vivre dans Yarmouk assiégé

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L’écrivain et journaliste palestinien Mohammad Wadeh a vécu depuis son enfance dans le camp de Yarmouk, situé à 7 km du centre de Damas, un des plus importants points d’accueil des populations palestiniennes au Moyen-Orient. Créé en 1957, ce camp abritait environ 160 000 personnes en 2011. En juillet 2013, le régime de Bachar al-Assad a imposé au camp, jugé trop favorable aux rebelles, un siège militaire très dur, prenant au piège les 18 000 civils, dont 3 500 enfants, encore présents dans la ville. En mars 2015, Daesh a pris le contrôle d’une partie de Yarmouk, ajoutant aux souffrances des habitants. Mohammad Wadeh a commencé à mener une action humanitaire dans les premiers temps de la révolution syrienne. Avec sa famille, il est resté dans le camp lors de la première année du siège. À travers deux textes, un état des lieux et un récit, il raconte la vie sous siège, la faim, les bombardements, les rumeurs, la folie. Mohammad Wadeh est aujourd’hui réfugié en Allemagne, avec sa femme et ses trois enfants. Le siège de Yarmouk, lui, se poursuit, faisant mourir à petit feu une population civile encore estimée à 6 000 personnes.

état des lieux

Le siège du camp de Yarmouk a commencé en juillet 2013, après l’entrée des forces anti-régime dans le camp de Yarmouk. Le régime considérait comme une zone ennemie tout lieu dans lequel pénétrait l’opposition. Le camp a commencé à être intensément bombardé avec toutes sortes de missiles et de roquettes. Il n’y avait plus qu’un poste de contrôle qui permettait de sortir du camp, mais on y subissait de mauvais traitements, ce point de sortie a été définitivement fermé. Le siège visait à mettre les civils sous pression pour les punir de ne pas s’être montrés hostiles aux forces d’opposition. Yarmouk assiégé était comme une grande prison à ciel ouvert : on n’avait aucune idée de quand et comment on en sortirait.

Dans mon cas, c’était un choix de rester dans le camp avec le reste de la population civile. Pour beaucoup d’entre nous, ce choix avait une valeur symbolique. Le camp était devenu notre deuxième patrie et il était intimement lié à l’idée d’un retour en Palestine et à la mémoire des martyrs.

J’étais volontaire dans une organisation humanitaire qui venait en aide à la population civile, en apportant de l’aide médicale et en organisant des activités éducatives pour les enfants. Pendant le siège, l’organisation a pris en charge la distribution de rations alimentaires. Pour effectuer ces distributions, le camp a été divisé en secteurs et les volontaires ont essayé de recenser le nombre d’habitants. Les distributions ont pris fin quand le stock a été écoulé.

Quand le siège s’est durci, les habitants assiégés ont fait des soupes composées d’eau et d’épices, ils ont mangé des herbes, des feuilles, mais certaines étaient toxiques et ont provoqué des maladies.

Il n’y avait plus aucun service public dans le camp : le régime a coupé l’eau et l’électricité. Le matériel médical dont disposait mon organisation humanitaire au début du siège n’était pas adapté pour soigner des personnes blessées par les balles des snipers ou les bombardements.

Les bombardements permanents et les actions militaires autour du camp ont créé un climat de confusion et de chaos, ont entraîné le pillage des maisons abandonnées. Certains rebelles (pas tous, loin de là) sont progressivement devenus autoritaires avec les civils. Et quelques-uns ont tiré un profit personnel de la situation.

Quant aux écoles, elles ont toutes été fermées quand le siège a commencé, alors qu’il y avait environ 3 000 enfants en âge d’être scolarisés dans le camp. Mais, comme la majorité des enseignant·e·s habitaient encore le camp, certain·e·s, aidé·e·s de volontaires, ont mis en place des écoles alternatives qui proposaient des cours et du soutien psychologique. Ces activités ont permis de rendre la vie sous siège un peu moins dure.

En mars 2014, ma femme, mes enfants et moi-même avons été évacués du camp. C’était au moment où le régime avait négocié la possibilité d’évacuer les personnes malades. Ma femme et mes enfants souffraient de plusieurs maladies dues aux carences alimentaires, au stress et à la peur causés par la vie sous siège.

La pire chose pendant le siège, c’est le sentiment d’impuissance totale, et cette question quotidienne : comment va-t-on survivre aujourd’hui ? C’était horrible de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de ma famille et de ne pas pouvoir aider les milliers de civils pris au piège.

La plus belle chose pendant le siège, c’est que nous sommes tous devenus égaux. Nous étions tous les mêmes, tous pris au piège. Du fait des conditions de vie, les relations entre voisins et entre membres d’une même famille se sont resserrées. La vie sous siège m’a enseigné l’art de survivre. Mes idées ont beaucoup évolué, mais mes idéaux révolutionnaires sont restés inchangés : j’ai toujours les mêmes rêves de justice, de liberté, d’une Syrie libre.

jour(s) de siège

Ce matin-là, je suis sorti comme d’habitude pour me rendre où je travaille, à l’école al-Amal. J’ai traversé les rues du camp en commençant par la rue des Écoles, jusqu’à la rue de l’Arabisme. En temps de siège, tu t’habitues à tout, aux cortèges funéraires des martyrs, qu’ils soient morts de faim ou à cause de la guerre, par balle ou sous les bombardements.

Des faits sans précédents se produisent, d’autres sont habituels, comme les visages exsangues. Ces questions sont sur toutes les lèvres : « Quand la route va-t-elle s’ouvrir ? Quand le siège va-t-il finir ? » Elles recouvrent toutes les autres.

Chaque jour, des rumeurs se répandent. Certaines dépassent l’avenir avec la langue du présent, comme ce rêve d’un affamé qui en séduit un autre au point qu’il répand la nouvelle : la route est ouverte. Les rêveurs accourent jusqu’à la route, puis ils reviennent, la défaite égarant leurs visages — des tirs de mitrailleuses ont ranimé leur conscience. Il faut rentrer à la maison. Les enfants ont faim. Il faut penser à nourrir la famille. Tu as le choix : si tu as les moyens d’acheter un kilo de riz ou de boulgour, tu dois aller le chercher à pied ou en vélo dans les localités voisines, puis préserver ton trésor sur le chemin du retour. Sinon, il te faut choisir un plat de siège : un bouillon aux épices, ou des herbes sauvages.

En temps de siège, certains échappent à leur solitude ou peut-être à leur intense tristesse. Un jour, j’ai rencontré par accident l’un de ces hommes, un jeune marié accompagné de son cortège de noce qui se précipitait chez sa promise, grisé par le coût de la noce qui ne dépasserait pas les 25 000 livres syriennes [un peu plus de 100 euros], toutes dépenses incluses, y compris la dot de la jeune femme. Quelqu’un demandera peut-être : « Pourquoi sa famille la mariait-t-elle ? » Je répondrai : tout simplement pour se débarrasser d’une bouche affamée, et pour que le plat unique suffise à tous.

Durant le siège, il n’y a plus de règle qui vaille, plus rien de stable.

Pendant le siège, certaines personnes subsistent grâce à la faim et aux larmes des autres. Il y a ce voleur qui a dévalisé toutes les usines d’al-Sabina, une localité de la banlieue sud de Damas, puis il a ouvert un véritable marché rue de l’Arabisme. On y vend, on y achète, on y échange aussi des devises, de l’intérieur de la zone assiégée vers l’extérieur et vice-versa. Il a le monopole des denrées alimentaires et les vend à des prix délirants alors même que l’argent manque...

Yarmouk assiégé était comme une grande prison à ciel ouvert : on n’avait aucune idée de quand et comment on en sortirait.

Comment cela ? C’est l’une des malédictions du siège. Ce voleur troque un kilo de sucre ou de riz contre le corps d’une femme. Le pourquoi et le comment se passent de commentaires. Si tu demandes à cette femme : « Pourquoi fais-tu cela ? » Elle te répond sans hésitation : « Peux-tu nourrir mes enfants sans me prendre quoi que ce soit en échange ? » Là, celui qui pose les questions se tait. Comprends-tu qui est le criminel ? Voici la réponse : le voleur, et le siège.

Durant le siège, les rumeurs changent selon qui les colporte et selon les circonstances. Voici quelqu’un qui court à toutes jambes, terrorisé, et qui nous enjoint de courir aussi. On lui demande ce qui se passe : il nous répond que l’armée du régime est arrivée jusqu’à la rue Loubia. Comme nous sommes curieux, nous nous rendons sur place pour vérifier. Il n’y a rien là-bas, à part un chat affamé et quelques salves de tirs derrière la barricade. Les rumeurs enflent au point de devenir habituelles, naturelles. Les questions se bousculent dans la tête de chacun de nous, à tout propos. Le désespoir règne en maître chez la plupart des assiégés. Aucun espoir. L’un d’eux m’a demandé, un jour de siège : « Pourquoi es-tu si optimiste ? » Je lui ai répondu : « Et à quoi sert d’être pessimiste ? » Il dit : « Crois-tu que nous sortirons du siège un jour ? » Je lui ai répondu : « Oui, sois confiant et remets-t’en à Dieu. »

Pendant le siège, une question venue de l’au-dehors agresse ta pensée : « Pourquoi ne quittez-vous pas le camp ? »

Pour moi, comme pour beaucoup, cette question sonnait comme si on me demandait pourquoi je ne me rendais pas, pourquoi je ne m’abandonnais pas au vent, à l’inconnu. Les réponses sont nombreuses. Elles se pressent en foule : ceux qui posent cette question savent-ils ce que représente le camp pour nous ?

Assurément non. Comment pourraient-ils savoir à quel point nous sommes liés à cet endroit ? Nous sommes amoureux de ses avenues et de ses passages. Ont-ils vécu leur premier amour dans les ruelles du camp ?

Ont-ils suivi les cortèges funéraires des martyrs, les lamentations des femmes sonnent-elles encore à leurs oreilles, comme aux nôtres, après chaque séance de condoléances ? Les joies et les peines du camp les ont-ils réunis comme elles nous réunissent ?

Se sont-ils jamais promenés dans la variété du camp, où se côtoient l’intellectuel et le mendiant, le commerçant et le pauvre, l’amoureux et le drogué, l’étudiant et l’ouvrier ? Ont-ils vécu les heures du matin au rond-point Palestine ? Assurément non. Comment sauraient-ils où se rejoignent les ateliers de peinture, la boutique d’Abou Mahmoud et celle d’al-Rahwanji ? Comment connaîtraient-ils la foule d’écoliers, d’étudiants et d’employés qui se presse devant les microbus qui vont des stations Garages de Yarmouk à Autouroute de Mezzé.

Savent-ils à quel point la Palestine habite le camp et à quel point le camp habite la Palestine ? Assurément non.

Finalement, me voici arrivé à l’école. La situation du siège s’est beaucoup modifiée, tant ses circonstances que ses priorités. L’affluence du matin, désormais, se passe de la voix de Fairouz qui berce toutes les écoles normales. Les rares fois où le haut-parleur de l’école fonctionne, comme nous devons économiser le mazout qui alimente le générateur électrique, nous en profitons pour passer des chansons pour enfants, afin de leur rendre un peu de l’équilibre dont ils ont besoin, et pour réparer leurs esprits brisés. Nous choisissons celles dont les paroles font renaître l’espoir, quel qu’il soit. La sonnerie marque le début de la récréation, qui se restreint à la cour intérieure de l’école pour nous protéger des bombardements constants. La cafétéria ne propose plus que des pâtisseries de siège : sésame local, faux sucre trafiqué ou improbables gâteaux de lentilles.

Les rêveurs accourent jusqu’ à la route, puis ils reviennent, la défaite égarant leurs visages.

Le siège a commencé à se durcir. Les files de martyrs de la faim endurent chaque jour de nouveaux maux : corps jaunis, corps dont tous les os deviennent visibles, mais aussi effondrement et sentiment d’impuissance. Le siège s’étend jusqu’à occuper tous les détails du récit.

Quant à la mort, c’est la même chose. La mort est devenue normale. Nous disons adieu à un frère ou à un proche, puis nous retournons à nos vies. Bien entendu cela n’a rien de naturel, c’est un effondrement interne.

Pendant le siège, il est naturel de voir des enfants pâles pleurer leur innocence d’enfants couverte par la fumée des canons, ou bien de voir un homme chercher des restes de nourriture dans un monceau d’ordures. Tout cela est devenu normal, douloureux, dur.

Les jours de siège se succèdent. Ce commerçant-trafiquant a disparu. Certains ont dit qu’il avait été arrêté par un camp ou par l’autre, et que c’en était fini de lui. D’autres ont dit qu’il avait fui la zone assiégée. Personne ne sait quelle est la vérité. La seule chose que nous avons su, à l’époque, c’est que ses sales activités avaient cessé. Les réalités du siège étaient revenues, imposant leurs questions exténuantes et ardues. Ses victimes sont-elles heureuses de sa disparition ?

Piège des questions, de leurs douleurs et de leurs gémissements. Ce matin-là, c’est une petite fille dont la question amère m’a arrêté : « Monsieur, je vous en prie, vous auriez des olives ? Juste quelques-unes... » Qu’il est amer de voir une petite fille mendier de la nourriture ! Je l’ai interrogée sur sa famille. Elle m’a dit : « Mon père est en prison, je suis au camp avec mon frère que voici, ma mère est malade. » Je me suis tu, je n’ai pas su quoi répondre.

Par chance, un ami m’en avait envoyé une bonne quantité deux jours plus tôt. La saison des graines venait de s’achever et la saison des olives s’était ouverte — mais, bien sûr, c’est le siège lui-même qui dicte ses saisons. Lorsqu’on a quelques olives à disposition, la faim tombe jusqu’au soir.

Avec le durcissement du siège, les habitants du camp ont commencé à éprouver un sentiment d’abandon : les villes dont les habitants s’étaient autrefois réfugiés au camp pour panser leurs blessures te vendent aujourd’hui ta pitance en t’humiliant, à des prix inouïs. D’une petite ville où l’on trouvait tout, le camp est devenu vide et désolé, on n’y rencontre plus que la faim et la mort, des histoires du siège, des faiblesses et des lâchetés, les pleurs des affamés, les gémissements des malades.

Lorsque les habitants du camp ont été persuadés que la route ne s’ouvrirait pas, ils se sont rebellés contre la mort lente. Des manifestations ont commencé à se diriger vers le checkpoint, ou vers le « passage », comme on l’appelait aussi. La peur n’était plus là ; les manifestations sont devenues plus fréquentes, avec leurs lots de martyrs, et peu à peu les habitants du camp ont perdu la tête ; les tentatives ne s’arrêtaient plus. Les cortèges funéraires augmentaient, tout comme le désespoir et la tristesse. Les façons de mourir sont nombreuses mais la mort est unique.

Rien n’a changé. Ils n’ont plus qu’à marquer d’une pierre chacun des jours maigres du siège.

Post-scriptum

Traduit de l’arabe par Charlotte Loris-Rodionoff et Vanessa Van Renterghem