Vacarme 77 / Cahier

jardiner le monde ? entretien avec Gilles Clément

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« Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante. »
— Michel Foucault

Voici vingt ans que Gilles Clément — sans nul doute le paysagiste français le mieux connu du grand public, qui se définit lui-même comme jardinier et auquel un colloque vient d’être consacré au Centre culturel international de Cerisy en août dernier —, a formulé l’idée du « jardin planétaire », initialement dans son roman Thomas et le voyageur (Albin Michel, 1997) et au cours d’un colloque tenu au Théâtre national de la danse et de l’image de Châteauvallon. En 1999, une spectaculaire exposition organisée à la Grande Halle de La Villette, sous-titrée Projet politique d’écologie humaniste, en présenta la teneur en illustrant tout d’abord la diversité des formes de vie, issue des mécanismes de l’évolution — endémisme et brassage — et leur assemblage dans des écosystèmes spontanés ou anthropiques, puis en recensant différentes expériences à travers le globe visant à coopérer avec la nature, à exploiter la biodiversité sans la détruire : fertilisation du sol grâce aux lombrics, recours à des plantes qui fixent l’azote de l’air ou à d’autres, dites « hyperaccumulatrices », capables d’extraire les métaux de sols pollués.

Éludant à sa manière la distinction entre anthropocentrisme, biocentrisme et écocentrisme aujourd’hui opérée dans les éthiques de l’environnement, le concept de jardin planétaire, « dispositif mental et principe gestionnaire », vise à envisager de façon conjointe et enchevêtrée la diversité des êtres sur la planète et le rôle de l’homme face à celle-ci. Il poursuit chez Clément le principe du « jardin en mouvement » inspiré par les dynamiques biologiques de la friche et les processus de colonisation végétale, dans lequel le jardinier coopère avec la nature sans chercher à lui imposer un ordre. Le raisonnement qui anime la théorie du jardin planétaire s’apparente au syllogisme et part de deux prémisses symétriques. « Qu’on le veuille ou non », écrit-il dans Jardins, paysage et génie naturel, sa leçon inaugurale au Collège de France tenue fin 2011, « le jardin renvoie à la planète. Si, dans sa configuration initiale, il n’a jamais cessé d’accueillir les espèces venues du monde entier — et par là de constituer un index planétaire — le voici désormais écologiquement lié à l’espace voisin, lequel se trouve à son tour lié à un autre, plus lointain et ainsi de suite, jusqu’à faire le tour de la Terre. Le jardin d’aujourd’hui ne saurait s’en tenir à l’enclos traditionnel, il oblige le voisinage au partage. »

Réciproquement, à l’ère des satellites, du capitalisme mondialisé et des bouleversements climatiques, c’est la biosphère tout entière et si fragile, dont nous savons la finitude grâce à la « pensée révolutionnaire » que représente l’écologie — cette « science mal aimée, mal entendue, mal transmise car culpabilisante avant d’être éclairante » — et dont nous percevons la petitesse sur les images prises depuis l’espace, c’est la surface vivante de la planète, « enclos commun », si fragile, qui est « notre jardin » comme disait Voltaire. À cette double prise de conscience — voir chaque jardin comme la Terre, voir la Terre comme un seul jardin —, l’expression « jardin planétaire » adjoint un projet ainsi formulé dans Thomas et le Voyageur : « Notre jardin, celui des hommes en quête de savoir, n’est pas un lieu de l’épuisement des sciences, un objet observé à distance, c’est un système sans limite de vie, sans frontière et sans appartenance, nourri au rêve des jardiniers et sans cesse remodelé par les conditions changeantes de la nature. C’est un lieu de sauvegarde des réalités tangibles et intangibles. Un territoire mental d’espérance. »

Si « le jardin incernable de la planète », c’est la totalité du monde pour reprendre la formulation de l’hétérotopie chez Foucault, le jardin demeure simultanément la catégorie de lieu concret sur lequel tout homme peut intervenir, même modestement — celui « de l’expérience possible, celui des hypothèses domestiques ». Tendue entre l’échelle du macrocosme et celle du microcosme, cette idée du jardin « oblige à concevoir un domaine assez vaste pour qu’en ses confins, dans l’épaisseur des friches et des lieux oubliés, s’ouvre une faille du temps, s’engage durablement l’imprévisible » (« De l’animisme archaïque à l’animisme écologique. La place du jardinier », Autrement, 1999).

La conclusion à tirer de ce syllogisme selon Clément est bel et bien d’ordre éthique. Chacun devrait se comporter à l’égard de la planète avec la même « sagesse », c’est-à-dire le même sens du dévouement et de la responsabilité, que le jardinier à qui l’on confie la plus petite parcelle du monde, le jardinier qui en prenant soin « n’est peut-être pas celui qui fait durer les formes dans le temps, mais dans le temps, s’il le peut, fait durer l’enchantement. Il faut essayer » (La Sagesse du jardinier, 2004). Une telle attitude implique aussi de se résoudre à limiter la couverture anthropique, à ne pas intervenir sur certains fragments de territoire, que Clément, invitant à reconnaître un statut spécifique aux terrains délaissés en raison de leur richesse en biodiversité, rassemble sous le registre du « tiers paysage », notion calquée sur celle de tiers état. « Il revient au politique d’organiser la partition des sols de façon à ménager dans son aire d’influence des espaces d’indécision, ce qui revient à ménager le futur. »

En tant que modèle d’action à dimension pédagogique, le jardin planétaire converge avec un mouvement général qui s’est opéré dans les mentalités et une multitude d’initiatives locales, visant par exemple au recyclage de déchets, à l’économie des ressources en eau ou à de nouvelles solidarités entre ville et campagne dans le cas des AMAP. Depuis vingt ans, nombreuses sont celles qui se sont même développées sous l’influence explicite de la pensée de Clément, tels les Jardins passagers au parc de la Villette, créés en 2001 à la suite de l’exposition où des astuces écologiques simples sont appliquées pour maintenir une biodiversité étonnante en milieu urbain, tout comme l’école du jardin planétaire de Viry‑Châtillon, inaugurée en 2012 par la Communauté d’agglomération des lacs de l’Essonne, et celle de l’île de La Réunion, née fin 2014 et adossée à l’école d’architecture, prenant toutes deux la forme d’une université populaire autour de la biodiversité et des paysages. Une troisième doit bientôt ouvrir à Limoges, associée à la direction des espaces verts et aux compagnons du Tour de France.

Cependant, jusqu’où ce modèle peut-il être suivi ? Peut-on véritablement se mettre à jardiner le monde ? Auteur d’une œuvre poétique qui incite à regarder autrement ce qui nous entoure, Gilles Clément soulève lui-même l’interrogation : si le jardin devient planétaire, « tous ceux dont l’esprit alerté mesure les dimensions d’une si ample question se demandent comment on devient jardinier dans ce jardin-là » (L’Alternative ambiante, 2009). Il faut tenir compte, ajoute-t-il, des « difficultés considérables rencontrées par les populations, dans leur majorité, pour faire coïncider leurs croyances avec le brutal état de conscience dans lequel les plonge la pensée écologique » (La Sagesse du jardinier). Sans doute peut-on lire son propos comme un appel à éveiller les consciences, un idéal à poursuivre ayant valeur d’utopie concrète. C’est sur cette dimension politique que nous l’avons interrogé.

Hervé Brunon. Paris, 20 août 2016


Comment et par qui le concept de jardin planétaire a-t-il été repris ?

Gilles Clément : Il m’est difficile de répondre à cette question. On voit ce terme apparaître de temps en temps de la part de personnes qui se réfèrent à mon travail. L’ingénieur Thierry Gaudin avait déjà proposé cette expression au moment de l’exposition de 1999. Je ne suis pas propriétaire des mots… Quant aux écoles du jardin planétaire, je n’en suis pas le seul initiateur et en demeure avant tout le parrain. Il semble en tout cas que l’idée soit de plus en plus présente dans les consciences. Par exemple, le ministère de l’écologie a affiché certaines de mes phrases à son siège du boulevard Saint-Germain durant la COP 21.

Et au niveau international ? Est-ce que vous n’avez pas bénéficié par exemple d’une réception particulière en Italie ?

Il est vrai qu’on m’a beaucoup édité en Italie. Je suis notamment intervenu à Lecce pour une série d’ateliers. Dès le départ, près de cent cinquante personnes sont venues y assister. La population semble très demandeuse, mais c’est le passage à l’action qui est compliqué. Il faut signaler l’œuvre d’Alberto Magnaghi, rédacteur du plan paysager pour la région des Pouilles, dont les municipalités suivent d’assez près les indications.

J’ai également été amené à travailler à La Raia dans les collines piémontaises du Gavi, un domaine privé viticole près de Milan, qui fonctionne en biodynamique et appartient à des collectionneurs d’art contemporain. Le château Palmer en Gironde développe une gestion écologique de son territoire et souhaite m’associer à la réflexion menée par la direction.

Ces coopérations s’enclenchent par contamination, non pas à travers les élus. Il y a toutefois quelques exceptions. Ainsi, Sergio Aschieri, l’ancien maire de Mouans-Sartoux dans les Alpes Maritimes, me semble être un jardinier planétaire. Il a réussi à développer un programme cohérent, exceptionnel par rapport au reste de la France. La culture d’un terrain municipal permet d’obtenir une production bio pour toutes les cantines. Il y a eu reprise de la régie de l’eau, réinstallation du train. Voilà un exemple à suivre.

En 2010, vous vous êtes présenté sur la liste d’Europe Écologie aux élections régionales dans la Creuse. Quelle est votre approche de l’engagement politique ?

Je me suis présenté en position non éligible, autrement je n’aurais pas eu le temps de poursuivre mon propre travail. Je ne crois pas que mon travail ait une incidence directe sur les militants écologistes. Quoi qu’il en soit, ce sont les écologistes qui proposent les choses les plus proches du jardin planétaire. Mais pour aller au bout de ces idées, il faudrait sortir du modèle économique actuel. À vrai dire, je regarde tout cela avec distance. Les propos des représentants du parti sont bien fondés mais les batailles internes se multiplient et ça déraille… Voilà qui m’agace.

« On doit faire le constat de l’incapacité des dirigeants à affronter les problèmes et même de la mise en péril de ce que représente la démocratie. Les politiques n’ont pas le pouvoir. »

En 2010, j’avais proposé de faire une banque. L’idée a été acceptée par les Verts mais n’a finalement pas abouti, par manque de volonté politique forte et surtout de puissance de persuasion.

Aujourd’hui, il n’y a malheureusement pas de projet politique valable, qui puisse s’opposer à l’emprise des marchés financiers. Sur le fond, les valeurs portées par les écologistes sont incompatibles avec le modèle économique actuel, l’accumulation inutile, désordonnée et mal répartie des richesses. On assiste à une impuissance du politique, y compris au niveau du ministère. Ségolène Royal, que j’ai eu l’occasion de rencontrer, possède une véritable conscience écologique, mais ne peut passer à exécution. On doit faire le constat de l’incapacité des dirigeants à affronter les problèmes et même de la mise en péril de ce que représente la démocratie. Les politiques n’ont pas le pouvoir.

Est-ce qu’au fil des années votre discours n’a pas eu tendance à se politiser ?

Sans aucun doute, mais à vrai dire ce n’est pas entièrement de mon fait. Pour le colloque d’août 2016 à Cerisy, je dois dire que j’ai été assez surpris par l’intitulé choisi, Jardins en politique — il s’agit d’une proposition de Vincent Piveteau, Patrick Moquay et Édith Heurgon, la directrice du centre.

J’y suis arrivé par la force des choses. Protéger la vie n’est pas compatible avec le modèle économique actuel. Je ne peux pas accepter ce qui détruit tout et profite seulement à quelques privilégiés. Je suis en continuelle contestation, en état de rébellion.

Il y a heureusement des initiatives positives. Le modèle des villes en transition essaime partout à travers le monde. Je m’intéresse particulièrement aux monnaies complémentaires : en France, on en trouve aujourd’hui environ trente-cinq en action, et elles seront bientôt une soixantaine. Elles permettent de relancer l’économie localement en se séparant de la finance et d’inciter à une resocialisation : on se remet en contact les uns avec les autres. Ce mouvement apparaît notamment porté par les néo-ruraux. J’y ai fait allusion dans mon livre L’Alternative ambiante, qui remonte à 2009. J’observe également un travail remarquable de la NEF, coopérative de finances solidaires, une banque « sans guichet », reliée au Crédit coopératif.

Depuis quelques années, cette tendance se confirme. Je ne perds pas l’espoir de ce point de vue-là. On n’est plus dans le registre véritablement politique, qui vise à gérer le territoire en assénant des directions d’en haut, mais dans celui des bonnes volontés. Peu à peu, cela finit par toucher tout le monde.

Ces considérations peuvent paraître éloignées de votre travail de paysagiste.

Elles ne le sont pas tellement dans la mesure où nous travaillons sur le vivant. Bien sûr, beaucoup de paysagistes se concentrent essentiellement sur la mise en forme du projet, ce que j’appelle la « résolution esthétique » dans le processus de conception. Mais il y a une logique d’enchaînement qui pousse à s’intéresser à toutes ces questions dès lors que nous avons à faire au vivant.

Post-scriptum

Historien des jardins et du paysage, Hervé Brunon est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses derniers livres : Jardins de sagesse en Occident (Seuil, 2014). Il est aussi jardinier.