Vacarme 79 / Cahier

abandonnés à une même solitude

par

Avec un journal

Il a sorti le journal
Du revers de son manteau
Ainsi qu’une boîte d’allumettes
Avec la plus grande indifférence
Et sans remarquer mon trouble
Il a pris le sucre qui était devant moi
Il a fait fondre deux morceaux de sucre dans la tasse
Et j’ai fondu en même temps que le sucre
Quelques instants plus tard
Sans me voir
Et sans savoir que le désir me brûlait
Il a repris son manteau
Il s’est perdu dans la foule
En laissant derrière lui le journal
Et moi
Abandonnés à une même solitude
Avec un journal
Poème dans sa version arabe

Nizar Qabbani, Poèmes, 1970

Un désert entre deux villes

Les fragments du soleil sont sources d’une vision éternelle
Ta vie incomplète
Se promène
À l’ombre des souks
Attirée par le bruit du métal sur le basalte
Par les éclats crépusculaires
Par l’apparition des êtres chers
Détachés de l’odeur du tissu
Et par l’allure de la lumière dans les verres de vin
Mais puisque le jour est bien plus long que notre patience
Puisque les mots sont des mirages miroitants
L’échine se courbe
Plus d’indication
Dans ce territoire de la perplexité
Une petite flèche imprévisible
À secoué le lieu 
D’un fou rire celui du carnage.
Un désert entre deux villes
Poème dans sa version arabe

Nouri Jarrah, Le chemin de Damas et Le jardin persan, anthologie.

Post-scriptum

Le poète syrien Nizar Qabbani est né à Damas en 1923, et décédé à Londres en 1998. Il est considéré comme l’un des plus grands poètes de langue arabe du XXe siècle. Sa poésie, d’inspiration amoureuse, entremêle des éléments du quotidien à une critique sociale et politique du monde arabe. « Avec un journal » a été écrit en 1970.

Le poète syrien Nouri Jarrah est né en 1956 à Damas. Journaliste, tôt engagé dans les mouvements de contestation de 2011, il est aujourd’hui considéré comme l’une des voix politiques et poétiques les plus précieuses de notre temps. Sa langue, d’une modernité singulière, décrit les chocs nés de la beauté et de la violence. « Un désert entre deux villes » a été écrit en 2004.