Vacarme 78 / Cahier

saboteur, interpole

trop loin, trop près ou comment lire libre

par

Il arrive que les auteurs ne laissent pas de place à leurs lecteurs. Soit qu’ils les collent avec leurs adjectifs visqueux, soit qu’ils les dédaignent en les plaçant à une distance stratosphérique. Avec son équipe d’interpolateurs, Sophie Rabau replace les lectrices au cœur des lignes de Musil et Saint-John Perse.

Est-ce qu’on vous a déjà regardé de trop près ? En empiétant sur les quelques centimètres qui permettraient encore de respirer, de prendre l’air si on les laissait libres, mais non : vous ne voyez plus que les yeux, globuleux à force d’être proches, et tout ce qui va avec, trop d’odeur, trop d’haleine, trop de grain de peau comme grossi par une loupe, trop de poil dans le nez trop visible — vous voulez vous échapper, mais du regard on vous a déjà plaqué contre le mur.

Or les désagréments que procure inévitablement un irrespect des distances de sécurité ophtalmique n’ont d’égal que le déplaisir de ne pas être regardé du tout, snobé, ignoré, pas un coup d’œil comme si vous n’étiez pas là, pas du tout là. Ceux-là vous disent qu’ils sont myopes, qu’ils ne vous ont pas vue, c’est tout, mais on sait bien que ce n’est pas une question de lunettes mal réglées.

Vivant depuis assez longtemps coupée du monde, dans la grande demeure isolée que j’ai mise à disposition des interpolateurs, clandestins saboteurs de textes, j’avoue avoir oublié si les humains en usent vraiment de la sorte. Mais pour les textes littéraires, je suis formelle : rares sont ceux qui sont écrits à la juste distance. Les uns vous collent de la pupille, les autres ne vous jettent pas même un quart de cil.

Il est assez fréquent, hélas, quand on ouvre les pages d’ouvrages par ailleurs estimables, d’être pris à la gorge par des mots qui vous fixent à n’en plus finir, par des phrases bien charnues qui se mettent sous votre nez, ne vous laissent pas souffler, vous collent tendance adhérence : regarde comme je te regarde avec tous mes adjectifs visqueux — on n’en peut plus mais impossible d’y échapper une fois le livre ouvert. Au début c’est insidieux, on ne se méfie pas d’un titre un peu poisseux ; mais vite on ne peut plus bouger, emprisonnée-empêtrée, assujettie par des lignes qui paralysent depuis les pieds jusqu’au sens critique, en passant par le libre arbitre. Pourtant cette page gluante, vous la regrettez amèrement quand, prenant un autre volume, vous vous retrouvez ignorée par l’un de ces textes méprisants et hautains : ils parlent de tout, de rien, en tout cas pas de vous.

Les interpolateurs et moi sommes assez au fait de ces inconvénients pour ne pas avoir été très surpris quand nous avons reçu nos premières commandes.

La première émanait d’un lecteur fatigué de se faire coller par les œuvres, assez visqueuses, je le crains, d’un poète par ailleurs reconnu. Le moyen, il est vrai, de ne pas avoir un style globuleux quand on se fait appeler Saint-John Perse ?

La seconde commande, arrivée par un pli discret, nous émut par le désarroi qu’elle laissait transparaître. Elle venait de l’une de ces lecteurs modestes, discrets, prêts à toutes les admirations, mais désireux tout de même de se voir accorder sinon une pleine et entière reconnaissance, du moins, de temps en temps, un regard même en biais, un coup d’œil même fugitif, un éclat de miroir où elle pourrait se retrouver fugitivement. On dit c’est beau, c’est brillant, c’est intelligent ; on fait le laquais-lecteur, toujours présent, indispensable et discret tout à la fois. Et rien, pas un hochement de tête comme si c’était tout naturel qu’on serve la soupe à chaque page. Au début vous attendez un merci, un petit signe du menton, la mention de votre nom dans la conversation. Mais toujours ce discours lisse, sans je ni tu, que des objets, du bon impersonnel tout blanc. Rien ne vient, on s’énerve. On a de plus en plus envie de cracher dans la soupe, d’y mettre son grain de sel à soi, ou alors de prendre un gros feutre rouge et d’écrire son nom bien en vue au travers de la page : Paul. Paul est le nom du lecteur qui nous écrit. Paul n’en peut plus de se dévouer à des textes qui ne le regardent pas. Il est à deux doigts, nous dit-il, de démissionner pour toujours de sa charge de lecteur, ou plutôt — Paul est un militant, un vrai — de lancer une action sauvage, grève avec occupation des lignes, lecteur ne rentre pas chez toi, tu n’es rien, deviens quelqu’un.

Bientôt il y aura autant de versions signées de L’homme sans qualité que de lecteurs singuliers aux noms divers et chatoyants.

Paul a raison, me crie-t-on depuis la cave où se tiennent les interpolateurs prêts à l’action clandestine. Car enfin si les auteurs signent de leur nom et se prétendent à cor et à cri l’original et unique inventeur des textes qu’ils donnent à lire, d’où vient que les lecteurs n’aient pas les mêmes droits ? Signe, lecteur, inscris ta marque singulière dans l’histoire qu’on te raconte sans jamais parler de toi — si tu n’as pas le droit, prends-le ; ton corps, ton désir, ta route à toi, tes rêves, instille-les dans ces livres qui resteront irrémédiablement fermés le jour où tu voteras un arrêt de lecture avec effet immédiat. Le nom de chaque lectrice, ajoutent les interpolateurs, nous le mettrons dans ces œuvres hypocrites qui se voilent derrière tout un fatras de soi-disant objectivité, neutralité, mort du sujet et j’en passe… Le nom de Paul nous l’inscrirons dans tous les textes qu’il a dû lire en courbant l’échine, à commencer par ce gros roman où s’est allumée sa révolte : L’Homme sans qualité. Sans qualité ? Tu parles… Nous le croirons, Robert Musil, quand il renoncera à sa qualité d’écrivain-allemand-important et à signer de son nom propre d’écrivain son roman prétendument sans sujet. Et s’il n’y renonce pas, alors que son lecteur — nom, prénom et qualité — soit aussi inscrit dans le livre. Paul à n’en pas douter est un homme épris de justice. Les interpolateurs l’ont compris.

Fin du manifeste. Action. Que plus jamais Paul et les autres ne se voient imposer le glacial mépris qui fige le premier paragraphe de cette œuvre scandaleusement indifférente à ceux qui la font prospérer :

On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’Ouest en Est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913.

Ces pages ne parlent pas de Paul, ni de moi, maintenant que j’y pense, ni de toi, comme tu l’as peut-être remarqué. Mais c’est Paul qui le premier a secoué le joug de cette indifférence et c’est à lui d’abord, à son sens politique aigu de la lecture et à sa juste révolte, que les interpolateurs ont voulu rendre hommage. Que dans Musil, le nom de Paul dise le nom de chaque lecteur anonyme, qu’il invite chacune d’entre nous à ne plus lire-subir en silence :

On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique, et encore une fois la manif aurait lieu sous la pluie ; elle se déplaçait d’Ouest en Est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie où la révolution n’avait pas encore eu lieu, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord — mais Paul irait manifester, c’est sûr, quand il serait à Vienne. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations avec autant de zèle que dans un an les soldats qui partiraient fleur au fusil se faire massacrer pour la France. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal, ce qui n’avait pas empêché six jours plus tôt la majorité radicale du sénat de voter la loi Barthou portant la durée du service militaire de deux à trois ans. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques, et ce n’était sûrement pas une raison pour cesser le combat. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913, une des dernières, sans doute, où l’on pourrait vivre serein avant de passer à l’action, se dit Paul en refermant L’accumulation du Capital, paru en janvier de la même année sous la plume d’une camarade, que nous appelions Rosa.

Bientôt la version inter-paulée de Musil sera achevée et elle trouvera une place méritée sur les rayons de nos librairies. Bientôt il y aura autant de versions signées de L’homme sans qualité que de lecteurs singuliers aux noms divers et chatoyants. Le commerce du livre prospérera et les lecteurs seront libres, enfin, de se dire dans des pages qui n’existeraient pas sans elles.

Libre ? Me voilà plaquée au sol, les interpolateurs aussi. Les livres tout huileux de Saint-John Perse qui nous tient bien serrées dans ses versets collants. L’émancipation du lecteur est un long chemin semé d’embûches. Le cas cependant est plus simple : en matière d’interpolation, un petit ajout suffit souvent à faire un pas de côté, loin des chaînes où vous tiennent les lignes d’un texte-boulet. Il est pourtant bien pesant, pour ne pas dire indigeste, le texte de Saint-John Perse qui nous a été envoyé :

Haut asile des graisses vers qui cheminent les désirs d’un peuple de guerriers muets avaleurs de salive,
ô Reine ! romps la coque de tes yeux, annonce
en ton épaule qu’elle vit !
ô Reine, romps la coque de tes yeux, sois-nous propice accueille
un fier désir, ô Reine ! comme un jeu sous l’huile, de nous baigner nus devant Toi,
jeunes hommes !

Mais le remède n’est pas loin, chez un autre poète du XXe siècle dont deux vers, habilement glissés en guise de refrain, nous ont fourni l’antidote parfait et le moyen de voir les choses, disons, un peu autrement :

Haut asile des graisses vers qui cheminent les désirs d’un peuple de guerriers muets avaleurs de salive,
C’est le printemps viens t’en Paquette, te promener au bois joli
ô Reine ! romps la coque de tes yeux, annonce
en ton épaule qu’elle vit !
Les poules dans la cour caquettent
ô Reine, romps la coque de tes yeux, sois-nous propice accueille
un fier désir, ô Reine ! comme un jeu sous l’huile, de nous baigner nus devant Toi,
jeunes hommes !
Les grenouilles humides chantent

Saint-John Perse, quand il ne jouait pas les poètes tyrans, se nommait Alexis Léger. Rien de tel qu’une interpolation pour lire légèrement, librement peut-être. À croire que la liberté se gagne entre les lignes.