l’avortement criminalisé

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En novembre 2015, le président du parlement Eduardo Cunha dépose, entre autres lois abjectes, un projet visant à criminaliser les médecins pratiquant l’avortement. Les manifestations ne se sont pas fait attendre. Toujours vivement débattue, l’interruption volontaire de grossesse reste un droit à conquérir au Brésil. Le 8 décembre 2016, les femmes sont à nouveau dans la rue.

La criminalisation de l’interruption volontaire de grossesse représente une violation des droits des femmes et une mauvaise politique publique. Quelles que soit les formes juridiques qu’elle prend, les femmes cherchent à avorter illégalement, mettant en danger leur vie et leur intégrité physique. Les chiffres ne sont pas toujours fiables, puisque les avortements sont pratiqués de manière clandestine. Néanmoins, il est possible d’affirmer que l’avortement « à risque » ou clandestin est une cause majeure des décès de mères ou de femmes enceintes à travers le monde. On estime qu’au Brésil ont lieu entre 800 000 et 1,2 millions d’avortements par an, et que tous les deux jours une femme meurt des suites d’un avortement.

Au Brésil, la législation pénale de 1948 criminalise l’avortement, sauf lorsque la grossesse représente un risque pour la vie de la femme ou résulte de violences sexuelles. En 2012, la Cour Suprême Fédérale brésilienne (STF), qui joue le rôle de Cour constitutionnelle, a élargi la possibilité de recours à l’avortement pour les cas d’anencéphalie fœtale.

Le mouvement pour les droits des femmes au Brésil continue de lutter pour la décriminalisation de l’avortement, mais consacre beaucoup de son temps à résister aux revers législatifs qui menacent de rendre encore plus rares les cas d’avortements légaux.

La plupart des propositions législatives visent à durcir la législation. Mais en 2014, une idée de proposition de loi a été présentée, par le biais d’une consultation populaire sur le site électronique du Sénat fédéral, qui a récolté plus de 20 000 signatures, déclenchant ainsi une procédure officielle [1]. Cette proposition d’initiative populaire (SUG n°15/2004) a pour objectif de créer une loi réglementant la libre interruption de grossesse jusqu’aux douze premières semaines de gestation, ainsi que sa prise en charge par le système de santé publique SUS (Sistema Único de Saúde). Telle qu’elle est formulée, elle implique non seulement la décriminalisation de l’avortement, mais aussi la création d’une politique publique à même de l’encadrer.

Dans le cadre de cette proposition, une audience publique a été organisée au Sénat Fédéral en avril 2016, pour traiter de la question de l’avortement. Les partisans de la décriminalisation [2] ont mis en avant la question de l’autonomie, et l’inefficacité de la criminalisation. Ils ont avancé également le principe de la maternité choisie, les demandes contre-majoritaires (contramajoritárias [3], et des données sur la mortalité des femmes qui avortent. Ils ont demandé comment une loi et une politique publique bien pensées pourraient éviter ces morts, réduire le nombre d’avortements, et donner des moyens effectifs pour protéger les vies.

Cependant, même face à ces arguments solides, le débat sur l’avortement, dans le cadre législatif brésilien, et au Brésil plus largement, en reste à un débat pré-moderne. Le fondamentalisme conservateur ignore ces arguments et jette le blâme sur celles qui renoncent à devenir mère ou ne le souhaitent pas. L’avortement ? « Acte et rituel de sorcière » : voilà, mot pour mot, ce qu’ont dit à l’audience des gérants de maisons d’accueil pour les femmes, ou des sénateurs et des députés qui pourraient sortir tout droit d’un groupe de parlementaires médiéval. Combien de députées et sénatrices ont pris part au débat ? Aucune.

Avortement
Dessin et collage de Julia Saldanha

Le Parlement brésilien, composé de deux chambres législatives — la Chambre des députés et le Sénat — a toujours été perçu comme un lieu néfaste aux débats progressistes. Notablement conservateur et sujet à la forte influence des groupes parlementaires conservateurs religieux, il est opposé à l’ensemble des programmes relatifs à l’autonomie sexuelle et identitaire. Quant à l’exécutif, dépendant du soutien législatif pour gouverner, il ne se risque pas à prendre en main ces dossiers — la chose est vraie tant des partis de centre-gauche que de ceux de centre-droit qui se sont succédé à la présidence de la République ces dernières années.

Il y a des arguments difficiles à entendre concernant la limite de l’autonomie, mais nous aurions aimé que la question apparaisse dans les termes du débat. La décriminalisation de l’avortement est une revendication audacieuse, dans la guerre de tranchées qui annonce l’ascension de ce Parlement conservateur. Mais s’il semble impossible d’avancer sur ce chemin, une autre voie s’ouvre, qui est d’ordre judiciaire.

C’est dans ce contexte que la 1re Chambre de la Cour suprême fédérale, le 29 novembre 2016, a considéré comme inconstitutionnelle la criminalisation de l’avortement s’il est pratiqué, volontairement, dans les trois premiers mois de la grossesse. La décision a été prise dans le cadre d’un habeas corpus déposé par le personnel d’une clinique d’avortement à Duque de Caxias, dans l’État de Rio de Janeiro, qui avait été prise en flagrant délit.

La décision de la 1re Chambre ne s’applique pas obligatoirement aux autres cas similaires. Elle a été prise dans un cas particulier, et ne s’applique qu’aux personnes impliquées dans cette affaire, à savoir les médecins accusés et le Ministère public. Ainsi, d’autres personnes concernées par la pratique du « crime d’avortement » pourraient être condamnées. Toutefois, il est important de relever qu’une décision de la Cour suprême fédérale a un impact sur les autres instances judiciaires, même quand elle n’a pas de caractère contraignant. Les autres juges de première instance, ou même les tribunaux, peuvent adopter cette décision de la Cour suprême comme une « tendance de jugement ».

Pour que cette décision soit impérieuse et s’applique dans tous les cas, le mécanisme appelé de « répercussion générale » (repercussão geral) de la Cour suprême pourrait être utilisé en raison de l’importance sociale de la question, et ce cas particulier pourrait avoir des effets bénéfiques pour l’ensemble des femmes et pour les personnes accusées d’avoir commis un « crime d’avortement ».

Le Ministre est parti du présupposé que la vie du fœtus, durant les trois premiers mois de grossesse, est absolument dépendante de la femme, parce qu’il n’y a alors ni formation du système nerveux central de l’embryon, ni possibilité que celui-ci subsiste en dehors de l’utérus maternel. Ainsi a-t-il posé la question des droits des femmes prévus par la Constitution de 1988.

Il a souligné la garantie de l’autonomie de la femme, et son pouvoir d’autodétermination, puisque son corps lui appartient et ne saurait être guidé par des choix qui ne sont pas les siens. Au-delà de l’autonomie, la préservation de son intégrité physique et psychique a été discutée. Elle devra supporter seule toutes les conséquences de la grossesse, puisque les hommes ont le pouvoir de choisir s’ils veulent ou non supporter la charge de la paternité [4]. Enfin, il a été avancé que le respect des droits reproductifs et sexuels n’est garanti que si les femmes peuvent choisir le moment d’avoir ou ne pas avoir d’enfant, et si l’État peut les assister quelle que soit leur décision.

La lutte doit clairement avoir un unique objectif : nous voulons le droit à l’avortement dans un système public de santé accessible, universel et complet.

En criminalisant l’avortement, comme le fait le Code pénal, l’État brésilien se contente d’une réponse simpliste et insuffisante à une question qui relève en réalité du domaine de la santé publique. Considérer l’avortement comme un crime n’entraîne pas une diminution du nombre d’avortements ni du recours à cette pratique. Cela a plutôt une incidence sur le nombre de femmes qui meurent chaque jour d’avortements clandestins, principalement parce qu’elles n’ont pas suffisamment de ressources financières et, par conséquent pas accès à une bonne structure médicale.

La décision prise par la 1ère Chambre ne s’applique qu’au cas spécifique qu’on a évoqué, et n’est pas censée valoir pour d’autres. Elle ne comporte donc pas de caractère contraignant pour les décisions futures de la Cour. Cela ne lui ôte pas son importance cruciale, surtout dans le contexte brésilien actuel. Mais on ne peut pas parler de surprise ou d’avant-garde. Il s’agit d’un débat tardif, qui n’a eu lieu qu’au prix de nombreuses vies humaines.

Pourtant, la réaction du pouvoir législatif a été immédiate. Dès que la 1re chambre de la Cour Suprême a décidé de l’inconstitutionnalité de la qualification comme « crime d’avortement » des cas d’interruption volontaire de grossesse avant trois mois de gestation, le Président de la Chambre des députés, Rodrigo Maia (DEM, parti des démocrates [5]) a annoncé la création d’une commission spéciale pour revoir le traitement législatif conféré à l’avortement. Pour lui, ce sujet doit être traité par le pouvoir législatif et non par le pouvoir judiciaire. Il se trouve en effet que les droits fondamentaux ont comme caractéristique d’être contre-majoritaires : ce sont des formes de résistance contre la volonté de la majorité ou l’omission par la majorité. Dans ce cas, les droits des femmes seraient également à rapporter aux droits des minorités, dont la protection incombe invariablement au pouvoir judiciaire, le pouvoir le moins sujet aux variations des majorités gouvernementales et législatives.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que cette décision a été prise dans le contexte de la crise politique et constitutionnelle sans précédent qui affecte le pays : destitution de la présidente élue, implication des leaders des deux chambres législatives dans des scandales de corruption, et proposition d’une réforme constitutionnelle qui pourrait défigurer l’État social brésilien, appelée proposition d’amendement constitutionnel, ou PEC 241 (son numéro devant la chambre des députés) ou 55 (son numéro au Sénat fédéral).

Pour commencer, il importe de garder à l’esprit que la décision judiciaire a été adoptée par un tribunal qui subit une crise quant à sa réputation. Des décisions récentes, comme la limitation du droit de grève dans les secteurs publics, le droit même de parler de la PEC 241/55 et l’application préliminaire d’une peine avant même que le jugement définitif soit rendu, ont généré de sévères critiques ainsi que le soupçon selon lequel le tribunal serait conservateur et aux mains du gouvernement.

De surcroît, pour des raisons encore inexpliquées, la décision de proposer la décriminalisation des avortements réalisés lors des trois premiers mois de gestation a été prise le même jour qu’une série de mesures impopulaires et anti-démocratiques adoptées par le Sénat fédéral. Approuvée au Sénat, la PEC 55, appelée « PEC de la fin du monde », aura pour conséquence la destruction simultanée du système de santé, d’éducation et de tous les autres programmes de solidarité sociale, dans la mesure où elle réduit considérablement le montant des ressources publiques destinées à la mise en œuvre des politiques sociales.

Dans cette perspective, la décision tant célébrée de la 1re Chambre de la Cour suprême fédérale pourrait avoir servi à détourner l’attention. Ou, pire encore, elle pourrait être simplement être inutile.

Après tout, décriminaliser l’avortement est important, mais créer une politique veillant à la santé des femmes est essentiel. C’est de cette dernière que dépend la réduction des morts maternelles et la diminution des handicaps générés par des avortements clandestins et dangereux. Dans un contexte de destruction du Système de Santé Unique [6], déjà sous-financé, et dans lequel l’avortement légal (permis dans les cas où la vie de la mère est menacée, de violences sexuelles ou d’anencéphalie) n’est déjà pas respecté, quelle politique publique peut-elle être envisagée, mise en œuvre, développée et améliorée ?

Cela nous rappelle que les droits humains sont interdépendants : le droit à l’avortement signifie l’autonomie et la liberté, mais également l’égalité et l’accès à la santé universelle. La lutte doit clairement avoir un unique objectif : nous voulons le droit à l’avortement dans un système public de santé accessible, universel et complet.

La Cour suprême fédérale a été à nouveau confrontée à cette question, cette fois en lien avec l’adoption de politiques publiques, dans une affaire judiciaire où l’autorisation de l’interruption de grossesse est demandée dans le cadre de l’épidémie de virus Zika, qui provoque des syndromes chez les personnes enceintes et sur le fœtus, et dont l’amplitude est encore inconnue. Des organisations impliquées dans ce cas judiciaire espèrent une décriminalisation plus large et une légalisation de l’avortement au Brésil.

La décriminalisation de l’avortement est une revendication difficile à faire entendre dans ce contexte d’ascension du conservatisme fondamentaliste religieux. Si dans ce scénario il semble impossible d’avancer, nous résisterons. Nous défendrons l’avortement légal, les droits reproductifs et les méthodes contraceptives. Nous continuerons à en parler entre nous, en nous organisant, et nous serons plus fortes. Nous ferons entendre la voix des femmes en résistance dans ces temps obscurs.

Post-scriptum

Traduit du portugais par Marcela Fogaça Vieira & Pauline Londeix.

Eloísa Machado est professeure à l’École de droit de São Paulo, coordinatrice du collectif de soutien juridique Supremo em Pauta, et fondatrice du Collectif des avocats pour les droits Humains (Coletivo de Advogados em Direitos Humanos).

Luíza Pavan Ferraro est chercheuse au sein du collectif Supremo em Pauta.

Notes

[1N’importe quel citoyen brésilien peut présenter ses idées de proposition de loi au Sénat fédéral. Les idées de propositions législatives qui reçoivent plus 20 000 signatures en quatre mois sont portées à la Commission des Droits Humains et de la législation participative (CDH) et formalisées sous forme de Suggestions législatives (Art 6 de la résolution n°19 de 2015 et de l’article 102-E du régiment interne du Sénat).

[2Eloísa Machado de Almeida, l’une des auteures de cet article, a participé à cette audience.

[3Contramajoritia : qui représente les droits des minorités. Il s’agit de l’action pour le droit des minorités et contre l’omission des droits minoritaires par la majorité (NdT)

[4En vertu du soi-disant « avortement masculin ». Au Brésil, il y a 5,5 millions d’enfants sans père déclaré.

[5Parti d’extrême droite (NdT)

[6SUS, équivalent de notre système de système de santé public.