Vacarme 78 / Cahier

le prince / 1

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17 août 2015

Il s’est mis à faire un froid glacial en milieu de matinée. Soudainement, on ne s’est plus rien dit, mais c’était un silence très discret, imperceptible. J’ai pensé que ce devait être le moment du dégel sur la cordillère. La neige fond et coule si lentement que le Mapocho continue de n’être qu’un filet minuscule dans la ville. C’est la première fois que j’ai physiquement pensé à la présence des montagnes, ici, tout autour de Santiago. On les voit rarement, noires, avec cette cape de neige blanche qui brille quand il a plu. On est certainement des enfants quand on commence à les voir si proches. Mais aujourd’hui je ne les ai pas vues. J’ai senti la présence d’un massif montagneux. J’ai imaginé la neige fondre et passer par mille chemins secrets. Les montagnes sont chauffées par le soleil. Là-bas c’est un nouveau début de vie, tandis qu’ici, dans la capitale, on gèle, peut-être seulement un instant ou quelques jours. J’entends les chiens qui aboient dans le froid. Ça crée un climat étrange, comme si la sensation physique tenait lieu de brume, de paysage suspendu.

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Aujourd’hui, j’observais une jeune fille marcher devant moi. Elle n’avait rien de particulier. Peut-être quelque chose qui caractérise la cadence de cette ville. Quelque chose de légèrement joyeux, pressé, et triste aussi. C’est une tristesse qui n’est pas forcement là dans les visages ou dans les individus. Elle est là dans les formes.

Sur la côte, des immeubles hyper luxueux — mais comme en plastique — bordent la mer indomptable, glaciale. Ou bien des maisons en bois de l’ancienne aristocratie sont là, en ruine. Il y a une inhospitalité et une façon d’habiter qui dessine tout dans la tristesse. Même ce qui est proche est loin.

On voit la mer, des clans d’oiseaux, de pélicans gigantesques, les immeubles très hauts, tous refaits par la dictature. Il y a une sauvagerie qui est trop silencieuse pour qu’on s’y projette comme dans un environnement qu’on fait définitivement sien.

La tristesse ici a quelque chose de ce paradoxe. Impression d’une immanence à un lieu transitoire, sans récits qui nous tiennent. Des tours gigantesques aux entrées luxueuses dans des rues encore pauvres, ou toujours plus. On s’y fond pour vivre, mais le paysage est hostile.

Il avait ça dans cette marche cadencée de la jeune fille. Elle allait dans son monde d’étudiant, pressée. Les mondes en soi sont joyeux. On y est toujours un peu attendu. Mais ici les mondes sont des formes esseulées. Il n’y a pas de dehors, ou bien on a l’impression que c’est déjà l’abîme, et on contient ce silence en soi, sans faire sien quoi que ce soit de cette tristesse.

18 août 2015

La journée est ensoleillée. C’est souvent à Santiago. Le soleil qui parvient même parfois à chauffer les rues l’hiver. Mais c’est quand même quelque chose qui s’ajoute, qui est là comme un jour nouveau. Les enfants dans le parc par exemple, la veille, j’aurais pu les voir jouer dans la brume sur ces manèges colorés qui sont presque les seuls objets qu’on parvient à distinguer à certains moments de la journée. Quand la journée est ensoleillée, le jour est tout entier dans l’éclat de leur visage. Le soir, dans la brume, on ne les distingue même pas. Ils sont les habitants d’une planète.

Aujourd’hui, ils étaient là, habillés de toutes les couleurs. Santiago était dans leurs formes, leurs mouvements.

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L’été en revanche, il n’y a pas de mouvement.

La lumière blanchit les rues, les immeubles. On voit les ombres des arbres projetées sur les maisons basses puis sur la chaussée. On ne voit plus les tours. Santiago devient blanche et noire, à taille humaine.

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Je pense à ces enfants que j’avais vus un soir dans le parc, dans la brume. Il devait être six ou sept heures du soir. C’est une heure étrange pour être dans un parc. C’était pratiquement la nuit. Les enfants jouaient en silence. C’était comme s’ils n’avaient pas eu besoin de voir. Mais en fait, ils voyaient. Les enfants voient ce qui est près. Ils n’ont pas besoin d’un aperçu sur le monde mais de proximité. De leur point de vue, Santiago, c’était le parc, et le parc, c’était les petits manèges. Des jeux à formes animales, très simples, aux couleurs primaires, jaunes, verts, qu’on pouvait encore deviner dans la pénombre. Quelques jeux seulement, dans un parc qui semble au milieu d’un rond point, mais qui est protégé par des immeubles anciens, grands, comme des immeubles haussmanniens. Le monde tenait dans ce cercle très silencieux, comme un absolu silence ou une planète sans faille, comme si, à se voir dans la nuit, les bruits tout autour étaient suspendus.

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Le soleil aujourd’hui. Avec lui s’ajoutait un mouvement ouvert à tous. Les enfants qui crient dans le jour sur les toboggans, ils sont comme dans un monde en train de naître. Ce qui est donné avec le soleil n’est pas encore donné, est tout entier en déploiement. Le soir, avec la pénombre, la proximité est en équilibre parfait avec le silence. C’est une planète qui a retrouvé son centre de gravité, son point d’équilibre, ses mesures. La lumière redonne de la distance. Le monde est sa propre échappée. D’où les cris joyeux, de légère panique, ces cris qui sont toujours les mêmes, partout, ces journées ensoleillées. C’est l’enfance qui ne s’appartient pas, qui épouse ce mouvement d’ouverture.

19 août 2015

Les très grandes marguerites
Les deux arbres en compétition

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Du taxi, en allant chez la psychologue (la barbe !), l’avenida Bilbao, bâtarde, riche et pauvre à la fois, pauvre en formes, de plus en plus pauvre en formes, jusqu’au luxe vulgaire, sans richesse, juste l’étalage de maisonnées et de tours luxueuses, un grand super marché qui semble tenir dans le désert. J’ai vu des très grandes — improbables — marguerites au bas d’un immeuble moderne. Il y avait, sur le même trottoir, un fleuriste (chose rare à Santiago où l’on ne vend guère que les fleurs importées du Pérou). J’ai pensé à ces deux arbres que j’avais vus une fois dans la campagne en Ombrie. L’un avait été planté vingt ans avant l’autre, mais l’autre avait poussé plus vite. Et le premier s’était alors mis à grandir pour rejoindre le second. Les marguerites aussi, dans ce tout petit coin de nature (guère plus grand qu’une serviette de bain) devaient rivaliser avec les plantes du fleuriste, quelques mètres plus loin.

21 août 2015

Il y avait l’assemblée des enseignants hier, à la faculté de droit. On était quelques enseignants éparpillés. C’était presque une assemblée sur la nécessité d’être une assemblée, et l’avenida Republica avait quelque chose de semblable. Une vaste avenue, mais somme toute assez courte, des maisons coloniales (grandes, fastes) à usage seulement commercial. Des grands bâtiments qui sont des universités. Il y a toutes les couleurs, bleu, turquoise, gris, noir, blanc. Il y a des marchands ambulants qui vendent ici des journaux, là de la guimauve, du miel, des bijoux. Un lieu vaste, mais très circonscrit. L’assemblée presque vide.

24 août 2015

Vendredi dernier, une question s’est construite au fil de la journée. C’est celle de la vie. Dans le carrefour qui s’est produit entre l’avenida Republica, les chiens qui dorment avenida Ejercito et le visage d’une jeune fille dans le métro, je me suis demandée si la vie était indépendante des sujets qui l’incarnent. À première vue, il semble difficile de parler de vie sans parler de ceux qui vivent, et par là-même meurent, et sans parler de la façon dont tout ceux-là se rapportent les uns aux autres. C’est ce que je reproche aux vitalistes, de croire que la vie va toute seule, sans les vivants et leur mode d’être. Mais vendredi, la vie m’est apparue en décalage par rapport à ce mode d’être. Il y a eu tout d’abord l’avenida Republica dans la grisaille. La première fois que je l’avais vue, c’était une journée ensoleillée. Elle était vaste, dégagée. Si bien qu’elle pouvait faire penser à la Rambla à Barcelone. Une vraie avenue qui ouvre l’horizon et nous y propulse à l’instant même où on la foule. Mais dans la grisaille, les choses, avenida Republica, apparaissent figées et saillantes dans leur solitude. Une maison coloniale bleu clair. A côté d’elle, une autre maison coloniale, mais turquoise et ocre. Puis la faculté de droit. C’est un immeuble moderne, noir, mais déjà vieilli. Puis les marchands de journaux, les marchands de guimauves, les marchands de bijoux, de miel. Ce sont des stands dans la rue, éparpillés. Des marchands de stylos. Comme toujours, à Santiago, on vend tout ce qu’on peut. Mais du coup, en cette journée grise, les gens, les bâtisses, la guimauve, étaient plus présents par leur vie que par leur être. Il y avait de la persévérance, pas un allongement de la vie, ni même une poussée douce, mais un simple être-là sans lendemain de ce qui a toujours été là au milieu d’un monde nouveau qui est en train de se construire, très fragile. C’était comme une vie de derrière les êtres, une sorte de maintenance au sens d’un temps qui se continue, mais c’était une vie suspendue, comme dans un état de stagnation. L’avenida Republica en venait à concentrer tout ce que j’ai toujours senti ici : la persévérance d’un passé dans un présent très fragile, une communication inexistante entre les temps, et pourtant une réelle intimité, familiarité des deux mondes conjoints.

Des écoliers en uniforme, tous assis sur un banc. Ils avaient une sensualité que je n’avais jamais perçue auparavant. L’un fumait. Il s’identifiait au groupe comme s’il partageait avec lui un corps commun. Mais son corps était aussi justement ce qui le détachait des autres. Fumant, c’est lui-même qu’il sentait. Il avait cette sensualité de quelqu’un qui se découvre, qui sent l’instant, qui s’échappe donc, au moment même où il se sent, dans un uniforme qui déjà ne lui allait plus. Comme il n’allait plus à tous les autres. Et même si d’aucuns viennent des quartiers très riches (ce qui n’est pas le cas de Republica) où certainement personne n’aura eu besoin de vendre des pots de miel dans la rue, pour chacun, ces marchands de rue sont le monde dont ils viennent, un monde de visages familiers, d’activités minimes qui se continuent à travers les temps.

J’ai senti, dans cette ambiance, la vie de cette intimité, de cette communication sans paroles. C’est une vie douce, qui ne cherche rien, pas même à durer — qui est une espèce d’idiosyncrasie de base, la part d’écorce des mots. Ce qui soutient le sens, mais qui n’en a pas. Pas même la signifiance, ce qui nous tend les uns vers les autres. Plutôt ce qui nous tient, nous entoure, comme une rétine très fine. L’intime, le familier, le monde, mais à échelle humaine. Le monde qui n’a pas de mots. C’est ce qui fait l’intimité du familier, de ce qui est connu.

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La vie avenida Republica, ce jour de grisaille, c’était comme l’émergence de cette rétine. Ce n’était pas la vie qui n’épouse qu’elle-même, son besoin de durer. Ce n’était pas non plus l’être-là des choses, singulier. Mais un esseulement très familier, une intimité qui passe inaperçue. Une couche invisible de solitude qui entoure pourtant toute chose, non comme une part commune à tous, mais comme ce qui a déjà orienté les regards, qui roule dans la langue, qui fait le temps, les mouvements et nous dessine dans l’espace.

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Avenida Ejercito — Le chien, son manteau rose. Il participe de cette rétine. Impression diffuse. L’étudiant au violon. Comme s’il n’y avait aucun événement. Aucune musique ?

Post-scriptum

Aïcha Liviana Messina enseigne la philosophie à l’Université Diego Portales à Santiago du Chili. Elle est l’auteur de Poser me va si bien, P.O.L, 2005 ; Amour/Argent, Les carnets du portique, 2011, L’anarchie de la paix. Levinas et la philosophie politique, CNRS, à paraître en 2017.