Vacarme 77 / Cahier

saboteur, interpole : un programme d’action littéraire

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Quand on veut arrêter un saboteur, on appelle Interpol. Mais que faire pour devenir soi-même saboteur ou saboteuse ? Il faut interpoler, nous dit Sophie Rabau à la barbe fleurie, la Ned Ludd des lettres classiques, c’est-à-dire introduire anonymement un extrait de texte dans une œuvre à laquelle il n’appartient pas. Interpoler les chefs d’œuvre, les documents administratifs, les textes de loi, les discours de campagne. Évidemment ça risque de tout faire péter : plus de textes sacrés, plus de sources sûres, plus de discours autorisés, plus de pureté aux mots de la tribu, plus de sens obvie. C’est donc reparti pour une nouvelle saison de sabotages tous azimuts. Mais que fait la police ? que fait l’Académie ?

Saboteur, interpole !

Autour de toi, massifs, pesant sur les bords, menaçants, étouffants, infrangibles, inévitables, de grands textes épais te dominent de tous les côtés, avec leur encre de marbre. Tu cours, tu obliques, tu veux échapper, tu te heurtes. Les grands textes obstaclent tes lignes de fuite. Tu mets la balle au centre ; ce n’est pas ta partie. Les grands textes ne parlent pas de toi et ce qu’ils racontent t’accable. Les grands textes s’adressent à toi, mais ce n’est pas à toi qu’ils parlent.

Saboteur, interpole.

Glisse-toi dans les textes, masque-toi, ne dis pas ton nom, mais ajoute, entre deux lignes, le mot, le paragraphe, la phrase qui fera tout s’écrouler, qui changera tout ou assez pour que ça prenne l’eau. D’un coup de verbe, d’une formule ou d’un discours, d’un signe, d’une virgule, d’un petit croc-en-jambe bien placé, ou simplement d’un geste du stylo, fais s’écrouler les sermons, les rapports, les Histoires, les Classiques de la Culture, fais grincer les symphonies et les fanfares qui défilent. Pense aux gouttes d’eau qui colorent, à elles seules, un océan, aux accrocs — on ne voit qu’eux — sur de beaux tissus unis.

Pense aux gouttes d’eau qui colorent, à elles seules, un océan, aux accrocs — on ne voit qu’eux — sur de beaux tissus unis.

Clandestin, saboteur, mineur, tu tiens des interpolateurs. Leur histoire est comme ton mythe. Ils sont nés dans de vieux manuscrits, écrits en grec et en latin. Ils sont la géniale invention de savants barbus peinant à lire une phrase, un mot, un vers, un paragraphe parfois, quand ça ne rentrait pas dans leur vision du texte (du monde) : c’était ridicule, c’était salace, c’était hérétique, c’était pas d’Athènes, c’était pas la grammaire, c’était trop différent… Alors ce qu’on ne pouvait pas lire, ce qui faisait tâche, ce qui ne rentrait pas dans le moule, on disait que ce n’était pas de l’auteur, mais de l’interpolateur, jamais nommé (whoever interpolated this), toujours blâmé (interpolation maladroite, stupide, puérile, indigne et j’en passe) : la main étrangère, l’auteur de l’autre, du discordant, de ce que je ne sais pas lire, l’auteur de ce qui dépasse.

Ce qui dépasse, les savants barbus le raturent et autres marques d’infamie. Je veux moi apprendre à le faire, prendre, auprès des interpolateurs, quelques leçons de discordance.

Interpole, saboteur. Dans les histoires de marins conquérants, mets un peu de ton esclavage, dans l’histoire de la médecine triomphant vers son progrès, raconte ton corps qui ne guérit pas, dans l’histoire des oppresseurs du monde entier, ajoute le dos brisé de ta mère et ce qu’elle en pensait. Dans les histoires qui ne parlent jamais de toi, inscris ton nom, tes seins, tes mots, ton corps qui n’est jamais là. Dans les modes d’emploi, dans le mien aussi, écris ce que tu veux faire. Dans les rapports d’autopsie sur ta mort naturelle, raconte ta mort naturelle sous les coups de pieds bottés ; dans les données statistiques, écris ton amour noyé par une vague, écris, juste au milieu des chiffres, ce qu’est un corps gonflé d’eau. Déviant, fais dévier les sermons et les histoires qui racontent sempiternellement la rencontre de bites et de chattes, chamarre-les avec des bites qui se caressent et des chattes qui se font jouir ; ébrèche les couleurs, fais des trous, saboteur, interpole. Rythme les hymnes dominants de ta cadence en mineur ; les récits un peu trop humains, ajoutes-y des miaulements et grri et groin et couiiiiiiiiiiiiiic ; diminue les tierces majeures d’un petit bémol qui accroche, fais des accrocs dans le sac de jute que l’on te met sur la tête.

Saboteur, ne prends pas de front les grands discours accablants. Ne leur vole pas la parole, ne réponds pas, n’imite pas. N’essaie pas d’accabler en retour : ta victoire serait la leur. Écraser n’est pas notre genre. Reste dans la marge ou pas loin, reste l’autre, parle, écris comme l’autre, donne une voix, une manière à ta minorité. Signe à l’envers, en contrepoint, contresigne mais pour dire non.

Saboteur, résiste : interpole.

Tu ne vois toujours pas ? Regarde… Regarde ce que je trouve sur le site d’une ambassade représentant le pays qui me délivre un passeport… C’est à propos d’un autre pays qui a un peu souffert, à ce qu’on dit, de ce que lui a fait le pays qui me délivre un passeport :

Depuis 2012 la relation bilatérale a connu un renouveau historique. Elle se fonde en particulier sur des liens humains et historiques sans équivalent pour les deux pays. Au sortir de la décennie des années 1990, l’élection du président Bouteflika a permis une relance des relations bilatérales et un retour de l’Algérie sur la scène internationale. Les visites d’État des Présidents Chirac puis Sarkozy en 2003 et 2007 et celle du Président Hollande, les 19-20 décembre 2012 ont permis de réaffirmer les liens d’amitié qui unissent l’Algérie et la France [1]

Pas la peine de s’énerver, de dénoncer, de s’épuiser, de n’y rien pouvoir malgré qu’on en ait. On interpole calmement. Comme ça par exemple :

Depuis 2012 la relation bilatérale a connu un renouveau historique. Elle se fonde en particulier sur ce que la France, avec un sens certain de la formule, aime à nommer des liens humains et historiques sans beaucoup d’équivalent, heureusement d’ailleurs, pour les deux pays. Au sortir de la décennie des années 1990, l’élection du président Bouteflika a permis une relance des relations bilatérales et un retour de l’Algérie sur la scène internationale. Les visites d’État des Présidents Chirac puis Sarkozy en 2003 et 2007 et celle du Président Hollande, les 19-20 décembre 2012 ont permis de réaffirmer les liens d’amitié — la torture ça rapproche — qui unissent l’Algérie et la France.

J’espère que c’est plus clair après ce petit exercice d’échauffement.

Interpolons, saboteur. Il est temps de s’y mettre. Nous n’y suffirons pas. Mais du moins commençons. Parfois cela sera pour le plaisir de défaire des discours ronflants, et même, pourquoi pas, pour aider de pauvres écrivains en carafe ; parfois nous parlerons de ce qui n’est pas dit, et nous glisserons, par l’oblique, dans les discours qui nous ignorent. D’autres fois cela sera le seul moyen quand la parole mineure sera vraiment interdite, bloquée, dangereuse, et qu’il faudra interpoler comme d’autres vont se cacher dans la forêt ou détournent les trains. Souvent, il faudra nicher au fond des textes ce que l’on veut dire quand même, et dans les discours qui occupent le devant, parler à ceux qui se cachent : interpole, clandestin, camoufle dans Shakespeare le lieu où l’on se retrouvera, pour faire l’amour, pour occuper, pour le défilé interdit ; inscris dans Cervantès la route pour passer la frontière, et dans La Divine comédie, bien caché, glisse le nom de ceux qui accueilleront l’étranger en exil sans lui poser de question.

Traversant les bibliothèques et les pages poussiéreuses, les interpolateurs m’ont rejoint dans une grande maison, sise en un lieu reculé, que j’ai mise à leur disposition. En apparence rien d’anormal : une maison comme une autre, pierre douce et volets bleus. À la cave, un atelier mal éclairé où nous travaillons la nuit. J’apprends d’eux l’art de parler par en dessous des discours massifs. Rejoins-nous saboteur. Ou envoie-nous les textes qui te pèsent [2]. Nous n’allons plus lire et nous taire, nous allons lirécrire entre les phrases. On va interpoler, saboteur.

Notes

[2Les Interpolateurs, c/o Vacarme, 124 Avenue de Flandre, 75019 Paris. Nous prenons aussi les commandes électroniques : contact[at]vacarme.org.