les multitudes au bord de l’abîme

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Ce texte nous plonge dans l’actualité brésilienne, de plein fouet, en même temps qu’il est une mise au point qui se veut lucide et ferme. Peut-être un peu piquante aussi, à l’égard de ce qu’on a pu lire au sujet de la crise du pouvoir au Brésil : « ceci n’est pas un coup d’État », nous dit l’auteur. Il permet surtout de voir comment s’est habilement organisée la persistance d’une politique austère sous le mirage du tumulte institutionnel, mais aussi quels sont les points et stratégies de résistance.

la précipitation de la crise

Quelle est la situation au Brésil après la chute de Dilma Rousseff et du Parti des Travailleurs (PT), et à la suite de l’impeachment mené par le vice-président de l’époque et actuel « président-tampon » Michel Temer ? C’est une situation à la fois très complexe et dramatique : d’une part les clivages politiques traditionnels ont été balayés par le soulèvement de juin 2013, d’autre part différentes crises sont en train de précipiter le pays dans une voie dont il est impossible de prévoir l’issue. Mais il y a aussi une convergence inattendue et nécessaire des mobilisations. Au moment même où j’écris, l’affrontement paraît opposer clairement la société mobilisée par les réseaux sociaux et la caste des députés et des sénateurs de presque tous les partis politiques. Mardi dernier, 29 novembre, à Brasília, des milliers de jeunes ont résisté à la répression devant le Parlement qui votait la première réforme de l’austérité. Hier, 30 novembre 2016, des millions de gens frappaient sur des casseroles aux fenêtres des grandes villes pour protester contre les députés qui venaient de voter des mesures destinées à les protéger des enquêtes contre la corruption. Dimanche 4 décembre 2016, il y eu de grandes manifestations contre cette caste. Même si le Parti des Travailleurs de Lula et ses organisations fantoches multiplient les efforts pour l’éviter, tout semble laisser croire qu’on se dirige vers une jonction et une interdépendance des mobilisations : celles qui se dressent contre l’austérité et celles qui se dressent contre la caste politique.

Ce virage vers une nouvelle unification des différentes indignations, au beau milieu de l’approfondissement de la dépression économique, peut constituer une issue à l’impasse dans laquelle l’anéantissement du mouvement de Juin 2013 par le PT a jeté le pays. Parce qu’il est urgent, ce virage ne sera pas tranquille. S’il n’a pas lieu, le vide politique qui s’est ouvert au cours des dernières années deviendra rapidement un abîme qui nous engloutira. Les multitudes qui reprennent leurs luttes rencontrent un obstacle de taille dans la capacité — résiduelle mais réelle — de la gauche idéologique, sous la houlette immorale du PT, de reproduire les clivages qui avaient tétanisé les mouvements après juin 2013. En des termes totalement différents, nous retrouvons les mêmes défis que Maurice Merleau-Ponty décrivait quand il soulignait la nécessité d’éviter « la ruse inadmissible de l’anticommunisme, et aussi la ruse de la politique communiste » [1]. Il suffit de remplacer l’anticommunisme de la guerre froide par la nouvelle droite qui pointe dans la crise brésilienne (aussi bien que dans les figures de Trump, Le Pen, Farage), et le stalinisme par la gauche représentée par le PT et ses alliés. Ce que le PT de Lula recherche est justement un « adversaire (qui en réalité est) complice » [2] et cela par le biais d’un nominalisme politique spéculaire qui permet à la nouvelle droite de tolérer tout ce qui est contre la gauche et au PT (qui, avec l’aide de la nomenclature globale de la gauche, prétend être « la » gauche) de tolérer tout ce qui est utile à ses affaires (au sens même de business). Or ce jeu de miroir « est la négation même d’une vie et d’une culture politiques saines » [3].

Nos « récits » qui, dès novembre 2014 anticipaient ce qui se passe actuellement ont été qualifiés de « fantaisistes » et, bien sûr, censurés [4].

ce n’est pas un coup d’état

Nous traversons pour la deuxième année de suite la pire récession de toute l’histoire du pays (-8 % du PIB). Tout le système de représentation semble s’écrouler sous les effets de la glasnost promue par l’opération judiciaire de répression de la corruption systémique (Lava Jato). La terreur étatique exercée sur les pauvres est amplifiée par la diffusion de la violence civile, notamment à Rio de Janeiro où la politique de « pacification » mise en place pour sécuriser la Coupe du monde et les Olympiades est enterrée sous les balles traçantes des fusils mitrailleurs. Le taux d’homicides augmente régulièrement depuis plus d’une décennie ; il a atteint 60 000 personnes tuées en 2015, soit 60 par jour. À cette réalité statistique s’en ajoute une autre, qualitative : une guerre au narcotrafic qui légitime les exécutions sommaires par les différents corps de police. Entre 2006 et 2015, la police de Rio a tué plus de 8 000 personnes, le double du nombre de personnes tuées dans la même période par la police aux États-Unis) [5]. Les policiers tuent en toute impunité et sont eux aussi tués : 70 l’ont été pour la seule année 2016 à Rio. Cette violence est concentrée géographiquement et socialement sur les pauvres : sur les périphéries et les favelas, et sur les jeunes et les Noirs.

À Rio de Janeiro, ville-siège de l’alliance PT (Lula)/PMDB (Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, du président Michel Temer) et de leur modèle de développement, le paysage est désolant : un demi-million de fonctionnaires de l’État ne sont plus payés régulièrement et n’ont reçu, au mois de novembre dernier, qu’environ 10 % de leur salaire à la fin du mois. Des milliers de boursiers reçoivent leur bourse en retard. Entre-temps les stades, le terrain de golf, la ville olympique — tous flambants neufs — on tous déjà été abandonnés. Des centaines d’écoles ont été fermées. Au niveau national, des licenciements collectifs sont annoncés : 30 000 dans seulement deux grandes banques publiques. Les boutiques ferment par dizaines de milliers. Le chômage explose.

Dans ce contexte dramatique, dont le symptôme le plus inquiétant est l’effondrement de l’économie des États de Rio de Janeiro et de Rio Grande do Sul (dont la capitale est Porto Alegre), qu’en est-il du récit du « coup d’État » diffusé par les communicants du PT et auquel souscrit la nomenclature de la gauche altermondialiste, de Naomi Klein à Slavoj Žižek, en passant par Toni Negri ? Contrairement à cette position majoritaire de la gauche brésilienne et globale nous avons affirmé que « ceci n’est pas un coup d’État » [6], mais un marketing aussi faux que la campagne électorale du PT d’octobre 2014.

En fait le gouvernement du président-tampon Temer tente une double opération : imposer un plan d’austérité draconien organisé autour de trois réformes constitutionnelles prônées par le grand capital (sur lesquelles on reviendra plus loin), et dans le même temps sauver l’ensemble de la classe politique (y compris lui-même et ses ministres), à la fois par le biais d’une loi d’amnistie des crimes de financement illégal des campagnes électorales [7], et par le maintien du privilège dont disposent les députés et les ministres : celui de ne pas pouvoir faire l’objet d’investigations ou de jugement de la part de la justice commune. En effet, ils ne peuvent être entendus que par la Cour Suprême — Supremo Tribunal Federal —, dont les juges sont nommés à vie par le Président de la République. Cette opération assez grossière devrait cependant se heurter à de nombreux obstacles : ce gouvernement est le résultat d’une opération parlementaire et non d’une élection (même s’il ne faut pas oublier que Temer a été élu avec Dilma Rousseff en 2014 et en 2010, et que son parti, allié au PT dès 2006, a donc été plusieurs fois porté au pouvoir par ceux qui ont voté pour le PT). Il ne dispose pas de l’appui d’une base sociale solide pour mener les trois réformes constitutionnelles en question.

quels sont les atouts de Temer ?

Ils ne sont pas nombreux, et ne sont pas ceux qu’on attendrait. On peut en lister trois. Son premier atout est justement de se proposer de faire les réformes néolibérales que Dilma Rousseff voulait faire sans y parvenir, et cela dans l’urgence que la dépression économique impose. Sur ce plan, il rencontre l’appui des grands médias et du grand capital. Son deuxième atout — qui complète le premier — est la campagne contre le « coup d’État » menée par le PT avec la gracieuse contribution de la gauche globale, qui permet à Temer d’apparaître comme une rupture alors qu’il incarne la plus prosaïque des continuités du gouvernement du PT. Son dernier atout, c’est le vaste appui parlementaire dont il dispose : Temer est, pour l’ensemble de la caste politique (y compris et surtout pour le PT de Lula), une sorte de Noé occupé à construire une arche contre le déluge des enquêtes judiciaires sur la corruption et des mobilisations populaires contre l’austérité. L’examen un peu plus détaillé de chacun de ces atouts nous permet de mieux cerner les enjeux politiques et sociaux qui pointent à l’horizon.

Temer est, pour l’ensemble de la caste politique, une sorte de Noé occupé à construire une arche contre le déluge des enquêtes judiciaires sur la corruption.

1 - Les trois réformes constitutionnelles dont il est question sont : premièrement, la détermination d’un plafond des dépenses publiques fédérales : sur une période de vingt ans, elles ne pourront pas croître plus que le taux d’inflation ; deuxièmement, une réforme du système des retraites, dont la justification est le déficit croissant et la légitimation sa dimension inique ; troisièmement, la flexibilisation du code du travail, notamment par le biais de la légalisation de toutes formes de sous-traitance. Ces réformes infléchissaient déjà la politique économique de Dilma Rousseff après sa réélection, concentrées sur une unique priorité : le rétablissement de la confiance du « marché » et des « investisseurs ». Dilma Rousseff n’a pas été déchue parce qu’elle était porteuse d’un autre projet, mais parce qu’elle n’était pas en mesure de mettre réellement en œuvre ce même projet, et ce pour trois raisons. D’abord parce qu’elle est responsable de la grave crise économique que connaît aujourd’hui le pays, en raison de sa politique néo-développementiste : basée sur de très grands chantiers (les barrages), des aides milliardaires et discrétionnaires aux Global Players (les très grands groupes industriels) et sur la baisse forcée des taux d’intérêt. Au lieu de réduire les positions de rente, le gouvernement du PT les a multipliées et de manière opaque, en détruisant la confiance des investisseurs, et surtout du tissu diffus des moyens et petits entrepreneurs de l’État de São Paulo. Ensuite parce que sa stratégie de communication électorale (qui mobilisait des dizaines de millions de dollars directement payés par les grandes entreprises du BTP) a dû prendre en compte la présence inattendue de Marina Silva [8] et a donc amplifié au-delà de toute limite raisonnable les manipulations et mystifications d’une campagne qui a alors dépassé toutes les limites du cynisme. Enfin, parce que la campagne électorale d’octobre 2014 a été le point culminant de la restauration menée par le PT et le gouvernement de Dilma Rousseff pour annuler et détruire le mouvement de Juin 2013, avec l’aide de nombreux intellectuels réunis à l’Université Catholique de São Paulo venus l’applaudir pendant qu’elle défendait sa politique de répression policière et judiciaire du mouvement de Juin (notamment lors du mondial de football). Dès le lendemain de sa victoire illusoire, Dilma Rousseff a ainsi amorcé une brutale politique d’austérité à laquelle personne n’a cru : ni les victimes des coupes budgétaires, ni ceux qui auraient dû en être les bénéficiaires ; ni ceux qui ont voté pour elle, ni ceux qui ont voté contre elle. Sa popularité s’est vite effritée et les manifestations de Juin 2013 ont repris tout au long de 2015 et de 2016, cette fois-ci dans des versions ouvertement anti-PT et anti-Dilma Rousseff, avec le renforcement des panelaços (personnes tapant sur des casseroles aux fenêtres chaque fois que Dilma Rousseff ou le PT se prononçaient à la TV). La crise cachée durant l’année électorale s’est ainsi explicitée en une violente dépression, avec l’aggravation de tous les indicateurs économiques. Et a entraîné une véritable catastrophe : d’un côté les dépenses publiques passaient par des coupes sombres, de l’autre le déficit se creusait à cause de l’effondrement des recettes, entraînant un endettement public [9]. L’impeachment de Dilma Rousseff a donc été une tentative de la part du principal allié du PT (le PMDB de Michel Temer) de reprendre à son propre compte le même projet : faire payer aux pauvres et aux travailleurs la faillite de l’aventure néo-développementiste qu’il avait menée aux côtés de Dilma Rousseff, tout en conduisant des réformes constitutionnelles d’inspiration néolibérale. L’objectif était de renouer avec la croissance, du moins d’en enrayer la chute. Mais cela n’a pas eu lieu, et on annonce déjà une nouvelle année de récession et de chômage pour 2017.

2 - Pour se présenter comme une solution à la crise économique, Temer a eu besoin de réaliser un véritable miracle : apparaître comme une rupture par rapport à un héritage qu’il avait contribué à mettre en place. Tout en respectant soigneusement le cadre constitutionnel qui prévoit la possibilité d’impeachment (déjà appliqué en 1992 pour destituer le premier président démocratiquement élu en 1989), Temer devait se présenter comme la solution inespérée venant de l’extérieur, alors qu’il partage, on l’a vu, une vision du pouvoir identique à celle défendue et appliquée par le PT. Au départ, cette opération pouvait compter avec la bonne volonté des grands médias, qui ont d’abord agité les quelques signaux positifs que le scénario économique comportait. Elle comptait également sur la même équipe de responsables économiques ou presque que celle des deux mandats de Lula (2003-2010). En même temps qu’il promettait l’austérité, Temer desserrait par ailleurs les contraintes budgétaires (en augmentant de manière consistante le déficit primaire de l’année en cours, 2016, et de 2017) et concédait des augmentations salariales aux fonctionnaires publics, tout en octroyant un emprunt spécial à l’État de Rio de Janeiro pour viabiliser les Jeux olympiques. Dans cette entreprise, Temer a pu compter sur un autre allié de poids : le marketing du PT et de Lula — appuyé par la gauche internationale et ses intellectuels organiques — qui ont commencé à dénoncer le « coup d’État parlementaire, judiciaire et médiatique ». C’est cette fausse campagne du PT qui a permis deux mystifications à la fois : elle a d’abord permis à Temer d’essayer d’apparaître comme une rupture, et elle a servi à Lula et au PT pour mobiliser ce qui restait de leurs bases parlementaires et sociales totalement déboussolées par la série incroyable de scandales de corruption qui touchent toute la bureaucratie du parti (y compris Lula lui-même), et dont le cas le plus emblématique a été le pillage en coupe réglée de Petrobras. Pour un temps, la transformation de l’impeachment (parfaitement constitutionnel et réclamé par plusieurs manifestations de dizaines de millions de personnes) en un « coup d’État » a ainsi permis à Temer de se présenter comme un homme nouveau et au PT de retarder d’un an la perte de dizaines de députés et du peu de militants dont il disposait encore. Mais ce « moment » n’a que peu duré.

La transformation de l’impeachment en un « coup d’État »a ainsi permis à Temer de se présenter comme un homme nouveau et au Parti des Travailleurs de gagner du temps.

3 - Le troisième grand atout de Temer a enfin été son talent de politicien (contrairement à Dilma Rousseff !) et de négociateur. Cela s’est révélé payant justement lors du procès d’impeachment, lorsque pratiquement toute la base alliée de Dilma Rousseff l’a abandonnée. Cette forte base parlementaire semblait fonctionner parfaitement jusqu’à il y a quelques semaines, et devoir lui permettre de faire approuver les réformes constitutionnelles néolibérales sans trop de difficultés. Mais c’était une illusion, dont le voile vient d’être déchiré par au moins trois inflexions : les élections municipales, en octobre de cette année ; la votation d’une nouvelle « loi de combat contre la corruption » ; et la démission du ministre de la Culture. Une fois passée l’échéance électorale, et soustrait à la préoccupation des résultats, le gouverneur de Rio (du même parti que Temer, quoique vieil allié de Lula et du PT) a présenté un plan d’austérité sans précédent (30 % de réduction sur tous les salaires des fonctionnaires ; élimination de programmes sociaux essentiels pour les plus pauvres, comme le restaurant populaire qui permettait à des milliers de personnes d’éviter la famine, ou le « loyer social » alloué à des milliers de familles expulsées de leur maison par les intempéries ou par la préparation des Olympiades). Cette opération, présentée comme technique et inévitable, a alors mal tourné. D’abord, les fonctionnaires (avec une forte participation des différents corps de police) ont envahi le parlement de l’État (l’Assembleia Legislativa do Estado do Rio de Janeiro — ALERJ) une première fois, le jour où ce plan commençait à être discuté. Puis, quelques jours plus tard, une multitude arrachait les barrières qui avaient transformé en château médiéval le palais des députés, affrontant alors une police très peu motivée, avec des désertions ouvertes dans ses rangs, jusqu’à obtenir la suspension du débat et une promesse implicite que le plan ne serait pas voté. Ainsi, l’émeute a mis en miettes non seulement le plan d’austérité à Rio, mais aussi deux autres ordres de discours : celui selon lequel Temer représenterait une « rupture » et jouirait de quelque légitimité pour « redresser l’économie » du pays ; et celui qui suppose que l’austérité injuste ne saurait être critiquée avec succès. Et voilà que le soulèvement de Rio, la ville-siège des méga-événements et du mariage honteux entre le PT de Lula et le PMDB de Temer, finit par expliciter ce qu’on savait déjà mais que le marketing du PT mystifiait : le président-tampon ne constitue aucune nouveauté puisqu’il est — avec le PT — totalement responsable de la crise. La lutte, la résistance, l’émeute (y compris celle du 30 novembre à Brasília) rétablissent la vérité.

vers une nouvelle convergence des luttes ?

Avec un timing parfait, les juges de l’opération Lava Jato se sont saisis de l’occasion et ont déclenché une opération attendue depuis longtemps : l’arrestation de l’ancien gouverneur de Rio (dont l’actuel gouverneur était l’adjoint) et d’une dizaine de ses collaborateurs, pour avoir détourné plusieurs milliards des fonds publics, y compris des investissements sociaux réalisés dans de grandes favelas de Rio. Naturellement, tout cela a été l’occasion de liesses populaires, avec un comité d’accueil lors de l’entrée de l’ancien gouverneur dans la principale prison de Rio, où les habitants pauvres des alentours ont imité les somptueuses fêtes que celui-ci donnait en compagnie de ses adjoints et des chefs d’entreprises des travaux publics dans les meilleurs restaurants parisiens. Dans son verdict justifiant la confirmation de la prison préventive par des arguments juridiques, le juge Moro employa des termes qui aurait pu émaner d’une assemblée de lutte : « Il serait injustifiable que les responsables de la destruction de l’économie de Rio continuent librement de profiter des richesses qu’ils se sont illégalement appropriées, au moment où la population pauvre est soumise à de terribles sacrifices. »

Quand la gauche devient partie intégrante
de l’establishment et réussit à paralyser les mouvements sociaux, le pire est à prévoir.

La possibilité de gouverner de Temer est soumise à une autre tension : bien sûr, la base parlementaire est disposée à l’appuyer pour envoyer la facture de la crise à la population, avec les trois réformes constitutionnelles ; mais en échange, elle prétend se protéger de l’offensive des opérations contre la corruption. Pour ce faire, les députés ne lésinent pas sur l’ironie : ils utilisent le vote d’un projet de loi destiné à durcir la répression de la corruption pour, d’une part, menacer les juges et, d’autre part, s’octroyer une belle amnistie. Cette opération — en cours au moment où se termine l’écriture de cet article —présente deux caractéristiques très intéressantes. En premier lieu, elle a réussi l’exploit de réunir sous le même toit pratiquement tous les partis politiques (sauf le PSOL et REDE [10] ), les putschistes comme les victimes du putsch, réunis pour décider notamment que le vote ne serait pas nominal et transparent. En deuxième lieu, au moment où la caste (presque tous les partis, de gouvernement et d’opposition) pensait que le tollé suscité par l’impeachment auprès de la population s’était affaibli, une très grande mobilisation des réseaux sociaux a eu lieu, et a appelé à de grandes manifestations pour le dimanche 4 décembre. Ces manifestations peuvent être l’occasion d’un premier pas en direction de mobilisations populaires déjouant la polarisation artificiellement créée par le PT (et par la droite). Pour la première fois, il est possible que se forme un mouvement contre Temer et contre le PT de Lula : une version brésilienne en somme du Que se Vayan Todos (« Qu’ils partent tous ») argentin de 2001.

Naturellement, cela ne va pas de soi et personne ne sait ce qui va se passer à l’orée d’une situation aussi grave, et qui tend à s’aggraver chaque jour davantage. Les mobilisations à Rio et celles nationales du 4 décembre peuvent être le terrain d’une convergence des luttes, et percer une brèche dans cette impasse pour construire un autre horizon, une nouvelle stratégie afin de sortir de la crise. Mais il ne faut pas oublier ce qui s’est passé et se passe encore à Rio, ni les enseignements des résultats des dernières élections municipales (octobre 2016) à Rio de Janeiro. Tout d’abord, si le candidat de l’opposition de gauche, Marcelo Freixo (PSOL) a bien réussi à aller au deuxième tour, il a toutefois payé cher l’appui qu’il avait donné au récit du PT sur le « coup d’État ». Par ailleurs la distribution sociale et géographique du vote est une démonstration sans appel que ce récit est faux : le candidat de gauche qui a gagné dans les quartiers les plus riches de la ville (là où il y avait les casseroles aux fenêtres et les manifestations contre Dilma Rousseff) a été appuyé par les grands médias (les mêmes qui auraient déterminé l’impeachment selon le PT). En deuxième lieu, le candidat élu (Marcelo Crivella), évêque d’une église évangéliste, s’est imposé politiquement grâce aux alliances (locales et nationales) avec le PT de Lula, et a réussi malgré cela à se faire passer pour une figure de la rupture. La diffusion de l’évangélisme parmi les pauvres du Brésil a ainsi acquis une nouvelle dimension politique : elle avait déjà imposé un vice-président à Lula [11] ; elle gouverne désormais la deuxième ville du pays. Le nouveau maire de Rio s’est fait élire grâce au vote massif des pauvres de Rio. D’une certaine manière, Crivella et Freixo ont rempli une partie du vide politique creusé par l’effondrement du système PT et PDMB. Mais le vide le plus important a été l’abstention et le vote nul et blanc, qui ont totalisé plus de suffrages que le nouveau maire, malgré le vote obligatoire. Le vide politique est beaucoup plus grand, et il est destiné à s’amplifier. Le Brexit, Trump et les futurs résultats annoncés en France nous montrent que quand la gauche devient partie intégrante de l’establishment et réussit à paralyser les mouvements sociaux, le pire est à prévoir. Le futur politique et économique du Brésil dépend donc de la capacité des luttes des pauvres à rester autonomes et à refuser le chantage que le PT essaie d’imposer à nouveau.

Rio de Janeiro, le 30 novembre 2016

Post-scriptum

Giuseppe Cocco est politologue et professeur à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Il a notamment publié GlobAL avec Antonio Negri (Éditions Amsterdam, 2007). Il est aussi membre du comité de rédaction de la revue Multitudes.

Notes

[1Maurice Merleau-Ponty, « Les lettres d’une rupture (1953) », Parcours deux (1951-1961), Verdier, Lagrasse, 2000, p. 146.

[2Maurice Merleau-Ponty, « L’adversaire est complice » (1950), Parcours (1935-1951), Verdier, Lagrasse, 1997, p.141

[3Idem.

[5La population des États-Unis est de près de 319 millions, celle de Rio de 12 millions.

[6Giuseppe Cocco, « Ceci n’est pas un coup d’État », Multitudes, no. 64, automne 2016.

[7Ce qui est appelé « Caixa 2 » : la caisse non déclarée.

[8Marina Silvam soutient les luttes des peuples d’Amazonie avec Chico Mendes, fondatrice du PT. Elle a été deux fois ministre de l’environnement de Lula avant de quitter le PT (en 2007) pour ne pas partager la vision de Dilma Rousseff et du néo-développementisme.

[10Le Partido Socialismo e Liberdade (PSOL) est une dissidence du PT (créé en 2004). Il a une très forte présence dans la ville de Rio de Janeiro, où son candidat est arrivé au deuxième tour en 2016. REDE est un parti tout juste légalisé, dont la figure la plus connue est Marina Silva.

[11Le vice président des deux mandats de Lula s’appelait José Alencar : un riche industriel de Minas Gerais et membre fondateur du Partido Republicano Brasileiro (PRB) de Crivella, le nouveau maire de Rio.