Vacarme 79 / Cahier

saboteur interpole/3 désaccordlire

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Les saboteurs défont depuis plusieurs numéros nos monuments littéraires. En réponse à une commande vindicative, voici qu’ils doivent appliquer leur méthode à un texte moins glorieux et à de nouveaux objets médiatiques, pour le malheur d’un ex-premier ministre friand de 49-3.

Je ne suis pas d’accord.

On m’apprenait à lire. Pas à déchiffrer, c’était fait. À lire. On commence par la lecture du texte. Je lis le texte ? À haute voix ou en silence. Puis il faut en parler : on situe le passage, on explique la structure, on a une ligne de lecture, on déplie les sonorités, on repère les figures, on justifie l’emploi des temps du passé, ou du présent c’est selon, un peu sur les pronoms, un peu sur le rythme et les thèmes, pour finir un rapprochement, on commente, on sait faire.

Je ne suis pas d’accord

Un jour il y a eu comme un accroc. Je ne sais plus ce que nous lisions, mais un grand texte assurément ; je ne sais plus qui a parlé et peut-être que c’était moi, ou peut-être que personne n’a parlé et que j’imagine tout cela. La phrase je m’en souviens et plus encore le silence qui l’a suivie. Ce n’était rien, ça sonnait faux quand même.

Moi je ne suis pas d’accord.

D’habitude, quand on avait faux, on se faisait pédagogiquement reprendre et longuement expliquer. Mais là rien, comme un trou blanc, comme si personne n’avait rien entendu. Il fallait lire, quand on lisait on ne désaccordait pas.

Mais je ne suis pas d’accord.

Quand on n’est pas d’accord, c’est qu’on n’a pas compris, voilà ce qu’on m’a appris. Je ne suis pas d’accord, je n’ai encore rien compris. J’ai mal lu, je ne suis pas d’accord.

J’exagère. On pouvait désaccorder. Mais pas n’importe quand, pas n’importe comment. Il y avait un code du désaccord qu’on connaissait sans l’avoir appris. Pas bien difficile : tu lèves les yeux du livre, de la page, du texte. Tu cesses de lire, tu écris ton petit texte à toi où tu donnes ton opinion. Ou alors tu jettes le livre, par terre tiens, et tu quittes la salle en prenant un air désaccordé : je ne dis pas que c’était bien vu, mais au moins c’était prévu. On pouvait désaccorder pourvu qu’on ne lise plus.

Je ne suis pas d’accord, je continue de lire ; je veux désagréer à livre ouvert, désaccordlire et vite encore.

Je ne sais pas bien faire. Personne ne sait, je crois. On ne nous apprend pas. On n’avait pas appris à désacordlire à Paul Moses quand il refusa d’enseigner une nouvelle fois Huckleberry Finn à l’Université de Chicago : la manière dont Twain y représentait les Noirs, il n’en pouvait plus et surtout il ne pouvait plus le cautionner. Mais lire sans cautionner, Paul Moses ne savait pas faire. On dit qu’il n’a plus du tout lu, et démissionné aussi. Quand on n’est pas d’accord, on perd son travail de lecteur.

Je ne veux pas démissionner. Je lis. Je ne suis pas d’accord.

Je ne suis pas d’accord avec Malraux parce que les femmes dans ses romans, c’est pour que les miliciens se rincent l’œil ; je ne suis pas d’accord avec Rousseau parce qu’il bêle ; je ne suis pas d’accord avec Camus parce qu’il a dans le stylo les lunettes qui empêchent de donner des prénoms aux Arabes ; je ne suis pas d’accord avec Céline, parce que personne n’est d’accord avec Céline ; je ne suis pas d’accord avec les auteurs qui tuent des animaux innocents — végétarienne de la lecture ça existe, c’est moi ; je ne suis pas d’accord avec Stephen King parce qu’il m’amène où j’ai peur d’aller et me force à tourner les pages et de l’œil à la fois.

Je lis souvent en colère.

Tout cela je ne m’en serais pas rendue compte si un matin Valentin ne s’était pas présenté au portail du grand parc qui protège la maison des interpolateurs, saboteurs de textes par moi hébergés dans des régions un peu fictives. Valentin n’était pas d’accord et il avait le désaccord furieux. Il venait d’écouter sur une chaîne de télévision un ancien premier ministre, alors candidat à une obscure pré-élection. D’abord, me raconta Valentin, pendant que l’un des interpolateurs massait ses trapèzes tendus de rage, il avait voulu faire violence, éteindre ou pire le poste récepteur. Mais il était tombé sur une des annonces discrètes que nous faisons passer pour nous faire connaître dans des publications confidentielles et avait, ni une ni deux, entrepris de faire le voyage (comment il a trouvé notre adresse, c’est ce que je ne m’explique pas). Nous étions son dernier espoir, seules nos interpolations l’apaiseraient peut-être. L’appel était touchant bien qu’un peu inhabituel, ce ministre n’étant généralement pas tenu pour un auteur de textes et encore moins de grands textes, et l’interpolation intermédiatique d’entretiens mal filmés n’entrant pas tout à fait dans notre cahier des charges. Parfois l’oubli n’est-il pas préférable à nos soins clandestins ? Mais le moyen de raisonner un citoyen en colère…

Il fallut bien regarder l’insipide extrait télévisé. Il portait justement sur un article de loi qui permet d’envoyer valser ceux qui ne sont pas d’accord avec un certain dirigeant du pays qui m’a délivré mon passeport. Acrobatique la valse : on saute par-dessus les objections pour imposer sans discussion des lois dont personne ne veut mais qu’importe on lève la jambe, on brandit son article, et on passe, un, deux, quarante-neuf trois, en force. Emporté par l’élan de sa valse, l’expremierministre entendait en user de même avec les journalistes qui avaient l’impertinence de lui poser quelques questions et tentaient, comme ils pouvaient, de présenter une autre vision des choses. Ce qui donnait, par exemple, ce dialogue dont la haute tenue nous édifia au point qu’il nous semble à présent important de le transmettre à la postérité :

« J’ai utilisé deux fois le 49-3. Il a été utilisé quatre-vingt fois sous la Ve République.
— Vous l’avez utilisé six fois le 49-3, Manuel Valls
— Je l’ai utilisé sur deux textes de loi
— Six fois
— Non je l’ai utilisé sur deux textes de loi différents
— À six reprises
— Il y a plusieurs lectures. »

Le plus beau venait un peu plus tard quand Manu le valseur expliquait avec un petit déhanché qu’on l’avait forcé à utiliser cet article de loi, ou, pour reprendre ses termes exacts et appropriés, qu’on le lui avait « imposé », ceux qui étaient en désaccord avec lui ayant curieusement refusé de voter un texte avec lequel ils n’étaient pas d’accord, au mépris des lois les plus élémentaires de la démocratie. Mais vous auriez pu négocier, dialoguer ?, tente un second journaliste plus héroïque encore que la première. Le valseur magnifique lui écrase le pied. Dialoguer il n’a fait que ça, qu’on le sache. N’a-t-il pas obtenu l’accord de tous ceux qui étaient déjà d’accord avec lui, majorité de son parti et syndicat acquis à sa cause… Seulement, voilà, il n’a « pas trouvé le soutien » de ceux qui ne soutenaient pas son projet. Ces obstinés du désaccord, fidèles de la conviction, sont la cause de ce que l’agneau a dû se transformer en loup. Quel malheur de se voir imposer par une poignée de récalcitrants l’usage d’une arme de poing que l’on répugne tant à brandir : « il fallait à ce moment-là l’imposer… » Comme je comprends à présent que le premier ministre devenu pré-candidat déchu prône la suppression de cet article qu’on l’a forcé à utiliser, de même que ces journalistes l’obligent à présent à asséner autoritairement des contre-vérités avec leurs puériles objections et leur regrettable tendance à débattre. Le débat, voilà assurément le pire ennemi de la démocratie ; le bon citoyen doit savoir se soumettre à la force s’il veut éviter le coup de force.

Acrobatique la valse : on saute par-dessus les objections pour imposer sans discussion des lois dont personne ne veut mais qu'importe on lève la jambe, on brandit son article, et on passe, un, deux, quarante-neuf trois, en force.

C’est donc pour me protéger des dangers de la dictature que l’école républicaine ne m’a jamais appris à lire en désaccord ! Quand je songe qu’avec mes mesquins désaccords de lectrice j’aurais pu obliger mes bons maîtres à m’imposer des lectures obligatoires, au lieu de les soumettre à mon libre accord obligatoire, j’en frémis. Pour être un bon citoyen-lecteur soucieux de préserver la démocratie et les grands textes de notre culture, il faut faire preuve de bonne volonté, et penser à l’unisson avec les puissants, textes ou hommes c’est du pareil au même. Si l’on s’obstine, que l’on s’exile hors des livres-pays, en refermant soigneusement la frontière derrière soi. Et sinon un coup de règle, un, deux, trois, quarante-neuf trois. Mais lire-vivre en démocratie sans se soumettre à la force dominante des textes et hommes de pouvoir, voilà qui ne se peut, j’aurais dû y penser toute seule.

Oui mais je ne suis pas d’accord. Valentin non plus. Les interpolateurs dégainent, prêtes à intervalser.

Nous nous sommes mis au travail, visionnant et re-visionnant l’intéressante séquence où l’ex-premier ballerin envoyait valser les fauteurs de questions. Pas si loin d’une interpolation les questions des journalistes qui se glissent à grand peine entre deux postillons, en trop, hors rythme, hors discours, comme des notes pas prévues. Un temps j’ai cru calmer notre colère en les insérant un peu mieux dans le discours de l’artiste, ce qui donne quelque chose comme :

« AFP. Urgent. Déclaration de Manuel Valls : “J’ai utilisé deux fois le 49-3 ; il a été utilisé quatre-vingt fois sous la Ve République. Je l’ai utilisé six fois le 49-3. Je l’ai utilisé sur deux textes de loi. Six fois. Non je l’ai utilisé sur deux textes de loi différents. À six reprises. Il y a plusieurs lectures. »

Le résultat n’est pas si mauvais, et Valentin reprend quelques couleurs. Nous nous exaltons presque, lui, les interpolateurs et moi.

Mais non… Ces questions-là ne sont pas les nôtres après tout. Pour tout dire, elles rappellent vaguement aux interpolateurs une chausse-trappe qu’elles ne connaissent que trop bien : rien de tel pour évincer un interpolateur-saboteuse-désaccordeur que de lui couper l’herbe sous les pieds en représentant dans le texte que l’on écrit un pseudo-saboteur en train de pseudo-attaquer. Ce genre d’agent double est assez courant dans les grands textes qui nous pèsent et on les repère aisément par les formules peu discrètes qui en sont le signe sûr : « L’on m’objectera peut-être que » ; « Si l’on me demandait si… » ; ou encore « le lecteur me dira que… » Rien de pire que ces pseudo-interpolations auctoriales, piège tendu à l’interpolateur débutant à qui l’on veut faire croire par ce leurre que son travail est déjà fait. Lecteur n’interromps pas, c’est déjà fait voyons… Citoyen ne questionne pas : d’autres le font pour toi, à la télé, regarde, et s’ils ne parviennent pas à contrer un valseur, comment toi, piètre danseur, pourrais-tu y parvenir ?

Pédagogie de la lecture dissensuelle, formation continue des maîtres à la révolte lectorale, désexplication de texte, cours de farcissages insoumis, évaluation de la révolte...

Le désaccord est une chose trop sérieuse pour en déléguer la responsabilité à d’autres que soi et en matière de démocratie indirecte, un peu d’interpolation directe ne peut pas faire de mal. Il serait sans doute opportun de former chaque citoyen à diffuser sa version interpolée des principales déclarations de notre personnel politique. Au XXe siècle, dis-je à Valentin qui s’y connaît en passé, on grommelait devant sa télé ; au XXIe siècle, on bloguera, on tweetera ses interpolations. Effervescence technologique en milieu interpolant. Whoever, l’interpolateur de mon cœur, rêve de lancer sur la toile quelques essais bien sentis. Par exemple, @Whoever a tweeté :

#ManuelValls #plusc’estgrosplusçapasse « On m’a imposé l’usage du 49-3 en ne se soumettant pas à mes diktats. »

@Nescioquis, que j’aime aussi, n’est pas en reste :

#ManuelValls #abusdedémocratiedangeureuxpourlasanté « On m’a imposé l’usage du 49-3 dont je limiterai dorénavant les excès par d’avantage d’abus de pouvoir. »

@Whoever49-3 (il a changé de pseudo, @whoever étant déjà pris) renchérit en sifflotant :

#syncope #larumbadanslavalse : « Je proposerai de supprimer purement et simplement le 49-3, pourvu que l’on ne me force pas à l’utiliser. »

Pour ma part, (@interpolatorswelcome), je propose timidement :

#valsedanslesensduvent : « Je proposerai de supprimer purement et simplement, et uniquement en période électorale, le 49-3. »

Ou bien :

« Je proposerai de supprimer purement et simplement le 49-3 entre deux sessions du Parlement. »

Ce premier essai est plutôt réussi pour des interpolateurs peu habitués à ces formats (ajouter en se limitant à 140 caractères cela ne va pas de soi), et si nous ne trouvions pas nous-mêmes dans un espace vraiment virtuel qui limite notre accès à la vraie virtualité, vous pourriez déjà découvrir nos interventions sur la toile.

Que l’on ne croit pas d’ailleurs que les moyens modernes de communications soient les seuls à la disposition du citoyen interpolateur ; que l’on ne s’interdise pas de diffuser les déclarations interobjectées de nos dirigeants égarés sur les murs, les pavés, le bitume, les tee-shirts, les casquettes, les fenêtres de nos maisons, les tableaux de nos salles de cours… Tout support est bon au désaccord.

Et pour les textes réputés plus grands et plus beaux que la partition de la valse que nous avons dû traiter, c’est évidemment le soin l’école républicaine que d’apprendre au futur citoyen à les gorger de dissension. Car enfin la lecture en désaccord et l’interpolation à rebrousse-texte cela s’apprend, ni plus ni moins que la lecture qui va dans le sens des lignes.

Pédagogie de la lecture dissensuelle, formation continue des maîtres à la révolte lectorale, désexplication de texte, cours de farcissages insoumis, évaluation de la révolte et peut-être qu’on apprendra à lire sans apprendre en même temps, un, deux, contretemps, trois, à se soumettre.

Whoever49-3 (il me fatigue avec ce surnom ridicule) a tenu à raccompagner Valentin jusqu’à la grille du grand parc. En revenant, l’air faraud, il m’a tendu un pli arrivé par le bus de soir. Bien qu’à moitié effacé, le cachet ne laissait guère de doute sur la provenance du courrier. À force de flirter avec la réalité, il fallait bien que ça finisse par arriver : on s’intéresse à nous dans le monde vraiment vrai. Les interpolateurs et moi, nous nous sommes regardées. Nous étions un peu inquiètes.