Vacarme 79 / Cahier

portrait du cafre en punk : filmer l’altérité à La Réunion

portrait du cafre en punk : filmer l’altérité à La Réunion

L’autre, le cafre réunionnais, le descendant des Africains esclavagisés, nous traverse dans Sac La Mort, le film d’Emmanuel Parraud sorti le 15 février 2017. Occidentalisés et imprégnés de leurs coutumes, Patrice et Charles-Henri, les héros du film, vivent entre mythes et réalités, entre rêveries, sorcellerie et misère sociale… Comment approche-t-on de cette autre hors norme, « punk », c’est-à-dire d’un autre soi-même ? Comment filme-t-on ce métissé, héritier de cultures d’origine qui s’excluent, qu’on ignore, voire de cultures réinventées ? Emmanuel Parraud livre une fiction écrite, réécrite, co-écrite, qui tient irrésistiblement de l’échange documentaire.

Vous avez choisi Sac La Mort pour titre de votre film sur les cafres réunionnais, descendants des Africains esclavagisés, alors que cet objet intervient tard dans le film et n’est pas central, qu’avez-vous voulu raconter par ce choix ?

Un « sac la mort » est un sac plastique plein de maléfices (poule sacrifiée, sang, vêtements souillés) déposé à un croisement afin qu’il porte malheur à celui qui roule ou qui marche dessus. Pour se débarrasser de ce mauvais œil, il faut faire confectionner un autre sac par un « guérisseur » et le déposer de la même manière. La majorité des Réunionnais affirment qu’ils n’y croient pas mais ne marcheront jamais dessus. Charles-Henri, qui joue un des personnages principaux, m’a raconté que ses parents lui avaient toujours dit de ne jamais rien ramasser par terre, pas même un billet de banque. Il suit strictement ce conseil. « Le sac la mort » est révélateur d’un mode de pensée, d’une façon d’être et de vivre dans un certain espace et un certain temps. Que Charles-Henri et Patrice, les deux acteurs principaux du film, aient attendu presque cinq ans pour évoquer les sacs la mort avec moi signe la conscience qu’ils ont de la différence de nos cultures. Ils ont eu peur que je ne les comprenne pas et que je les taxe de fous ou de régressifs. J’ai trouvé intéressant que cette différence soit marquée par eux.

Affiche du film « Sac la mort »

Dès la première scène, cette séquence incroyable entre Patrice et le meurtrier de son frère, vous choisissez de nous déplacer, comme si vous nous plongiez directement dans l’âme réunionnaise. Que dit cette scène de vos motivations et de vos partis-pris de réalisation ?

Cette scène, typiquement, n’a pas été écrite dans le premier scénario. Celui-ci prévoyait le meurtre du frère de Patrice mais je n’imaginais pas qu’on verrait l’assassin. C’est à un arrêt de bus que les filles du casting l’ont repéré. Il rentrait du travail, il n’avait pas trop de temps, mais il a fini par accepter. Il a fait une très belle improvisation, proche de la scène que vous avez vue. Je me suis emballé, je lui ai écrit des scènes. Cédric mon producteur, et moi — nous somme en réalité co-producteurs, il était important pour moi de trouver une adéquation entre moyens financiers et désir artistique — nous avons décidé d’arrêter, il n’y avait plus d’argent… Je regrette de n’avoir pas pu pousser plus loin, ce personnage s’était imposé à moi, il m’a apporté des idées que, comme réalisateur et comme Blanc, je n’aurai jamais pu imaginer, pas comme ça en tout cas.

Le meurtrier apparaît avec une machette, seul outil tranchant autorisé aux esclaves. Ils s’en servaient la journée pour travailler dans les plantations et le soir ils la rendaient aux maîtres. Tuer quelqu’un avec une machette, c’est affirmer sa liberté. (Un revolver coûte aussi plus cher.) La machette est une preuve de virilité et de force. Le premier plan du film, la machette tâchée de sang, est une manière d’ancrer la violence dans une nature paradisiaque. Le film déroule l’histoire d’un homme rattrapé par une violence métaphysique mais aussi bien réelle avec l’esclavage comme fondation. On voit un homme assez impressionnant sortir d’un champ avec une machette ensanglantée. Patrice est allongé et fait une sieste, il pourrait rêver mais quelques minutes plus tard, le meurtrier vient le voir démentant le rêve ! On est dans un monde où le réel et le rêvé s’interpénètrent.

Emmanuel Paraud (à gauche) avec Martine Talbot et Patrice Planesse

Il y a un long plan dans un cimetière sur une image du Christ. Il surgit au moment où Patrice va être arrêté et je me demandais s’il n’y avait pas un clin d’œil en rapport avec les tribulations du héros ?

Patrice, acteur, se dit catholique, mais il est aussi animiste. Il ne voulait pas tourner trop près de tombes fraîches : le mort ayant été enterré depuis moins de quarante jours, son âme aurait pu entrer en Patrice. Le code noir était justifié par le fait que les Noirs étaient considérés comme des animaux et que les maîtres, en appliquant les règles du code, allaient leur donner une âme qui leur ouvrirait les portes du paradis. Chaque esclave avait l’obligation d’aller à la messe. La religion catholique a pris une grande importance. Mais c’est un catholicisme déplacé. Ce film est le chemin de croix du personnage de Patrice qui porte le malheur du monde et souffre pour les autres.

Sa force de vie, c’est qu’il rêve. L’optimisme du film est là. Tant qu’on peut rêver un ailleurs et un futur, on est encore vivant. Malgré la difficulté de sa vie, par le rêve, le personnage de Patrice devient positif. C’est aussi la grande force du vrai Patrice, du vrai Charles-Henri et de leur entourage : dans les moments les plus durs, ils trouvent le moyen de blaguer, de se jouer des tours, d’aller voir ailleurs… Pour moi, cette résistance est exemplaire. Patrice représente une figure christique qui survit grâce à sa capacité de rêver et d’imaginer par exemple qu’un jour ou l’autre sa copine qu’il a quittée depuis 25 ans le regardera différemment, qu’ils passeront un moment ensemble.

Les partis pris artistiques, que ce soit le choix des acteurs, la dramaturgie, la lumière, les cadres… donnent le sentiment que le projet même du film est d’interroger le réel et la mise en scène à partir de la fiction.

Tout mon cinéma est lié à une brusque prise de conscience : je ne comprenais rien à ce qui m’entourait, mes rêves de changer le monde étaient construits sur du sable, de la théorie, j’allais y passer si je ne m’ouvrais pas aux autres. Dès lors, sur une impulsion, j’ai commencé à aller au cinéma. J’ai été happé : de là, je pourrais regarder la vie. La fiction me laisserait le temps de m’approcher de la réalité. J’ai compris qu’en permettant au spectateur de quitter le réel le temps du film, la fiction lui fait reprendre pied dans sa vie après la projection ; la fiction, ou en tout cas un film à la mise en scène assumée. Pendant deux ans, j’ai vu cinq films par jour. Faire du cinéma est devenu une question de survie. J’avais trouvé un moyen non littéraire de m’exprimer. Je dis non littéraire car à la fin de mes études, j’étais illettré, je ne savais plus écrire. J’ai passé des années avec un livre et un dictionnaire pour réapprendre à lire petit à petit. En partant avec un tel handicap, on ne peut ni se raconter à travers la littérature, ni se raconter des histoires. Mon désir de raconter une histoire naît alors d’une sensation forte qui me saisit ici et maintenant. Que s’est-il passé ? Qu’ai-je éprouvé ? C’est la question qui constitue le socle de chacun de mes films.

« À la fois dedans et dehors, un étranger et en même temps un complice. »

À la Réunion, à l’occasion d’un atelier avec des adolescents lyonnais, j’ai rencontré des gens qui sont occidentaux au plein sens du terme mais vivent ailleurs, dans une autre culture avec d’autres repères. J’ai cru reconnaître dans cette situation des choses auxquelles j’avais l‘impression d’être confronté, sans être africain, ni métis. On parle de métissage à la Réunion mais c’est une notion très complexe. Le métissage ne consiste pas à prendre ce qu’il y a de meilleur dans chaque culture et à rebricoler quelque chose qui fonctionnerait, c’est aussi une perte. C’est parfois ne pas pouvoir choisir entre des choses qui s’excluent. Il ne s’agit ni d’une acculturation, ni d’une déculturation : on n’est ni d’ici, ni d’ailleurs.

À partir de là, je me suis documenté en anthropologie, en politique, j’ai essayé de comprendre l’histoire de la Réunion, et donc évidemment l’histoire de l’esclavage. Je suis allé à la rencontre des gens, au hasard. C’est comme ça que j’ai découvert, par exemple, la pratique des sacs la mort. J’ai alors voulu raconter une histoire dans laquelle le spectateur occidental ne serait pas trop perdu et dans laquelle j’arriverais à le faire rentrer dans des manières d’être, de sentir, de penser, qui seraient celles des gens sur place ou en tout cas d’une personne comme moi qui les fréquente depuis maintenant quinze ans. À la fois dedans et dehors, un étranger et en même temps un complice. La mise en scène est une esquisse de réponse depuis cette place que j’ai auprès d’eux. J’ai réalisé un film « avec » eux et non « sur » eux, et pas non plus de leur point de vue. « Être avec », c’était la seule place juste que je pouvais proposer au spectateur sans réserver ce film exclusivement à des Réunionnais ou à des Occidentaux.

Vous décrivez une expérience et une démarche documentaires. Pourquoi avoir réalisé un film de fiction ?

Je n’avais pas envie de filmer la vie quotidienne de Patrice et Charles-Henri. Elle est trop difficile pour qu’une approche documentaire ne tourne pas le spectateur en voyeur. C’est la difficulté de la représentation de la misère au cinéma. Patrice a une vie tragique, il a souvent les yeux rouges, il est marqué comme tous ses copains. Quand je suis avec eux pourtant, je vois d’abord des personnes dignes. Je souhaitais mettre en avant ce que j’admire chez eux, les mettre en scène et promouvoir leur talent.

Comment avez-vous abordé la fabrication du film avec l’obsession qui est la vôtre de rester avec vos personnages ?

J’ai d’abord réalisé un court-métrage, une sorte de banc d’essai, Adieu à tout cela. C’est l’histoire d’une jeune fille qui se révolte contre son père, un métropolitain qui veut quitter la Réunion. Dans son errance, elle rencontre des cafres et devient amie avec eux. À l’époque, je ne pensais pas pouvoir m’approcher plus près d’eux.

Ce court métrage a été tourné en 2009, et c’est à cette occasion que j’ai rencontré et brièvement mis en scène Charles-Henri et Patrice, les deux personnages de Sac la mort, réalisé fin 2014. Je me suis rendu compte qu’ils avaient un bonheur incroyable à jouer. Ils comprenaient tout : le tempo de la scène, comment se placer devant la caméra. Ils avaient une capacité d’invention remarquable… Nous étions tous admiratifs. Ils étaient conscients que j’avais plaisir à les voir et qu’ils aimaient jouer, et ça a été moteur pour se lancer dans le projet. J’ai ensuite passé cinq ans à faire des allers-retours entre Paris et la Réunion, à les côtoyer. Je ne parle pas bien le créole, eux parlent français, mais chacun racontait ce qui le concernait. De milieux très différents, chacun était stupéfait d’apprendre comment l’autre vit… Nous étions conscients de ne pas appartenir au même monde, ni social, ni culturel, mais en se fréquentant nous avons eu le sentiment qu’ensemble, en joignant nos forces, nous pourrions fabriquer un objet, un film dans lequel nos spécificités s’exprimeraient, sans se trahir.

Charles-Henri Lamonge

Comment l’écriture d’une fiction vous permettait-elle d’être plus proche de vos personnages que le documentaire ? Comment dépasser l’obstacle d’une langue étrangère ?

J’ai écrit un scénario de manière très classique, en français pour obtenir de l’argent dans des commissions, mais je savais que le film se construirait ailleurs à partir de mes observations et sensations. Que le récit naîtrait de ça. Restait à savoir comment. Le créole s’était immédiatement imposé, et tant pis si je le parlais très peu, j’étais certain de trouver le moyen de contourner cet écueil. Charles-Henri m’avait raconté qu’à l’école élémentaire, quand il parlait en créole, son instituteur le prenait par les oreilles et lui faisait effacer le tableau avec sa joue : s’il parlait créole, il n’était pas plus digne qu’un chiffon ! Charles-Henri en riait… Mais j’ai compris leur humiliation, tant celle de l’enfant que de l’adulte. Ils touchent le RSA depuis les années 1990, ce qui les sauve de la misère totale mais les maintient dans un état de dévalorisation. Ce film en créole était une manière de dire : Nous existons malgré tout ! De dire : « je » même si vous ne voulez pas. De s’affranchir.

Il était important de placer notre relation dans un cadre de travail, avec un contrat de travail, un salaire déclaré et des horaires. C’était un engagement mutuel. Cela paraît anodin mais ni Patrice, ni Charles-Henri n’avaient eu de fiche de paie depuis vingt-six ans ! Je tenais à cette base. Pas seulement pour eux, mais pour toute l’équipe. Il n’était pas question que Patrice et Charles-Henri soient marginalisés une fois de plus, en étant payés moins ou plus que les autres, ou en n’étant pas payés du tout. Je suis le réalisateur du film, ils en sont les interprètes et tout ça doit se faire normalement, comme cela se pratique sur les tournages.

« Quand Charles-Henri parlait créole, son instituteur le prenait par les oreilles et lui faisait effacer le tableau avec sa joue. »

La fiction était donc devenue une façon d’offrir la possibilité aux personnages de s’affranchir. Ni Patrice, ni Charles-Henri ne sont des acteurs professionnels, ne risquiez-vous pas de les mettre en situation de fragilité ?

Patrice et Charles-Henri ont de gros problèmes d’alcool et leur alcoolisme fait partie de l’histoire de l’esclavage. Ils boivent chaque jour depuis vingt-cinq ans un rhum industriel local à 48°, une véritable drogue dure qui fait des trous dans le cerveau, détruit les neurones et à partir de la cinquantaine est facteur de gangrène. Toutes les demi-heures, sur les plantations, le contremaître faisait aligner les esclaves pour une ration de rhum, elle redonnait de l’énergie et permettait d’activer la cadence. Et le soir, le maître distribuait un litre de rhum à chaque homme : saouls ils sont moins dangereux, et n’ont pas l’idée de s’évader. Au fil des ans, l’alcool est devenu symbole de virilité, pour être un homme, il faut boire et tenir l’alcool ! Patrice, petit, devait passer après l’école au bar (la Boutik) de son grand-père qui lui donnait un petit verre de rhum à 48°. Il buvait cul sec pour prouver sa virilité naissante et valorisait ainsi le grand-père devant les clients. Tous les week-ends, le grand-père organisait des concours de boisson avec ses cousins pour établir le petit-fils préféré : celui qui tenait le mieux l’alcool !

Avant le tournage, nous avons parlé de leur alcoolisme sans affect et passé un pacte : pour qu’ils soient en état de jouer sans être en manque ou trop ivres, on a convenu d’une dose journalière. Mais parfois le manque était trop fort et quand il y avait un drame ou trop de pression, ils venaient me voir. C’était une sorte de théâtre dont aucun de nous n’était dupe et qui leur permettait de ne pas s’abandonner trop vite. De résister au manque. Que la décision de transgresser les règles ne soit pas trop facile. Nous savions tous que s’ils buvaient trop, leur jeu en subirait le préjudice. Comme ils n’auraient pas pu mémoriser les dialogues ou très mal, je ne pouvais pas procéder de façon classique en leur donnant des scènes à apprendre. Alors avant chaque plan, je leur expliquais la place de la séquence dans l’histoire, et celle du plan dans la scène. Je leur indiquais des bouts de dialogues à ne pas oublier, des éléments précis en termes de mots, même s’ils parlent créole et moi français. Quelquefois je leur demandais d’amener la conversation sur tel sujet, avec tel objectif : une sorte d’improvisation avec des repères et un cadre à l’intérieur duquel ils avaient une immense liberté pour aller où ils voulaient. Ils pouvaient être eux-mêmes. Bien plus en tout cas que si je les avais dirigés alors que je ne connaissais pas suffisamment bien leur richesse.

Comment leur avez-vous permis d’être « avec » vous dans l’écriture ?

La direction d’acteur, c’est un travail de collaboration où chacun amène le meilleur de lui-même, un échange pour arriver au mieux, pas une prise de pouvoir. Quelquefois Charles-Henri s’est lancé dans des monologues de quinze minutes, alors que je pensais que le plan durerait trente secondes. Patrice s’est même interposé devant la caméra pour l’arrêter, en disant que c’était lui le personnage principal et qu’il en avait assez d’attendre son tour pour jouer, « tu as assez parlé » ! Pour ne pas me perdre complètement avec une telle matière, je visionnais chaque prise aussitôt tournée, mon assistante me traduisait le créole et souvent je reprenais le découpage car ce qui venait de se passer était plus riche, plus dynamique que ce que j’avais imaginé. Et inversement, je pouvais me rendre compte que je m’étais trompé en proposant cette scène, qu’il fallait recommencer différemment. La deuxième configuration est arrivée très rarement, la plupart du temps il y avait des moments qui me stimulaient et me poussaient à enrichir le film. C’est ainsi que le film prévu pour durer trente minutes est devenu un long métrage d’une heure dix-huit !

Vous avez adopté la grammaire du plan séquence, est-ce que votre travail avec des acteurs non professionnels l’imposait pour éviter de faire plusieurs prises à l’intérieur d’une scène ?

Quand Charles-Henri et Patrice ont compris qu’il fallait refaire des prises, ils m’ont confié leur inquiétude, ils craignaient de ne pas y arriver. Ils n’ont pas confiance en eux. Leur vie les a maintenus dans un état où il n’y a pas d’enjeux ; le temps passe, s’écoule, ils savent que la mort arrivera un jour mais il n’y a rien pour échapper au vide de leur existence. Patrice et Charles-Henri sont la cinquième ou sixième génération des esclaves venus du Mozambique ou de l’Afrique de l’Est. Ils ont du mal à s’affirmer et, comme la majorité des cafres, ils vivent en retrait, dans le fénoir, à l’abri des autres et d’eux-mêmes. On peut dire qu’ils n’ont pas de force pour s’imposer, mais rien n’est fait pour leur laisser de la place. Ils le savent. Le terme de cafre est valorisé dans les discours au sens où les partis politiques et l’île elle-même s’en revendiquent. Tout ce qui appartient à la culture cafre est mis en avant comme le signe d’identification de la Réunion. Mais en réalité, seule une très petite minorité réussit. De nombreux cafres sont marqués par le passé esclavagiste, ils ont du mal avec la société capitaliste, les rapports de classe, la violence des conflits. Ils sentent aussi qu’ils pourraient devenir violents. C’est très présent ce sentiment à la Réunion, la violence réfrénée de gens si gentils par ailleurs au quotidien et qui se libère parfois brusquement avec l’alcool notamment.

Le film représentait donc pour eux un enjeu intime et personnel. Patrice avait des problèmes avec ses trois enfants qui ne voulaient plus lui parler en le taxant de père indigne. Il voulait leur prouver qu’il avait au moins ce talent, celui d’être un bon acteur. Il m’a dit : « Emmanuel, je ne te lâcherai jamais, je serai toujours debout et prêt à l’heure pour travailler avec toi, et même si la nuit j’ai peur car il y a les « bêbêtes » (les âmes errantes) qui sont prêtes à entrer dans mon corps pour me posséder, je ferai l’effort, je serai là, et je ne boirai pas plus que ce qu’il faut pour être bon acteur ». Charles-Henri a été leader d’un collège, il a bloqué des rues, fait de la politique jusqu’au jour où, traumatisé par la mort subite de son frère devant lui sur un terrain de foot, il a pris de la datura (un genre de LSD) et n’est jamais redescendu. Mais Charles-Henri a une stature de griot, il invente des histoires, des chansons, et, sans aucune prétention, il se vit comme une star. Sa prestation dans le film l’a affermi dans cette conscience-là. Il est devenu célèbre à La Réunion. Sans doute plus que Patrice car son jeu d’acteur plus excentrique fait rire. Avec Patrice, on est dans l’émotion, il nous touche de manière plus intériorisée. Parfois c’était difficile pour eux de refaire les prises, mais ils n’ont jamais refusé. À chaque fois ils donnaient tout. C’était à moi de savoir où se trouvait le point limite, l’utilité de refaire.

« Être avec eux implique une autre façon de concevoir le scénario et les ressorts de la narration, cela impose une forme, un déséquilibre, à leur image. »

J’avais conscience que pour avoir le meilleur d’eux-mêmes sur toute la durée du tournage, il fallait savoir où et quand les économiser. Je privilégiais toujours le changement d’axe plus que la reprise pour que la scène soit vivante.

Quand on change d’axe c’est moteur pour le comédien, ça paraît nouveau, il peut se convaincre qu’on avance, alors que reprendre et reprendre c’est usant. Des acteurs novices peuvent se démobiliser et l’interprétation sera moins forte. J’ai aussi fait le choix de tourner par moments à deux caméras pour éviter des contre-champs face à un morceau de scotch, ce qui aurait été compliqué pour des personnages qui vivent la situation même s’ils ne sont pas filmés. Une manière là aussi de leur épargner un épuisement inutile : avec deux caméras, on tourne deux fois plus vite, enfin presque.

Être avec eux implique une autre façon de concevoir le scénario et les ressorts de la narration, cela impose une forme, un déséquilibre, à leur image.

Je ne pouvais pas raconter une histoire conventionnelle sans avoir le sentiment de les utiliser au service de MON film, d’être dans un rapport d’exploitation avec eux, comme une sorte de colon… Pour mettre Patrice dans le regard du spectateur, qu’il soit à côté et avec lui, il faut qu’il vive comme lui l’espace et le temps. L’histoire commence comme un thriller par la mort du frère de Patrice. Pourtant, Patrice ne cherche jamais les raisons de la mort de son frère, il n’y pas de dépôt de plainte. C’est exactement ce que ferait Patrice ou son entourage, si ça leur arrivait. Ils ne sont pas au cinéma eux, ils sont dans la vraie vie. Dans la vraie vie, on essaye juste d’éviter les embrouilles. Il n’y a que dans les films conventionnels que ça se passe selon les règles du thriller. Ces règles ne s’appliquent pas à ce film. Ne pouvaient pas s’y appliquer. Cela aurait été une trahison pour Patrice et Charles-Henri et — au-delà — des cafres.

Sur mon film précédent, tout était très rigide, le scénario était considéré comme une bible et j’ai souvent eu le sentiment de m’ennuyer pendant le tournage. J’avais l’impression d’avoir terminé mon travail avant même de commencer. Or la caméra capte tout, l’ennui comme le reste. Comme le disait Rivette, un film c’est aussi le compte-rendu du tournage. J’ai voulu me mettre en danger, avec l’idée d’être réactif par rapport à ce qui se passait. J’aime l’imprévu, ça me stimule. C’est dynamique de devoir être toujours à l’écoute. Avec Patrice et Charles-Henri c’était possible car ils n’ont pas de réflexes « professionnels », avec l’équipe, ça s’est très bien passé aussi. Tout le monde a trouvé ses marques et on s’est bien amusé. Je faisais des allers-retours tous les soirs sur le scénario pour m’adapter et intégrer des éléments de surprise : les dons qu’ils me faisaient. Je me sentais très libre.