une décision de justice remette en cause l’arrêt de la préfecture.

[7La presse nationale, endeuillée par la mort des vitres de l’hôpital Necker, a omis d’en parler, à l’exception de Mediapart.

[8Au point, on l’a vu, que des syndicats de policiers en soient venus à contester publiquement la pertinence des ordres reçus, accusés d’aviver les conflits. Sur la nocivité (volontaire ?) de ces pratiques, on peut lire par exemple l’article d’Olivier Fillieule et Fabien Jobard, « Un splendide isolement », publié le 24/05/2016 sur La vie des idées.

[9En témoignent tant l’activité éditoriale de Lundi Matin, laboratoire théorique du spontanéisme le plus réfléchi, que le sens exquis de la communication qu’a pu avoir le Mouvement Inter Luttes Indépendant. Leurs œuvres complètes formeraient quelque chose comme un De la casse considérée comme un des beaux-arts.

[10Raisons théorisées par exemple dans ce texte vigoureux, « En défense du fracassage de caméras », à l’origine écrit par des anarchistes anglophones mais significativement traduit au beau milieu de ce printemps, et publié sur Paris Luttes Info le 11/05/2016 ; l’éclat de ses haut-faits les attirait néanmoins par dizaines, et la zone-tampon entre forces de l’ordre et caillasseurs était souvent remplie de journalistes plus casqués et armurés que ceux qu’ils immortalisaient. Les vidéos de ces échauffourées ne manquent pas, et vont du plan-séquence un peu balloté au reportage plus copieux. Dans ce dernier exercice, un groupe s’est rendu célèbre : Taranis News, collectif de sept journalistes récemment transformé en agence de presse[[Afin de pouvoir vendre leurs images et, éventuellement, porter plainte contre ceux qui les utilisent sans payer, comme Gaspard Glanz en avait menacé les organisateurs de la manifestation policière du 18 mai, lesquels avaient pillé les vidéos de Taranis pour réaliser un clip sur « la haine anti-flics ».

[11Un article anonyme de Lundi Matin, « De l’usage des caméras en manifestation », en a listé quelques préceptes.