Vacarme 77 / Cahier

Bir-Hakeim, parking occupé Idée de programmation pour le musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère à Grenoble

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Bir-Hakeim est le nom d’un parking souterrain à Grenoble occupé pendant quelques mois en 2012 par des hommes venus principalement du Soudan et d’Érythrée. Se souvenir de ce lieu de survie et de lutte, depuis le Musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère, pourrait contribuer à une critique des politiques étatiques d’exclusion. Mais comment se souvenir, alors que Nasruddin Gladeema, réalisateur de documentaires et ancien occupant du parking, dit d’abord ne pas arriver à oublier ? Ce texte dessine les lignes de désir d’une programmation muséographique paradoxale, où il s’agirait de se souvenir pour oublier, d’investir le musée pour mieux en sortir. L’appel est en tout cas lancé.

Initié en 1963 par d’anciens résistants et déportés, par des enseignants, le musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère ou Maison des droits de l’homme, devenu musée départemental en 1994, propose une exposition de longue durée sur l’histoire des années 1939-1945 en Isère et une série d’expositions temporaires, se donnant notamment pour objet « l’exploration des formes actuelles de résistance ». En 2012, l’exposition OQTF, Obligation de quitter le territoire français de Vincent Karle et Guillaume Ribot explorait le quotidien des épreuves administratives d’une famille résidente à Grenoble, dont le père était sous le coup d’une OQTF. Le propos muséographique centré sur une famille entendait lutter contre l’abstraction désubjectivante des catégories administratives. On pourrait discuter de l’entrée par une « étude de cas » dans un contexte juridique et politique qui provoque « l’atomisation de la parole collective des réfugiés [et étrangers demandant le droit de séjour], en même temps que la disparition des protestations politiques émanant de leurs rangs » (Noiriel, 2012, 252), tout en se réjouissant que les politiques contemporaines d’exclusion des étrangers puissent être analysées et critiquées au sein d’un musée de la Résistance. Le musée, également appelé Maison des droits de l’homme, élabore un programme où « l’histoire devient la fabrique d’une conscience historique, indissociable […] d’une conscience politique [1] » nécessaire pour penser le présent. Avec l’exposition OQTF, on peut citer aussi les expositions temporaires Comment en finir avec la colonisation ? Histoire des Isérois d’origine algérienne ou Rompre le silence. Mémoires de chômeurs et précaires en Isère, 1975-2008, dont les titres et programmations résonnent comme autant d’intentions politiques.

Le musée est entièrement gratuit ; c’est un espace public qui ouvre des brèches critiques dans nos conditions politiques contemporaines, problématisées à partir des valeurs associées à la Résistance et aux droits de l’homme. Et c’est parce que le musée de la Résistance affiche l’intention d’ouvrir des brèches que je propose, un temps, de m’y glisser, pour penser une programmation qu’il serait susceptible d’accueillir.

Cette idée de programmation s’élabore depuis le souvenir d’une situation sociale et politique ayant eu lieu en 2012 à quelques centaines de mètres du musée : l’occupation par des personnes demandant l’asile d’un parking désaffecté, suivie de son évacuation et de sa destruction.

Ces habitats de survie et de résistance occupés par les migrant.e.s font écho aux bidonvilles ouvriers en périphérie des métropoles construits tout au long du XXe siècle.

Bir-Hakeim, parking occupé

Le musée de la Résistance et de la déportation se situe à Grenoble, à proximité du quartier de Bir-Hakeim, où se trouvent les bâtiments des principaux pouvoirs publics : préfecture, rectorat, conseil du département de l’Isère et services liés à la région Rhône-Alpes-Auvergne. En 2015, un nouveau bâtiment de la région est justement inauguré place Bir-Hakeim/rue Eugène-Faure, après une longue période de travaux. Avant 2015, existait à la place de ce bâtiment, un parking souterrain désaffecté, qui avait été occupé pendant plusieurs mois en 2012 par des personnes demandant l’asile. La proximité avec la préfecture rendait l’emplacement de ce parking particulièrement stratégique et symbolique, mais aussi particulièrement risqué.

Le parking, appelé « Bir-Hakeim » par ses occupants, a servi d’abri à une trentaine d’hommes originaires du Soudan et d’Érythrée. La plupart étaient, au moment de l’occupation, sous le coup d’une procédure d’asile dite prioritaire, car soupçonnés d’avoir déjà demandé l’asile dans d’autres pays européens, ce qui les excluait du droit à travailler et à être hébergés dans les Centres d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) [2]. Une partie d’entre eux avait habité à Calais, avait connu les centres de rétention administrative, les appels interminables au 115 pour trouver un hébergement d’urgence nocturne, avait déjà dormi dans la rue. En dehors des procédures prioritaires, supprimées par la réforme du droit d’asile en juillet 2015 et remplacées par les « procédures accélérée [3] », qui ouvrent désormais le droit à l’hébergement, « la loi fait obligation à l’État d’accueillir en CADA les personnes qui, pendant la période d’examen de leur demande, n’ont pas la possibilité d’occuper un hébergement individuel ou d’être logées par des proches ». On peut rappeler qu’au-delà de la seule population des demandeurs d’asile, dont l’hébergement institutionnel est très largement insuffisant [4], les étrangers en général sont surreprésentés parmi les populations « sans domicile », selon les classifications de l’INSEE. Dans ce contexte, des habitats de survie et de résistance sont auto-construits ou occupés, depuis des interstices urbains et des bâtiments vacants.

Ces habitats entrent en écho avec des situations historiques, notamment les bidonvilles ouvriers en périphérie des métropoles construits tout au long du XXe siècle et qui font, pour beaucoup, l’objet de constructions mémorielles muséographiques. Si les situations sont différentes entre les bidonvilles ouvriers et les campements actuels, chacune de ces catégories étant elle-même très hétérogène [5], la question de la ségrégation socio-spatiale des étranger.e.s par l’habitat pourrait prolonger la programmation muséographique du musée de la Résistance. Des expositions récentes présentées au musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère, ainsi qu’au Musée dauphinois, autre musée départemental à Grenoble, ouvraient déjà en partie ce champ. À partir des travaux déjà présentés, je propose quelques pistes pour une programmation muséale qui embrayerait avec les situations politiques et sociales actuelles, produites par les politiques européennes et nationales d’exclusion des étranger.e.s, notamment à l’œuvre à Grenoble.

Photo de Mabeye Deme

Bir-Hakeim au musée

Une exposition de Mathieu Pernot, photographe, intitulée « Un camp pour les Tsiganes. Saliers, 1942-1944 », a été présentée de novembre 2015 à mai 2016, au musée de la Résistance et de la déportation à Grenoble. Elle donnait à voir, lire et entendre, sur ce camp d’internement, un agencement d’archives textuelles et visuelles, de témoignages sonores, de cartographies et photographies contemporaines. En écho au travail de Mathieu Pernot, avait lieu une exposition concomitante au Musée dauphinois intitulée « Tsiganes, une vie de Bohème ? », où était notamment présenté le travail photographique de Pablo Chignard dressant le portrait de plusieurs familles Roms, originaires de Roumanie et Bulgarie, et de leurs habitats auto-construits en Isère.

Du camp d’internement des années 1940 aux habitats actuels des bords de l’Isère, s’élaborent une mémoire et une histoire de la ségrégation de populations indésirables. L’attention portée aux formes politiques et matérielles de ces espaces de survie et de luttes pourrait-elle s’étendre à la mémoire de Bir-Hakeim ? Comment le musée de la Résistance et de la déportation à Grenoble pourrait-il inscrire dans son projet muséographique les occupations, expulsions et destructions de lieux grenoblois, ayant tout juste eu lieu ? L’exposition OQTF faisait la démonstration de l’injustice des politiques migratoires ; une forme de mémorialisation de Bir-Hakeim pourrait s’inscrire dans une critique en acte de l’État qui, en procédant par expulsions et destructions, fait autant la démonstration de sa brutalité que de son impuissance.

lignes de désir pour une programmation

Pour penser les formes d’une mémorialisation de ces disparitions violentes et des luttes générées par les menaces d’expulsion, les expulsions et destructions elles-mêmes, une programmation au musée de la Résistance et de la déportation pourrait s’articuler à une cartographie des lieux occupés et évacués ; à un travail de constitution d’archives des arrêtés préfectoraux et des jurisprudences ; d’élaboration de témoignages d’habitant.e.s, de militant.e.s ; à un travail photographique ; à la diffusion du film Une tranche de vie réalisé par Nasruddin Gladeema, réalisateur et aujourd’hui réfugié, tourné dans le parking de Bir-Hakeim et dans l’immeuble occupé à Fontaine, commune de l’agglomération grenobloise ; à la création d’archives municipales de Grenoble consacrées aux interstices et aux zones de précarité et d’invisibilité de la ville. Avec les lieux habités et occupés par les personnes étrangères, pourraient aussi être exposés les squats de militant.e.s, d’artistes qui ont été nombreux quoi qu’en voie de raréfaction aujourd’hui. Ces archives seraient celles de ces occupations diverses, en prenant acte de la spécificité juridique du statut d’étranger.e sans fétichiser cette catégorie.

Avec les mémoires de Bir-Hakeim, on pourrait retracer les tactiques multiples des occupant.e.s de ce lieu et d’autres encore, déployées pour maintenir et améliorer leurs lieux de vie, ou s’en servir pour demander à vivre dans des lieux plus vivables, en lien avec des collectifs militants. Ainsi, il faudrait faire le récit de l’occupation par les habitants du 22 rue des Alpes à Fontaine, après l’occupation de Bir-Hakeim, puis, lorsqu’ils ont été contraints par la préfecture de quitter le lieu, leur installation au 24 rue Ampère à Grenoble, puis au Village Olympique, dans des bâtiments désaffectés du CROUS, toujours occupés aujourd’hui. Dans un communiqué du 1er octobre 2012, le collectif militant de La Patate chaude écrivait : « En février dernier, une trentaine de demandeurs d’asile originaires de pays dictatoriaux (Soudan, Tchad, Érythrée, etc.) sont venus habiter dans un bâtiment inoccupé depuis quatre ans, au 22 rue des Alpes à Fontaine. Ils vivaient depuis des mois dans un abri sordide place Bir-Hakeim, à Grenoble, alors même que l’État a l’obligation légale de les héberger. La procédure judiciaire intentée par la société propriétaire de l’immeuble, qui annonce qu’elle y réalisera des logements sociaux, impose de quitter les lieux depuis le lundi 24 septembre. Bien que sollicitée par ce collectif et par plusieurs associations, la mairie de Fontaine n’a rien entrepris pour leur venir en aide. Plusieurs jours avant cette échéance, les demandeurs d’asile et des personnes qui les soutiennent ont donc commencé à occuper un nouveau bâtiment au 24 rue Ampère, à Grenoble. Mais mardi 25 septembre, la mairie de Grenoble a demandé illégalement l’expulsion immédiate de ce nouveau squat. »

Cette géographie et cette mémoire de ruines d’occupations, dont les traces matérielles n’existent plus, pourraient se prolonger jusqu’aux occupations parisiennes récentes de lycées, de trottoirs sous les rails du métro aérien, de squares, rapidement évacués, pour certains encore habités, ou encore jusqu’aux nombreux lieux urbains calaisiens.

Une forme de mémorialistion pourrait s’inscrire dans une critique en acte de l’État qui fait la démonstration de sa brutalité et de son impuissance en procédant par expulsions et destructions.

une programmation partagée pour se souvenir et oublier

Mais comment penser ce programme depuis l’université où je travaille et j’écris ou encore depuis le musée lui-même ? Que voudraient faire et ne pas faire les anciens occupants, qui habitent encore pour certains le squat du Village Olympique, et plus largement les habitant.e.s de ce squat, d’autres squats et des bidonvilles, les militant.e.s de La Patate chaude et d’autres collectifs encore ?

Ce sont ces questions que j’ai posées à Nasruddin Gladeema, réalisateur et auteur du film sur les conditions de vie dans Grenoble depuis Bir-Hakeim et ayant occupé le parking. Depuis 2013, Nasruddin Gladeema et moi travaillons ensemble très régulièrement à différents projets de recherche et de création. Nous avons échangé par emails en mai 2016, alors que je réfléchissais à ce texte, comme une première forme de mémorialisation. Notamment, voici ce que je lui écrivais :

« Cher Gladeema,
J’espère que tu vas bien.
J’aurais quelques questions à te poser :
Le squat Bir-Hakeim était un lieu de vie pour ceux qui cherchaient asile et protection.
Il a été évacué.
Que pourrait signifier « se souvenir » de Bir-Hakeim ?
Si nous, toi et moi, devions bâtir un musée de Grenoble sur ce lieu et cet événement, comment pourrions-nous en parler ? Devrions-nous en parler ?
Que signifie se souvenir de Bir-Hakeim par rapport aux luttes politiques actuelles sur les conditions d’asile ?
Comment se souvenir de Bir-Hakeim non simplement comme un moment du passé mais aussi quelque chose qui ne cesse d’advenir et peut nous aider à comprendre et à travailler sur les problèmes politiques d’aujourd’hui ?
Ce pourrait être Bir-Hakeim, ce pourrait être n’importe où… »

Voici sa réponse :

« Salut Sarah,
J’espère que tu vas bien.
Qu’est-ce qui te fait te rappeler de Bir-Hakeim ?
Pour moi, me souvenir de Bir-Hakeim signifie que j’ai pu l’oublier. Ce qui n’est pas encore le cas. Je veux dire que c’est encore dans mon esprit comme si je ne l’avais jamais quitté. Je me souviens d’un jour où je passais juste à côté avec un ami. Je lui ai dit que je ne voyais pas le nouveau bâtiment « place Bir-Hakeim », je voyais seulement ce qu’il y avait avant. Je me demande ce qui pourrait se passer si je pouvais montrer aux gens qui vivent, travaillent ou simplement se promènent alentour les photos du lieu tel qu’il était à l’époque où je l’occupais et si je pouvais leur demander s’ils étaient capables d’en reconnaître l’emplacement.
Pour s’impliquer politiquement dans les conditions actuelles de l’asile à partir des souvenirs de Bir-Hakeim, il nous faudrait répondre à ces questions :

Pourquoi certains demandeurs d’asile n’ont pas accès au droit au logement censément garanti par l’État, et d’autres si, bien qu’ils viennent tous des mêmes pays qui obligent leurs citoyens à devenir des réfugiés d’une manière ou d’une autre ?

À quelle loi logique et rationnelle se réfère l’État quand il exige des demandeurs d’asile qu’ils attendent pendant des mois le verdict des procédures d’admission sans les loger décemment ? Et quels bénéfices en escompte-t-il ?

En nous souvenant de Bir-Hakeim, nous devrions nous souvenir qu’il ne s’agissait là que de l’un des milliers de squats qui sont apparus en Europe. Cela pourrait nous aider à nous rappeler autant de toutes les conventions internationales sur les Droits de l’homme que de toutes leurs transgressions de fait par les États. Et aussi à nous souvenir des luttes et de la solidarité démontrées dans le même temps par tous les défenseurs des Droits de l’homme ».

Dans ces conditions, se souvenir de Bir-Hakeim n’aurait de sens que si ce geste organise d’abord les conditions d’un oubli, autrement dit si le temps présent peut cesser d’être une répétition de ce qui a eu lieu.

Paul Ricœur, dans La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, montre combien mémoire et oubli, loin de s’opposer, se pensent ensemble, en tant qu’horizons d’inachèvement. Si « la mémoire […] se définit […] du moins en première instance, comme lutte contre l’oubli », l’oubli n’est pas « l’ennemi de la mémoire ». Ricœur appelle à penser « une juste mémoire » qui nécessairement compose avec l’oubli, en rappelant la monstruosité d’une « mémoire qui n’oublierait rien », et qui correspondrait à l’« ultime fantasme […] d’une réflexion totale […] que nous combattons dans tous les registres de l’herméneutique de la condition historique ». À partir du dialogue avec Nasruddin Gladeema sur les conditions d’une mémoire de Bir-Hakeim, on peut qualifier l’incapacité à oublier, comme un des effets des opérations de pouvoir qui visent à produire des vies précaires, au sens de Judith Butler, autrement dit des vies personnelles que les conditions politiques et normatives collectives, rendent difficiles, voire impossibles à vivre.

S’adresser au musée de la Résistance et de la déportation à Grenoble pourrait constituer un chantier de travail partagé, où nous tenterions, ensemble et chacun.e, Nasruddin Gladeema et moi, de nous souvenir et d’oublier. Le « nous » de notre amitié serait hospitalier à toutes les personnes désireuses de se mettre au travail avec « nous » à partir des questions ouvertes par nos échanges et ce texte.

En guise de prolongement de mes lignes de désir, il me semble, enfin, qu’articuler la programmation du musée à son voisinage immédiat pourrait prendre la forme d’une installation in situ, hors les murs, place Bir-Hakeim. Il s’agirait de signifier l’existence de ce travail au seuil même du nouveau bâtiment de la région, qui affiche être un lieu d’« accueil de proximité de tous les Rhône-Alpins », alors que la nouvelle région Auvergne-Rhône-Alpes est présidée par Laurent Wauquiez, qui souhaite, selon ses mots, « contrôler l’immigration avec des quotas et des gros bâtons en bois ». Puissions-nous continuer à résister à Grenoble, depuis Bir-Hakeim et le musée de la Résistance.

Post-scriptum

Sarah Mekdjian est enseignante-chercheuse au département de géographie sociale à l’Université Grenoble-Alpes et au laboratoire PACTE. Parmi ses publications récentes, l’article paru dans la revue ACME (2016, vol. 15, no 1) : « Les récits migratoires sont-ils encore possibles dans le domaine des Refugee Studies ? Analyse critique et expérimentation de cartographies créatives ».

Notes

[1Entretien avec Sophie Wahnich par Marion D’Allard, 2013.

[4En 2012, pour l’enregistrement de près de 56 000 nouveaux demandeurs d’asile en France, les CADA ont admis 13 524 personnes.

[5À ce sujet, on peut noter l’exposition Habiter le campement qui a eu lieu d’avril à août 2016 à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris. L’exposition procédait par la typologie de six campements, ceux des nomades, voyageurs, infortunés, réfugiés, conquérants et contestataires. On pourrait s’interroger sur cette typologie, l’usage des catégories choisies et la notion d’inventaire associée.