dans le labyrinthe (cannibale)

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dans le labyrinthe (cannibale)

En 1966, était inaugurée la première Biennale de Bahia, dans un contexte politique trouble auquel elle répondait par un programme artistique, politique et culturel ambitieux. Deux ans plus tard, la nouvelle édition fut annulée, le jour de son inauguration. En 2014, la Biennale revit, mais là encore, semble devoir être emportée par la résurgence des coups d’État et de forces réactionnaires. La Biennale de Bahia se confronte depuis sa création à l’enchevêtrement des temps et des contextes. Prise dans les ruptures, les retournements qu’elle subit, elle a décidé de se saisir de cet enchevêtrement et d’en démêler les fils, pour construire sa propre trame.

Mais le temps linéaire est une invention occidentale. Le temps n’est pas linéaire. C’est un enchevêtrement merveilleux, autour duquel, à tout moment, des points se dessinent et des solutions s’inventent, sans début et sans fin.
— Lina Bo Bardi [1], Entretien, Jornal da Bahia, 1960.

La Biennale de Bahia s’inscrit dans ce qui pourrait être perçu comme un récit de fond, qui intégrerait aussi bien les épisodes historiques qui ont émaillé le développement culturel brésilien du siècle dernier que les bouleversements actuels. C’est en réalité quelque chose de plus grand et de plus tragique : une pièce du puzzle culturel et géographique brésilien. La Biennale de Bahia, tout comme la pédagogie de Paulo Freire, le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal, la réinvention de l’école par Anisio Tixeira, le nouveau musée de Lina Bo Bardi ou « le Brésil comme expérience » de Darcy Ribeiro, a intégré la bataille culturelle interne (mais aussi externe…) entre deux voies : adopter les règles occidentales avec le risque de devenir une pâle copie de l’original, ou chercher une vraie perspective brésilienne qui puisse aspirer aussi à l’universel : pour tous et partout. Une vie sans maître, une société sans esclaves. En somme, un projet brésilien :

« Le projet brésilien : accéder au dehors, intégrer les marges, remplir les espaces vides. En multipliant les centres et les carrefours économiques et culturels. Après la critique réductionniste, cannibale, « anthropofagic » [2], qui nous ramène à zéro, à rien, nous choisissons le saut marcusien, une étape prospective. Le problème brésilien n’est pas le rien d’un pays culturellement saturé ou l’objectivation de sociétés influentes, mais le rien qui suppose tout ce qui doit être fait, résolu, transformé. La Biennale de Bahia est une réflexion sur le vide brésilien. C’est une proposition d’intégration culturelle. (…) La seconde Biennale de Bahia sera plus critique encore, puisqu’elle devra s’imposer comme l’événement artistique le plus important au Brésil après la Biennale de São Paulo, rendant plus singulière son influence sur le contexte culturel brésilien. Si la Biennale de São Paulo représente l’art du plein, la Biennale de Bahia se charge donc de penser le vide. Alors que le processus de pénétration du dehors est amorcé, avec ce vide rempli, les deux Biennales cesseront ultimement d’être deux pôles opposés et contradictoires. »

Ce message, ou l’énoncé de cette mission, a été écrit par Frederico Morais pour le catalogue de la deuxième Biennale de Bahia en 1968. Il introduisait les objectifs principaux du projet, montrant ainsi comment celle-ci s’inscrivait dans le champ radical, condamnée à être laminée par les forces opposées qui s’exerçaient sur elle.

La seconde Biennale de Bahia fut fermée par la police le jour même de son inauguration, des artistes emprisonnés, dix œuvres confisquées.

Le contexte culturel brésilien, à ce moment-là, était le suivant : quatre années après le coup d’État militaire, les idées progressistes étaient encore en mesure d’inspirer la bataille et de promouvoir la résistance. Il y avait encore un espace pour elles. La première Biennale de Bahia est survenue en 1966 comme un geste politique évident, émanant d’un groupe d’artistes locaux, bénéficiant du soutien du gouvernement de Bahia. À l’orée d’une ère de modernisation brésilienne, qui atteignit son apogée pendant le gouvernement de Juscelino Kubitschek (1956-1961) et la construction de la nouvelle capitale, Brasilia, le pays avait en effet inauguré sa première Biennale d’art à São Paulo (1951), poursuivant le modèle établi par Venise depuis la fin du XIXe siècle. Être moderne en ce sens, c’était être européen, développé et industriel. Ce contexte nous permet d’envisager les Biennales de Bahia comme le territoire d’un contre-discours. Si la Biennale de São Paulo s’identifie dès ses origines à un « centre d’art international » récepteur, l’expérience de Bahia cherche à fonder une autre stratégie : s’établir comme champ émetteur en privilégiant l’art, les artistes et la pensée artistique brésilienne, afin de contrecarrer les discours dominants de n’importe quel centre local ou international. De ce mouvement a résulté une tentative pour penser, imaginer et problématiser l’universel depuis l’expérience bahianaise et nordestine.

Du point de vue de la Biennale de Bahia, tout était clair : « L’exposition est une accusation ». Cette citation de Lina Bo Bardi provient du catalogue Northeast Civilization (1964). Lina avait conçu un projet de biennale lorsqu’elle était directrice du Musée d’art moderne de Bahia (MAM-BA), mais le temps lui avait manqué. Elle quitta Bahia l’année du coup d’État, après que l’armée eut commencé à détruire son projet de musée-école [3] au sein de l’institution créée en 1959.

Il avait été décidé que cette nouvelle Biennale nationale du Nordeste occuperait alors le Convento do Carmo, un couvent carmélite construit en 1586. Son programme : un défilé de mode (présentant des vêtements réalisés sur le vif), le mouvement néo-concret [4], des concerts et des chorégraphies. Le résultat avait été suffisamment fructueux pour répéter l’expérience. Mais en 1968 tout était différent, presque partout. Un coup d’État avait pris le dessus sur le premier coup d’État, les tenants de la ligne dure étaient au pouvoir, l’impensable s’était accompli : la seconde Biennale de Bahia fut fermée par la police le jour même de son inauguration, des artistes emprisonnés, dix œuvres confisquées sous l’accusation d’exhibition d’imagerie « communiste ». Et le public ne vit jamais l’exposition.

Après cette violente fermeture, le silence tomba. En dépit de quelques événements contestataires épisodiques, la Biennale de São Paulo se rangea aux côtés des institutions à la solde du pouvoir, avec ses conseillers issus de l’industrie, le principal pouvoir économique de la ville. La Biennale de Bahia, pourtant victime de la censure la plus arbitraire qu’aient connue les arts visuels au Brésil, ne fit pas même l’objet d’une note dans les livres, les essais ou les recherches universitaires des années suivantes. Comme d’autres grandes idées de cette période, elle fut effacée de la mémoire et du désir culturel brésilien. Avec les années de la démocratisation (à partir de 1985), en tant que pays « sous-développé », il ne restait plus pour horizon que de faire l’objet d’un programme de développement du FMI, sous la supervision du libéralisme radical de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. Mais comme le dit Lina Bo Bardi, au sujet du passé, le temps n’est pas linéaire. C’est un enchevêtrement merveilleux, un élégant bordel.

En 2013, lors du troisième mandat du Parti des Travailleurs à la présidence, le gouvernement de Bahia décida de rouvrir la boîte noire oubliée de la Biennale et désigna le MAM-BA comme porteur du projet. Sa mission consistait à développer la Biennale pour répondre à ce moment nouveau que traversait le Brésil : un pays bénéficiant d’une présence plus solide sur la scène internationale, grâce à sa technologie sociale, Lula (ancien président) représentant l’espoir et puis, aussi, le mondial de football. Du point de vue du MAM-BA, les questions n’étaient pas si différentes de celles posées en 1966 et 1968. Quelle était la route à prendre, celle du point de vue et de l’expérience brésilienne ou celle de la « bonne voie » dictée par l’hémisphère Nord ? Que voulait dire « être développé » ? Quarante-six ans avaient passé depuis la première Biennale à Bahia. Qu’est-ce qui avait changé ? Comme le dit Roger Bastide dans son livre sur sa vie brésilienne : « Le sociologue qui étudie le Brésil ne sait plus quel système de concepts utiliser. Tous les concepts appris en Europe et dans les pays nord-américains ne fonctionnent pas ici. L’ancien se mêle au nouveau. Les périodes historiques s’enchevêtrent (…). Il serait presque nécessaire, au lieu de concepts rigides, de découvrir des concepts liquides capables de décrire des phénomènes de fusion, d’interpénétrations ; des notions modelées d’après une réalité vivante, en perpétuelle transformation. » [5] Encore une fois, le temps est une clé, tout comme la nécessité de concepts liquides pour continuer à naviguer.

Le retour de la Biennale de Bahia en 2014, après une interruption de presque un demi-siècle, exigeait dès le début de revisiter les souvenirs non seulement des intellectuels, mais aussi des artistes, des publics et de tous ceux qui avaient été témoins des deux premières éditions. Il fallait en même temps revoir les intentions du projet d’origine : son rôle dans l’élaboration d’un champ alternatif, celui d’un contre-discours capable de créer, de promouvoir et de lancer des voies alternatives de recherches, de propositions, de pédagogies et de politiques liées aux arts qui lui permettraient de s’épanouir sans avoir à gagner la légitimité des centres nationaux et internationaux. Dans cette perspective, cette nouvelle Biennale de Bahia fut immédiatement pensée comme un retour, une troisième Biennale plutôt qu’une première, assumant par là son histoire.

La troisième Biennale a pris place dans un contexte où la région nordestine jouait un rôle essentiel dans le dynamisme économique du Brésil.

Le projet curatorial s’inscrivait désormais dans un contexte où les notions de centre et de périphérie étaient remises en question. Au contraire des décennies précédentes, il n’y a plus de « centre », mais différents récits qui s’unissent ou s’opposent aux discours dominants de l’histoire de l’art et de la culture à l’échelle locale, nationale et universelle. Il en a résulté une Biennale internationale, née d’un regard spécifique issu de Bahia et du Brésil. Le thème et la réalisation s’employaient à respecter les idéaux défendus par la première Biennale, tout en assurant leurs actualisation.

« Direito ao funeral » de l’artiste Paulo Nazareth
Réalisée aux Archives publiques, cette œuvre est une réflexion sur le droit aux funérailles des morts anonymes et oubliés. À travers un rituel d’embaumement et de mise en mer, l’artiste offre un droit de passage à deux corps, celui d’un indigène et d’un métis.
Photo Isbel Trigo

La troisième Biennale a pris place dans un contexte où la région nordestine jouait un rôle essentiel dans le dynamisme économique du Brésil, une position encore jamais occupée au cours du XXe siècle. Au premier trimestre 2013 par exemple, la région était le moteur de la croissance brésilienne, avant que la crise ne s’installe. En réalité, les relations entre le Nordeste et les autres régions du Brésil se sont graduellement reconstruites, entre cultures locales et contexte global. Dans ce scénario, les relations de pouvoir historiques ont été altérées. La géographie et l’histoire nordestines étaient confrontées au Nordeste issu de l’imaginaire brésilien, mais aussi international. Un imaginaire fondé — contaminé même — par des projections idéologiques, des distorsions culturelles, des politiques de classes, la question raciale, un déterminisme géographique et une perspective folklorisante.

Face à ce Nordeste aussi bien factuel qu’imaginaire, quel récit la région pouvait-elle offrir sur elle-même à partir de sa propre expérience ?

La troisième Biennale de Bahia a grandi. Plus de 900 000 personnes ont pu découvrir un programme inspiré par les idées de Lina Bo Bardi, Anisio Teixeira, Darcy Ribeiro, Augusto Boal et d’autres du même esprit. Le projet a été développé dans 29 villes différentes de l’État de Bahia, à travers 44 expositions, 243 séances de cinéma, 108 ateliers, 29 expéditions [6] et 39 groupes de recherche, pour un budget de 2,5 millions d’euros. L’une de ses principales ambitions était de promouvoir une Biennale où « l’exposition » ne serait qu’un nœud d’un dispositif plus large, traversé par une méthodologie guidant chacun des projets. Dans cet esprit, la hiérarchie entre artiste et non-artiste devait être abolie et les archives, les sujets et les conflits jusqu’alors tenus dans l’ombre devaient être dévoilés au grand jour.

Un exemple important, le projet Archive et fiction, dirigé par Ana Pato, commissaire chargée de l’exposition. Les Archives publiques locales étaient au cœur du projet : ouvertes aux écoles de quartier, les élèves étaient invités à les aborder « à leur manière », pour s’en emparer à travers la fiction. Comme le décrit Maria Sofia Guimarães dans le catalogue de la Biennale : « Le projet créait un éventail de possibilités de connexions entre vie sociale et environnement artistique, comme celui du droit à raconter, depuis et autour de l’archive, le racisme scientifique, les processus d’anéantissement du projet populaire, la marginalisation des habitants noirs ou indiens du Sertão, la violence moderne, etc. ». Cette fois, encore, le temps est stupéfiant…

Le « Teatro anatômico da terra » de l’artiste Camila Sposati
Situé sur l’île d’Itaparica, en face de Salvador, le théâtre a accueilli plusieurs événements de la Biennale 2014, comme ici le concert de Larrálibus Esumálicus Cujulélibus. Inspiré du théâtre anatomique de Padoue, le dispositif, enfouit cinq mètres sous terre, permet d’amplifier les voix.
Photo Isbel Trigo

Un an après la troisième Biennale de Bahia, alors que Dilma Rousseff, membre du Parti des travailleurs, entamait son second mandat présidentiel, les aiguilles de l’horloge de l’histoire ont recommencé à tourner en sens inverse, comme une sinistre répétition du putsch brésilien de 1964. Le pays, animé par un retour du refoulé, retrouvait les accents d’une paranoïa digne du maccarthysme. Le gouvernement était accusé de préparer un coup d’État communiste, selon les dires d’une campagne vivace sur Facebook — alors qu’il se contentait d’élaborer un nouveau libéralisme doux —, et les édiles de la classe moyenne (corruption quand tu nous tiens !) avaient encore assez de pétrole pour alimenter la machine — au Brésil comme dans le reste du monde d’ailleurs.

Puis, un nouveau putsch a eu lieu. Le gouvernement a été renversé sans même que l’armée ou les armes ne sortent dans la rue. Un pouvoir judiciaire manipulateur et une crise économique ont suffi à promouvoir la droite et les partis d’extrême-droite au pouvoir ; le coup d’État parlementaire a eu lieu. L’expérience brésilienne ressemble une fois de plus à son propre mirage. Paulo Freire, Augusto Boal et Darcy Ribeiro ? Des communistes ! Lina Bo Bardi ? Neutralisée lors de la cérémonie du bicentenaire de sa naissance (1914-2014), décrite comme l’architecte de beaux bâtiments et d’éblouissants dispositifs d’exposition. La nation ? Sous-développée, parce qu’elle aurait failli à ses devoirs et au consensus de Washington.

La rencontre « Comment vivre ensemble dans l’État de Bahia ? » clôturait le séjour des artistes en résidence dans le cadre de la Biennale. Présents de mars à mai 2014, cette rencontre publique était l’occasion pour eux de partager leurs expériences de travail et d’expérimentation artistique sur le territoire.
Photo Ana Clara Araújo.

À Bahia le musée-école, dans sa seconde mouture, connait par ailleurs sa seconde fin. Le gouvernement local remplace son administration, sous le prétexte que le MAM-BA n’est pas un véritable musée, et ne peut répondre aux exigences touristiques de Salvador, la capitale de l’État. En conséquence, la mémoire de la troisième Biennale commence déjà à s’estomper, et toutes ses recherches, ses connections et ses potentiels sont détruits. Une nouvelle fois le projet est abandonné, transformé en cul-de-sac bahianais et brésilien. La fin — ou pas ? Le temps reste un mystère délicat…

Post-scriptum

Marcelo Rezende est chercheur, critique et commissaire d’exposition. Il a été notamment directeur du Musée d’art moderne de Bahia (2012-2015), directeur artistique de la troisième Biennale de Bahia. Il prépare une exposition, L’Utopie dans les plantations de café (2017), pour le musée Johan Jacobs de Zürich.

Traduit de l’anglais par Laure Vermeersch.

Notes

[1Architecte (1914-1992), Lina Bo Bardi est considérée comme l’une des figures majeures du modernisme brésilien.

[2C’est l’orthographe du catalogue original.

[3« Le Museu de Arte Moderna da Bahia est le musée d’art moderne de Bahia temporairement hébergé au sein du Teatro Castro Alves. Il fait partie de ces musées-écoles dont l’existence repose sur le sacrifice et l’enthousiasme de jeunes étudiants et du soutien populaire… de temps en temps, comme vous vous en doutez, il se heurte aux résistances de classes formatées à un type de culture marquée par des importations pseudo-modernes. » Citation tirée d’un texte de Lina Bo Bardi trouvé dans les archives du MAM-BA. Sans titre, 1959.

[4Le mouvement néo-concret est un mouvement brésilien des années 1950 qui aspirait à plus de sensualité, de couleurs et de sentiments poétiques que dans l’art concret. Parmi ses principaux représentants, on peut citer Hélio Oiticica, Lygia Clark, Lygia Pape et Amilcar de Castro.

[5Roger Bastide, Brésil, terre des contrastes, L’Harmattan, 1999 (première parution, 1957).

[6Les expéditions sont une pratique courante de l’art contemporain, héritières des escapades nocturnes surréalistes et des dérives situationnistes, basées sur le déplacement. Un groupe de personnes part explorer un lieu et rend compte du parcours effectué sous des formes variées.