Au Front (1987)

Un Arabe au Japon « Au Front », 1987

par

Le jour de notre rencontre, au septième étage de sa barre de HLM, sur les hauteurs nord de Marseille, le vent hulule dans les tuyaux des vide-ordures. Elle sourit de sa bouche édentée et, pour faire bonne figure, replace une mèche rebelle de ses cheveux gris derrière son peigne. Pour sept cents francs par mois, elle offre sa chambre, son lit à deux places recouvert de dentelles synthétiques et son immense armoire à glace en faux acajou ; elle, dort sur le canapé du salon. C’est une agence de particulier à particulier qui m’a fourni son adresse.

Madame J. a aux alentours de soixante-cinq ans. Dans sa jeunesse, elle travaillait aux tramways, puis, une fois mariée et mère de deux enfants, a été cantonnée à des petits travaux peu susceptibles de lui préparer une retraite dorée.

Je lui ai plu tout de suite. Elle se flatte de sentir « ces choses-là » et refuse de louer aux personnes « qui ont mauvais genre ». Sa petite-fille de quatorze ans vit sous un toit. Ses yeux s’illuminent d’amour : Gaëlle va encore au collège et ira peut-être au lycée. C’est pour cela qu’elle ne veut pas d’hommes à la maison. La peur affleure au détour d’une phrase, et son premier visage, c’est la peur du loup.

Des fenêtres, on aperçoit le parking désert en ce milieu de matinée, Les lieux ne sont pas enchanteurs, madame J. le sait et tente une page de publicité :

— Vous savez on dit les quartiers nord mais, moi, j’en connais des quartiers au centre !...

ll s’interrompt et ne cherche pas à savoir si elle a été comprise. Marseille se chuchote tellement l’histoire du cours Belsunce, ce ghetto arabe planté à côté de sa Canebière qu’elle n’a plus besoin de le nommer.

— Et puis, on est tout près du commissariat.

Un demi-sourire ponctue ce nouveau demi-mot. Ie prendrai sa chambre.

De retour avec mes bagages, elle m’offre le déjeuner. La petite-fille est rentrée. Gonflée de trop de pâtes et de féculents, Gaëlle se moule dans un jean serré et traîne des baskets éculées. Bavarde comme une pie, elle raconte ses passions : Jean-Jacques Goldmann, la star de la fraternité, et, loin derrière, le handball. Soudain, entre les nouilles et le Port-Salut, le bavardage adolescent recoupe les fantasmes des adultes. Elle raconte comment, avec des copains, elle a ennuyé l’employé de l’épicerie.

— Tu sais, celui qui est algérien !...

Elle ravale subitement sa salive comme si elle avait dit une grossièreté. Un quart de seconde, sa grand-mère se fige. Gaëlle reprend du courage, poursuit son récit :

— On a voulu l’obliger à aller chercher le pain, et, lui, il a compris Le Pen, t’aurais vu sa tête !

Gaëlle rit ; c’est trop drôle cet accent marseillais qui Fait que « pain » et « Pen » se prononcent presque de la même façon ! La grand-mère, apparemment indifférente, s’épluche une golden. Cette fois, j’en suis sûre : elle vote Le Pen.

Elle se lève, et rapporte de la cuisine deux verres dans lesquels une cuillerée de « Ricorée » achève de se mélanger à l’eau chaude du robinet.

Qu’est-ce que vous cherchez comme travail Parce que moi je connais beaucoup de monde. Je vais téléphoner à madame Broc.

Stupeur : madame Broc est une élue municipale socialiste. Ficelée dans sa robe de chambre rose trépassé, affalée sur le canapé, madame I. m’explique, sur le ton d’une grande bourgeoise qui aurait de l’entregent, qu’elle a ses entrées à la mairie. Elle saisit son téléphone et compose le numéro du cabinet du maire puis, dix minutes durant, s’escrime à trouver un employeur pour cette « petite parente à elle qui cherche un travail ..

Je me laisse prendre au jeu, m’inquiète : et si vraiment elle allait me trouver une situation grâce aux socialistes. Une demi-douzaine de coups de fil plus tard je soupire de soulagement. Elle me suggère seulement de postuler comme femme de service à , Assistance publique et, à tout hasard, d’écrire au maire pour qu’il appuie ma demande. le choisis ce moment pour lui assener que te ne suis pas socialiste. .

— Ah mais moi non plus vous savez, je ne suis d’aucun parti, je connais des gens, c’est tout !

Pourtant, dès cet instant, notre belle entente est brisée. Envolé, notre accord qui, tacitement, s’était fondé sur le besoin de sécurité et le mépris des étrangers. Un parti a suffi à nous éloigner... Madame I. est en effet bel et bien adhérente du PS. Elle a même participé aux grèves insurrectionnelles de 1947 aux côtés des communistes. Un passé qui la fonde à détester Le Pen mais ne l’empêche pas de haïr les Arabes :

— S’ils partaient, y aurait pas tant de chômage. S’ils panaient, c’est même les prisons qui se videraient.

La phrase ne tarde pas à devenir une rengaine, madame J. l’entonne à chaque dîner, et les militants du Front national me l’ont déjà serinée à chacune de nos rencontres.

Jusqu’à présent, d’une séance à l’autre, l’ambiance à la permanence du 15e est toujours identique. Assis en rond autour d’une table poussiéreuse sur des chaises dépareillées, ils sont le plus souvent une dizaine à discuter de tout et de rien, un véritable café du commerce ! ]e n’y suis jamais à l’aise, mais personne ne le ressent. Je peux arriver, les saluer, m’asseoir silencieuse au milieu d’eux puis les écouter sans qu’ils me demandent guère plus qu’un vague sourire de connivence.

La conversation n’a jamais de mal à démarrer. L’un ou l’autre, indifféremment, la lance en évoquant un reportage diffusé la veille à la télévision :

— Vous avez vu cette histoire de drogué qu’est mort. La famille dit que la police l’aurait tabassé...

Les autres, aussitôt, se mettent à broder.

— Même que la soeur du drogué, la fille, avec les yeux qu’elle avait, ça pouvait être qu’une droguée aussi.

— Si c’est pas malheureux les gens comme ça, ça parle plus que les ministres.

— Et pendant ce temps-là, on parle pas du convoyeur de fonds qu’a été assassiné par un Arabe...

Mais voyons, vous savez pas qu’un Arabe qui tue c’est tellement normal qu’on n’a pas besoin d’en parler On y revient toujours. De tous les sujets, c’est celui qu’ils préfèrent. Les Arabes sont la cause de tous les maux, les insultes fusent, les lamentations aussi : les abribus brisés, les cabines téléphoniques en panne, les portières des bus bloquées, tout ce matériel détruit, abîmé, c’est la faute aux Arabes.

— Moi je les vois souvent, ils sont là et casse que je te casse.

— De toute façon ils cassent tout, c’est ça qu’ils veulent, tout casser.

A chaque fois, la même logorrhée. Des « ils » invisibles, menaçants, surgissent de tous côtés. Mes compagnons daignent rarement appeler les Arabes par leur nom. Quand ils les croisent dans la rue, ils font mine de pas les voir, ne les voient même pas. Comme si les immigrés, obsédants fantômes, vivaient derrière un écran, dans l’autre monde.

Avec moi, les militants sont tous gentils. Souvent, vers la fin de la permanence, Alessandro s’occupe de trouver une voiture qui puisse me raccompagner. Elevé au sein de la communauté italienne de Tunisie, il n’a toujours pas, après vingt ans passés en France, saisi la différence entre parce que et pourquoi... :

— Pourquoi le bous, il vaut mieux éviter. Moi, ma fille, elle le prend tous les jours pourquoi il faut bien qu’elle aille au travail. Eh bien, les Arabes ils foument dans le bous. Ils ennuient tout le monde, ils foument même du haschisch, les bous, ça grouille d’Arabes.

Alessandro mime le grouillement, se tortille sur son siège. Si sa moustache n’était pas taillée si courte, elle serait sûrement en bataille, tellement il semble excité. La promiscuité obligée des transports en commun lui répugne. Il éructe sans s’adresser aux autres : « Les Arabes sont des vandales, voilà, des voyous, de la racaille. »

Leur aversion déteint sur moi. Je me sens parfois contaminée. Un jour dans le bus, je réalise que je regarde, avec leurs yeux, la couleur de peau des passagers. Un jeune Arabe vient de monter, une bouteille de whisky sous le bras. Je le trouve trop sûr de lui, le retraité assis devant moi détourne la tête. Le bus reprend sa course cahotante sur la route pavée... de nids de poule. Les rues des quartiers nord ne sont guère entretenues. Nouvel arrêt : un coup de frein violent m’éjecte de mon siège. Une vingtaine de personnes prennent le véhicule d’assaut dont quelques beurs qui discutent aussitôt avec le jeune homme au whisky. Derrière eux, un blondinet à peine sorti de l’enfance, l’une main, s’agrippe à une barre, de l’autre, allume une cigarette. Surprise : c’est lui qui défie l’interdiction de fumer. Première bouffée, personne ne bronche, deuxième bouffée, les volutes du chérubin passent sous le nez du retraité qui va sûrement réagir. Soudain, je n’y comprends plus rien : c’est l’Arabe au whisky qui apostrophe le gêneur et, paternaliste, lui assène qu’il empeste le monde en s’esquintant la santé. Rougissant, le gamin s’éclipse à l’arrêt suivant.

Maintenant je sais que si Alessandro avait été avec moi dans le bus, il n’aurait pas vu la scène. On ne voit pas ce qui dément ses convictions intimes. Si je lui en avais parlé, il m’aurait sûrement rétorqué que les exceptions confirment la règle. Sa haine des immigrés, rien ne saura la soigner. Que les municipalités fixent des quotas d’étrangers dans les HLM, que les gouvernements expulsent à tour de bras, Alessandro conservera sa haine, il l’aime, il la soigne comme une blessure de guerre...

A la permanence, il lui arrive souvent de demander si on sait comment « ils » s’y prennent pour faire leurs besoins en paix.

— Eh bien, ils s’accroupissent par terre et ils tapent deux pierres l’une contre l’autre. Comme ça, les autres entendent « clac clac » et viennent pas le déranger. Alors, nous, en Algérie, on avait compris : quand il venait un Arabe, on faisait « clac clac » et il s’en allait...

Algérie, le mot immanquablement fait mouche.

— Ah on en a vu, hein, là-bas ? soupire le gros bonhomme rondouillard à la casquette vissée sur le crâne.

Les autres le surnomment le poète parce qu’un jour, parlant d’un militant qui ne passait plus jamais à la permanence, il a dit : « ah, celui-là, il a rejoint la quatrième dimension ». Son nom est Dewaert, il remâche aussi sa guerre, et dévide volontiers le fil de ses souvenirs.

— Le plus assommant tu sais, c’est leur youyouyou. Une nuit, sur le coup de deux heures et demie, on les a entendus.

Il se lève en hurlant youyouyou - ici tout le monde a le mime dans la peau - puis se rassied.

— Bon, on a quand même dormi, mais, le lendemain, il y a un grand chef qui vient et qui nous dit : « Bande de cons ! Vous avez pas entendu les fellaghas qui passaient cette nuit ». « Bon Dieu », qu’on se dit. Alors a nuit suivante, quand on a encore entendu les « youyouyou », ni une ni deux, on a sorti l’artillerie, et vas-y que je t’installe le lance-patates, le mortier avec es obus de soixante et que j’te tire là-dedans.

Le poète est à nouveau debout. Ses yeux brillent. Il jubile, son bras s’agite et mime mécaniquement la trajectoire des obus.

— Ah, ça y allait, ça y allait. Taratatatata !!!

Il scintille, heureux ! Comme s’il ignorait que son taratatatata avait tué...

— Seulement le lendemain, le chef se ramène : , Mais qu’est-ce que vous avez fait les gars ? - Ben, on a tiré sur les fellaghas. - Ah malheureux, c’étaient des moutons et des minots ! » Voilà, voilà, conclut le poète sans un seul regret pour ces enfants assassinés : ils sont comme ça les Arabes !

Les rires saluent sa conclusion, jamais personne ne dit que cette guerre a été perdue. Personne ne parle de défaite, et j’imagine qu’elle a dû être bien lourde pour qu’on la taise encore, près de trente ans après. L’oeil d’Alessandro s’allume, il a une histoire du même acabit à raconter. Il se redresse :

— Et celle-là, elle est véridique, sur... sur la tête de mes enfants.

— On te croit, on te croit, font les autres en choeur.

Alessandro se revoit en Tunisie, en 1945, ou 1946, il ne sait plus bien, lorsqu’il faisait son service militaire. comme il était le seul à parler l’arabe, son sergent lui demandait de l’accompagner dans tous ses déplacements. Il était affecté à l’entretien des engins et avait notamment un camion benne dont il avait pris soin d’ôter la ridelle...

— Ah j’vois le coup, ricane Roland, qui, chef de section, se doit de comprendre vite.

— Attends, attends, tu vas voir.

Souvent sur la route, son sergent et lui prenaient des auto-stoppeurs arabes qui, faute de place dans la cabine, montaient dans la benne.

— L’Arabe en ce temps-là, il avait des poules, des oeufs. Il allait vendre au village. Alors on lui disait : « OK, tu montes, tu nous donnes dix francs pour le voyage. Et les oeufs et les poules, tu les mets dans la cabine parce que sinon, dans la benne, ça va pourrir au soleil ». Alors on prenait l’argent et tout. L’Arabe, il montait derrière. Seulement quand il était monté, hop, on démarrait, hop, je baissais le levier de la benne, et hop, va te faire voir, sale pourri. Nous, on gardait les oeufs, les poules et l’argent pour acheter du vin !

Avant même qu’Alessandro ait terminé, tout le monde est écroulé de rire. Roland est plié en deux, un militant parvient quand même à retrouver l’usage de tes mâchoires et demande une précision :

— Mais, je comprends pas, les Arabes, ils avaient pas peur de toi, pourtant t’étais habillé en militaire

Alessandro, bon prince, concède l’explication :

— Mais y avait pas de chemin de fer, pas de train, tien. Comment ils auraient fait les Arabes pour voyager hein ? Et puis c’était pas méchant, on était encore copains...

Tous redeviennent sérieux. Le silence, enfin. Depuis, il y a eu la guerre, Ies « événements » comme ils disent, et, sous les vagues de rire, la mer de haine est devenue profonde. Avec le temps, je m’habituerai, et je parviendrai à sortir des permanences autrement que la gorge et l’estomac noués.

En attendant, je côtoie plus volontiers les jeunes Pascal et Céline rencontrés à la galette des rois se sont pris d’amitié pour moi. Pascal habite un petit studio au centre ville du « bon côté de la Canebière, là où il n’y a pas trop d’Arabes ». Certes, le bas de sa rue est fréquenté par quelques prostituées mais, comme il le dit, sans achever, « vaut mieux ça que... ».

La première fois que je me rends à leur invitation, je suis presque guillerette. Nous devons aller danser chez des amis de Céline. Tout en restant dans la peau d’une chômeuse lepéniste, je m’apprête malgré tout à me divertir et oublier les Arabes, la haine et la guerre.

Quand j’arrive, Pascal est en maillot de corps. Deux garçons sont affalés sur le canapé, Félix, la bedaine naissante coupée par un jean trop serré, et son frère, qui vient de fêter ses dix-sept ans. Un autre, filiforme, adolescent boutonneux, tout de noir vêtu, est assis à même l’épais tapis. Il prépare un bac gestion-comptabilité. Je m’assieds sur le rebord du lit.

L’appartement de Pascal est si exigu que le séjour lui sert aussi de chambre, une pièce encombrée où les posters apportés par Céline jurent avec les porcelaines données par les parents. La télévision diffuse Intervilles. Guy Lux encourage des candidats qui rampent le long d’une planche inclinée.

— Té, regardez ça, ça serait bon pour l’entraînement.

Tous les samedis, en effet, Pascal joue au chef et enseigne divers sports de combat à ses amis. Ils appartiennent au service d’ordre du Front national, et veulent en être la troupe de choc. Quand il y a une manifestation, ils enfilent le survêtement et les rangers. Au passage, Pascal fustige les autres chefs de groupe, les « mous » qui préfèrent défiler en costard-cravate. Le soir, en tout cas, les héros sont fatigués. Ils ont joué à la guéguerre tout l’après-midi au parc Saint-Loup et se sont même entraînés au combat au couteau. « Ça peut toujours servir de savoir manier l’arme blanche. » A leurs pieds, le gros chien noir est épuisé lui aussi.

Céline tarde à arriver. Pascal nous offre, au choix, un sirop de fraise ou du whisky, puis pose un disque sur a platine d’une superbe chaîne hi-fi. Nostalgique, la voix de Jean-Pax Méfret, le Jean Ferrat du camp nationaliste, chante les morts des barricades d’A1ger.

Félix se racle la gorge, regarde le drapeau bleu-blanc-rouge punaisé au mur, se met à fredonner. Pascal saisit sa guitare, l’accompagne de quelques accords il me semble voir des babas cool recueillis sur un disque de Léonard Cohen.

Bon, c’est pas tout ça, il faut que je prépare mes cartes, s’interrompt Pascal.

Il fouille dans un sac en plastique, en sort plusieurs jeux de poker qu’il bat énergiquement. Depuis l’âge de neuf ans et demi, il s’entraîne à faire des tours avec les cartes à jouer, des cartes normales et non biseautées. Il ne veut pas passer pour un « rigolo » auprès des gens qui demandent toujours de vérifier les jeux. Très fier de son savoir-faire, il montre tout ce qu’il a dû lire pour en arriver là.

— Ça va, ça va, dit Félix en jetant un coup d’oeil distant sur les épais manuels d’initiation. C’est pas pour moi ça, il y a trop à lire.

Pascal n’est pourtant pas un gros lecteur non plus. Dans sa bibliothèque, hormis Les Français d’abord et un autre livre de Le Pen, il n’y a que des albums d’Astérix et de Tintin.

— Les cartes, c’est comme ça, pour m’amuser, je suis un simple amateur, Sinon il faudrait que je m’entraîne deux à trois heures par jour... mais j’aime ça, je m’en suis souvent servi pour la drague. C’est d’ailleurs avec ça que j’ai eu Céline. Elle était à un bal du Front, Je lui ai fait un petit tour, et voilà... Sans mes cartes moi, ça ne marche pas, je sais pas, on dirait que j’ai pas de personnalité.

Avec son petit ton modeste, ce lepéniste-là va finir par m’être sympathique. Illusion, le roi de coeur peut devenir un as de Pique. La métamorphose s’opère à notre retour de la soirée dansante.

Céline propose de faire des crêpes. Toujours aussi sexy, elle s’est moulée, cette fois-ci, dans un ravissant tailleur de cuir bleu. Son amie, Sabine, une blonde élancée au charme vaporeux l’accompagne dans la cuisine. Les filles aux fourneaux ; les garçons, autour, prodiguent des conseils et, balourds et plaisantins, constatent qu’ils ne sont pas prêts de quitter leur mère qui, elle au moins, sait cuisiner. Ce joyeux charivari aboutit au ratage total de la pâte. Repli dans le salon autour d’une assiette de gâteaux secs. C’est l’heure des confidences. Félix et Pascal parlent de leur famille :

— Mon frère, soupire Pascal, c’est un intellectuel. En France, il serait plutôt de droite mais, là où il est, sa situation fait qu’il est plutôt de gauche.

J’arrête de croquer mon biscuit, étonnée par ce discours plutôt déterministe. Son frère travaille au Japon, au noir la plupart du temps. Il est parfois clandestin. Quand son autorisation de séjour expire, il est obligé d’aller en Corée ou aux Philippines, le temps je renouveler ses visas.

Il a dit cela sans acrimonie et reste un instant songeur. Tout le monde le regarde, attentif. Serait-il en train de sympathiser avec ce frère ? Céline fait déjà une moue désapprobatrice : « Un Arabe, c’est un Arabe. Et c’est tout ! » Pascal cligne des yeux, se réveille :

— Non, mais mon frère, dit-il dédaigneux, il est détaché de tout, de la famille. C’est pas un matérialiste, il peut vivre sans maison, sans voiture.

Et de poursuivre, comme s’il voulait définitivement rentrer dans le rang :

— Nous, les nationalistes, c’est le contraire. On défend le clan, la famille. En fait, nous, on est des constructeurs...

Oublié l’Arabe au Japon, chassé par les immigrés de Marseille qui refont brusquement surface. Une nouvelle tournée de gâteaux et nous voici émiettant quelques banalités sur la criminalité. Pascal est le plus bavard.

— De toute façon, tous ceux qui adhèrent au Front, c’est parce qu’ils ont eu affaire à eux

La belle Sabine, frileusement lovée contre un radiateur, médite à voix haute, et reconnaît que, si elle l’habitait pas un quartier résidentiel près du Prado, elle serait peut-être militante.

Pascal martèle son idée. Lui a beaucoup souffert des Arabes. D’une voix pathétique, il raconte comment quelques-uns mendiaient sur la Canebière quand il était enfant :

— Ils me disaient : « tu me donnes un franc ». Attention, hein, ils ne disaient pas : « avez-vous un franc, s’il VOUS plaît », non c’était : « tu me donnes ! »

Ses invités n’ont pas l’air très ému. Alors, il relate ses démêlés avec les ouvriers intérimaires - Arabes bien sûr - qui travaillent avec lui sur les chantiers. Pascal est maçon pour le compte de son père, entrepreneur. Il s’enflamme : les Arabes l’ont même attaqué une fois à sept contre un. Il a été obligé de demander pitié :

— Non mais, vous savez ce que c’est pour un homme de crier pitié ? Eh bien moi, j’ai dû le faire. C’est pour ça, les Hongrois, les Italiens, les autres races, ça ne me fait rien mais les Arabes, ça c’est une mauvaise race et je sais ce que je dis.

Il reproche au RPR de capituler et ne voit en Le Pen rien d’autre que la vraie droite. D’ailleurs, il s’avoue plus violent que le Front national :

— Disons fasciste, ça oui, je le serais un peu. Et alors ? Il faut bien les mettre tous dehors. Mais il y a plus extrémiste que moi, parce que je ne pose pas de bombes, moi.

Cette fois, dans son coin, la belle Sabine prend une mine mi-absente, mi-effarouchée.

— C’est comme les Juifs, poursuit Pascal, moi, je suis antisémite, ça, c’est personnel. Ça ne vient pas du Front, c’est parce que j’ai eu affaire à eux aussi. Ils font les princes, mais derrière la façade, il n’y a rien. Le Français il n’est pas pareil. J’en connais : ils roulent dans de toutes petites voitures mais leur compte en banque... Je les connais aussi !

Sabine se décolle du radiateur et se décide à porter la contradiction, en papillotant de tous ses cils blonds :

— Moi, il y en a un, de Juif, dans mon immeuble, eh bé, ]e te le dis, j’en ferais volontiers mon mari.

Puis, sautant du coq à l’âne, elle demande au frère de Félix, qu’elle trouve très mignon, ce qu’il fait comme études. Apprenant qu’il fait du rugby, elle l’exhorte à protéger son joli visage. Céline, attendrie, participe au jeu, les filles monopolisent la parole, Pascal est réduit au mutisme. Je respire... Plus tard, j’apprends que Sabine a voulu prendre, non pas la défense des Juifs, mais de Céline. Celle-ci a récemment divorcé d’un Israélite avec lequel elle avait été mariée deux ans. Pascal lui reproche ce passé.

En rentrant chez moi, je suis encore abasourdie. La soirée avait si bien commencé ! D’où viennent les rancoeurs de Pascal ? Son quotidien tel qu’il nous l’a évoqué est banal. Ce qui le blesse, ce n’est pas la réalité de son histoire mais la façon dont il se la raconte. Il se saoule de mots douloureux, de blessures imaginaires qui le mettent en rage.

De la même façon, à la permanence du 15e, le drame de l’Algérie ne vient jamais immédiatement sur le tapis. Le délire raciste se nourrit d’abord aux sources de la vie courante. On se plaint des difficultés pour obtenir une aide sociale, des ravages de la petite délinquance. On cite les faits, parfois vrais, parfois faux. Les militants s’en saisissent pour tisser la trame d’un récit. Un jour le poète a voulu nous faire croire qu’il s’était fait naturaliser Arabe pour obtenir une aide sociale.

— ]’ai dit que je m’appelais Mohamed ben Dewaert, et j’ai eu ce que je voulais, vous vous rendez compte

Ce récit exclusivement consacré aux rapports avec les Arabes s’enrichit sans cesse de nouvelles touches, tantôt tristes, tantôt comiques voire grotesques, variées comme la vie. Une véritable chanson de geste. Ils n’ont besoin de personne pour en écrire le texte mais quand ils reçoivent la caution d’un intellectuel extérieur à leur monde, ils sont aux anges.

Début mars, Bruno Mégret, récemment promu directeur de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen, vient donner une conférence à Marseille. La réunion se tient dans un h6tel cossu. e retrouve sur place tous les militants du 15e hormis leur chef, Roland. L’un d’eux, Albert, boucher de son état, a même amené avec lui deux adhérents qui ne viennent jamais à la permanence. Hubert est un monsieur déjà âgé mais pétulant, au visage émacié et aux yeux de feu. Quant à Gillano, son accent pied-noir est un concentré des soleils de la Méditerranée. Tous trois sont en forme et Albert est tellement heureux qu’il nous offre l’entrée de la conférence fixée à vingt francs.

Au fond de la salle, une immense banderole blanche rappelle le sujet de la réunion : « Etre Français ça se mérite. »

— Pour sûr que ça se mérite ! lance pète-sec Hubert. Des guerres, dans ma famille, on en a fait trois !

Son père a été gazé en 14-18. Lui a été prisonnier en 39-45, ses deux fils ont fait la guerre d’Algérie. Gillano exhibe de son portefeuille sa carte d’a 39-45, ses deux fils ont fait la guerre d’Algérie. Gillano exhibe de son portefeuille sa carte d’ancien combattant et, la mine soudainement honteuse, explique :

— Mon nom n’est pas très français mais vous savez, j’ai mérité quand même la nationalité.

Il a passé trente mois dans le djebel, près d’un camp où Albert est resté dix-huit mois. Hubert évoque sa vie de colon en Algérie, mais le déchirement pour lui n’est pas synonyme de pleurs. Quand il parle, on entend le crépitement des mitraillettes. On voit les rues d’Alger la Blanche soudain éclaboussées de rouge :

— Sans me vanter, parce que je suis pas un héros mais j’ai été parmi les premiers à... à... ben, disons, à faire du travail pour l’Algérie. Et c’était bien avant l’OAS.

Les souvenirs lui reviennent par rafales. Il revoit les représailles des légionnaires après l’explosion d’une bombe posée par le FLN au stade d’Alger :

— Ils ont mis tous les Arabes dans la piscine municipale et, là, taratatata. D’une main, il asperge la salle d’une salve imaginaire.

— J’ai juste eu le temps de sauver un petit Arabe qui travaillait parfois chez moi. Tiens, ben, c’était la femme à Vergès qui avait posé la bombe.

Le procès du terroriste Abdallah défendu par Me Jacques Vergès vient de s’ouvrir. La télévision en parle beaucoup.

— Tu te rends compte, râle Albert, et dire que ces gens-là on les voit partout à la télé maintenant. C’est des traîtres ça pourtant.

Les autres acquiescent, citent le nom de quelques porteurs de valises », Français solidaires du FLN algérien, et les insultent.

Une voix de fausset invite l’assistance à s’asseoir. A la tribune, Bruno Mégret est entouré des quatre députés du département et du président de l’association Culture française, organisatrice de la conférence, et paravent du Front sur la ville.

Le président demande à Ronald Perdomo de présenter Bruno Mégret. Perdomo grirnace, il semble toujours prendre la parole à contrecoeur. Les militants lui préfèrent Arrighi qui sait mieux s’exprimer. En outre Arrighi n’a pas eu l’idée farfelue d’épouser une Antillaise : la majorité des lepénistes que je connais ne pardonne pas ce mariage avec « une Noire ».

Ronald Perdomo débite le curriculum vitae de Bruno Mégret à toute allure. Les titres et les diplômes défilent : « ingénieur des Ponts et Chaussées, polytechnicien... » Albert émet un sifflement admiratif.

L’ingénieur attaque d’emblée le gouvernement qui n’a pas tenu ses engagements sur la question de l’immigration. Les immigrés d’aujourd’hui ne s’intégreront pas comme les « Espagnols, Italiens, Polonais qui partageaient avec nous la même langue - le lendemain, Le Méridional., journal de toutes les droites, prendra soin de ne pas reproduire ce lapsus -, la même religion, la même culture. Avec les Arabes nous n’avons rien en commun ». La salle applaudit. Nombreux dans l’assistance, les Italiens comme les Espagnols de la deuxième génération apprécient qu’on se souvienne de leurs origines.

L’orateur évoque ensuite la marée de clandestins qui inonderait, selon lui, le pays. Il cite le cas d’un département où deux mille personnes entreraient chaque semaine en fraude. Il multiplie ce nombre par celui des départements frontaliers puis par 52, aboutit à un chiffre astronomique. L’assemblée est éberluée : « Il y en a donc tant que ça ! » Moi aussi, je suis assommée ; je croyais qu’à Polytechnique on apprenait la statistique avec plus de rigueur.

Mégret poursuit en brossant le portrait de ces « Africains » qui violent nos frontières, imitant l’accent petit nègre comme les militants du 15e le font tous les soirs le permanence. On l’écoute, on rit de plaisir. Mégret choisit ce moment pour faire peur :

— Si cela continue, ce sera la fin de notre identité nationale, de notre paix civile, un véritable Liban à la française.

A mes côtés, Albert se crispe : il est comme tout le monde, il refuse que son monde disparaisseet ne veut pas mourir. Un spectateur n’y tient plus, se lève et hurle :

— pour les musulmans, tuer des infidèles ouvre les ortes du paradis. Alors, je vous le demande, est-ce que nous voulons servir d’engrais au jardin d’Allah

Mégret conclut que seul un gouvernement Front national écartera le danger en expulsant tous les clandestins et en obligeant les immigrés en règle à prêter serment d’allégeance à la France. Il cède ensuite parole à la salle qui piaffe d’impatience. Il a rappelé le canevas sur lequel les assistants vont pouvoir broder, il a fourni quelques anecdotes qu’ils répéteront demain en les arrangeant à leur façon. En attendant, chacun exige le micro pour raconter la sienne. Parfois, malgré tout, une voix soucieuse réclame une précision. Quelqu’un demande si certains pays pratiquent déjà la politique préconisée par le Front national. « Bien sûr », lui rétorque Arrighi qui le félicite pour cette excellente question et, sans détailler, lui annonce que la Grande-Bretagne, la Suisse et les Etats-Unis « nous ont devancés ». « Et Israël, ajoute Ronald Perdomo, est même plus dur que nous : on ne le dit pas assez, mais, nous, nous n’exigerons jamais des immigrants qu’ils soient catholiques, alors que, pour entrer en lsraël, il faut être juif. » Un autre auditeur désespère de comprendre pourquoi le gouvernement ne respecte pas ses engagements.

Mégret soupire :

— Je crois hélas que ces dirigeants ne sont intéressés qu’à une chose...

— Leur portefeuille ! crie quelqu’un.

L’orateur reste un instant interloqué, puis approuve :

— Oui, ces hommes se contentent de faire de la politique politicienne, sans se soucier des grands enjeux nationaux.

— C’est bien ce que je dis, tonne le perturbateur.

Les interventions n’en finissent plus. Les histoires des uns ressemblent aux histoires des autres. Le conférencier en utilisera peut-être quelques-unes dans son prochain débat. La boucle sera bouclée : les « Français », par sa voix, auront parlé aux « Français ». Enfin, le président annonce qu’il faut libérer la salle. 11 est 1 h 30, Albert me prend sous son aile protectrice nous rentrerons ensemble en métro jusqu’au terminus où, par peur des embouteillages, il a garé sa voiture. Hubert et Gillano nous accompagnent. Ils sourient, réconfortés. « Qu’est-ce qu’il parle bien, il a une diction impeccable ce Mégret. » Soupirs d’extase d’Hubert : « Ah, c’est des jeunes comme ça qu’il nous faut. » Dans la rame, Gillano se sent tellement fort qu’il tonitrue. Sa mère ne touche que 3 500 francs de retraite par trimestre.

— Et tous ces bicots, ces troncs qui touchent plus qu’elle sans jamais avoir rien foutu !

Je me fais toute petite sur mon siège. Derrière nous, trois beurs font semblant de ne rien avoir entendu. Gillano, Albert et Hubert n’ont même pas dû les remarquer. Ce soir, l’écran invisible qui sépare ces Français des Arabes est plus épais que jamais, et je ne sais plus de quel côté je suis. Les couloirs du terminus sont déserts. Albert frissonne, il ne laisserait pas sa femme ou sa fille venir seule ici. Parce qu’il ne les voit lorsqu’il a peur d’eux, il demande subitement ce que font « ces petits melons-là », en indiquant un groupe de passagers qui, comme nous, rejoignent leur véhicule.

Le lendemain, à la permanence, le poète et Alessandro saluent Roland d’un sonore :

— Ah ! t’as raté quelque chose hier. Bon, c’est vrai, tout ce qu’il a dit on le savait déjà, mais il en a là, termine Alessandro en se frappant le crâne de l’index.

— Et puis, il a donné des tas d’exemples, renchérit Dewaert qui ne résiste pas au plaisir de les citer. Tiens, est-ce que tu sais la première chose qu’il fait un Arabe qui arrive en France ? Eh ben, il déchire ses papiers et il se met à l’endroit où il va y avoir un contrôle de police, exprès. Alors, les policiers, quand ils lui demandent d’où il vient, l’Arabe, il répond d’Afrique. Et il répond que ça pendant toute la garde à vue ! Et c’est comme ça qu’après, les flics lui donnent une autorisation de séjour pour huit jours ou pour je sais pas combien de temps moi. Parce que, tu comprends, la police elle sait pas où le renvoyer, parce que l’Afrique c’est grand, ça va du Maroc jusqu’au Togo là-bas en bas.

Le poète pointe l’index vers ses pieds comme pour montrer que le Togo, c’est vraiment là-bas, au fin fond de l’Afrique.

— Hein, Anne, dit-il en me prenant à témoin, c’est bien ça qu’il a dit.

Je suis bien obligée d’approuver. A l’exception du Maroc et du Togo dont Mégret n’a pas parlé - il a seulement précisé que l’« Afrique » était un continent -, le reste du récit est tout à fait fidèle.

— Par contre, poursuit le poète, qu’est-ce qu’il y a eu comme questions cons ! La première qu’a parlé, à tous les coups c’était une taupe, une infiltrée pour poser une question pareille. Hein, Anne vous vous rappelez, celle qui croit que si on demande aux Arabes de faire leur service militaire ici, on va avoir une armée algérienne en France.

Roland hoche la tête, il n’a pas l’air, lui, de trouver la question idiote. Alessandro estime qu’il y a eu plus imbécile encore.

— Non mais, celui-là qui dit - Alessandro prend un ton pleurnichard - et les harkis qui se sont battus pour a France et que nous on fait rien pour eux. Les harkis tu parles, je les ai vus moi, les harkis ! Combien il y en avait qui ont égorgé les soldats français, ils prenaient les armes et hop ils se taillaient.

Alessandro, rageusement, mime du bras une armée qui prend la poudre d’escampette.

— Ah ben moi, conclut, philosophe, Dewaert, je vais te dire, un harki ça a trahi son pays, et qui a trahi une fois, trahira deux fois et ça, c’est pas moi qui le dis, c’est Jules César.

L’Italo-Tunisien Alessandro et le Belge Dewaert enchaînent en répétant, pour la énième fois, que c’est en versant leur sang pour la France qu’ils ont mérité la nationalité française... Comme les harkis, en somme. Cruelle incohérence.