jeudi soir et vendredi matin l’arrivée de la révolution à Damas

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Avec ces extraits de Gens de Damas, Nathalie Bontemps nous offre une plongée dans le monde de l’avant-révolution : le feu couvant sous la cendre. Le feu, ce sont les aspirations universelles que partageaient les Syrien·ne·s, l’espoir d’une société plus démocratique, plus libre, où les possibilités de chacun ne soient pas écrasées par un système inique et répressif. « Jeudi soir », c’est ce moment d’avant le basculement, où la société semble dormir, tout simplement parce qu’il est impossible de revendiquer au grand jour le plus petit grain de liberté. « Vendredi matin », c’est ce bref moment, terrifiant, exaltant, où pour la première fois, des Syrien·ne·s descendent dans la rue en ce jour de congé qu’est le vendredi, et se rendent compte avec stupéfaction qu’ils ont une voix, qu’ils peuvent, eux aussi, se faire entendre.

Rukn el-Dine

au milieu des voix

Au milieu des voix qui n’appellent pas
au milieu des voix qui ne répondent pas
au milieu d’un cri ininterrompu
cri pour couvrir d’autres cris
il marche dans la rue.

Il porte le sac d’une vieille dame
il se lève dans le microbus pour qu’une femme puisse s’asseoir
il n’en veut pas à la police
de jouer son rôle
ni au vendeur ambulant
de jouer le sien
lui-même il joue beaucoup de rôles

Lundi il traduit Dostoïevski
mardi il vend des chaussettes devant la mosquée
mercredi il reste couché
jeudi il dit aux agents de la Sûreté qu’il n’est pas nationaliste, mais qu’il regrette de ne pas lire en kurde
vendredi son père se réveille, les yeux fixés sur les agents de la Sûreté
qui ne sont pas là mais qu’il voit
ils ne sont pas là
mais il faut allumer toutes les lumières de la maison pour les chasser
samedi il donne des cours particuliers
dimanche il regarde la télé

Lundi il revient à Dostoïevski
il se demande où est passé tout ce temps
c’est vrai qu’il a la bouteille un peu lourde
une vague de temps passe sans qu’il la voie
il sort et marche dans les vagues de gens

à l’intérieur des remparts

jeudi soir

On s’assied vers huit heures dans la cour de la grande maison arabe changée en restaurant. Il n’y a personne encore. Huit heures, c’est l’aube de la soirée. Il n’y a que les serveurs, et les tables dressées, couvertes de leur nappe, de leurs couverts, comme des chevaux harnachés. Les écrans de télé diffusent des clips à voix basse, le ciel est là, la fontaine le regarde, il y a beaucoup de place et beaucoup de temps.

La femme engagée demande un café. Toutes ses amies ne sont pas encore arrivées. Wissal pense que ce n’était pas une bonne idée de venir ici. Elle a peur que l’ambiance soit guindée, et qu’on ne puisse pas danser. Entrent Dalila, toute maquillée et gesticulante, Amar, réservée, et Samiha, souriante et grave. Elles demandent des carafes d’arak, que les serveurs apportent avec le bac à glaçons à côté. Ils apportent en même temps les entrées, qui ont tôt fait de transformer la table en un paysage miniature, où l’on voit alterner des petites forêts de salades avec des déserts de pois chiches, et des petites montagnes de kebbé. Wissal écoute Amar parler de son divorce : « Vive le changement, même en pire ! » Cette phrase fait le tour de la table, qui s’est encore agrandie : Asia est arrivée, joyeuse, avec un top mauve, Rebab, en robe noire, et Wafa, sortant d’un cours de français, s’amuse à répéter à tout bout de champ un vers de Baudelaire qui contient le mot « soleil ». Le changement, même en pire ? Des rires éclatent un peu partout, les regards s’absentent un instant et vont se perdre dans le restaurant, qui s’est peu à peu rempli. Les yeux errent sur ces dizaines de tables, tous ces hommes, ces femmes, ces enfants, la foule détendue qui commence à déguster la soirée. L’oranger dans un coin de la cour, le jasmin qui dévale les murs, l’espace somptueux à ciel ouvert, le regard se laisse flotter. Samiha reçoit un coup de fil de son mari, qui transmet ses félicitations à toute l’assemblée. Tandis qu’elle parle à son portable, son sourire et son intonation sont pleins d’une féminité mûre et stable, sans ostentation. Pendant ce temps Dalila s’aperçoit qu’elle a reçu un SMS via Blue Tooth. Le vaste espace du restaurant se charge alors d’une nouvelle signification, comme si l’on entrevoyait le réseau, entre les tables, entre les gens qui se tournent le dos.

Avec le plat de résistance arrive le chanteur, la cinquantaine, frais comme un gardon, le restaurant est maintenant plein à craquer. Les carafes d’arak ont bien descendu, l’humeur de Wissal s’est éclaircie, elle laisse l’assiette à moitié pleine et se lance dans un solo sur une chanson libanaise, arrosant de sa joie toutes les tables d’à côté. Les autres, encore assises frappent des mains et la portent de mille manières : par le regard, le sourire, les mots qu’elles lui envoient, les gestes dansants qui l’accompagnent, tandis qu’elles sont toujours à table en train de fumer. C’est alors que Rebab se lève, brandissant des castagnettes, et se met à improviser un solo de flamenco aux côtés du chanteur, sans trop se préoccuper de la musique. Au moment de terminer elle invite à danser un vieux monsieur d’une autre table, qui ne se fait pas prier.

Le chanteur s’échauffe de plus en plus. Il chante en français et en anglais, et puis revient toujours aux airs libanais. Tout le restaurant chante avec lui maintenant. À toutes les tables, proches ou éloignées, il y a le même balancement, tout le monde danse du torse en faisant tourner le tuyau du narguilé. Quelqu’un se lève et danse à une table. Quand il se rassied, quelqu’un se lève à une autre table, pour d’intenses petits solos accueillis avec ferveur. La danse tourne dans tout le restaurant, mais ne saisit pas tout le monde en même temps. L’arak et la musique ont inondé les esprits. Asia reçoit un bouquet de fleurs géant, expédié par son homme, assorti d’un gâteau à la crème digne d’une noce. Les serveurs, qui arrivent avec de lourds plateaux de fruits, se chargent de le découper et de faire passer les assiettes.

Mais voilà qu’entre Salma. Elle a vingt ans de moins que toutes les amies. Elle tient à la main un bouquet de roses, exactement au nombre des présentes, et commence à faire le tour de la table pour en remettre une à chacune. Toutes en cet instant se souviennent d’elle petite enfant, lorsque qu’elle passait en prison le début de sa vie, en compagnie de toutes ces dames ici réunies, qui, comme chaque année, fêtent ensemble leur libération.

Vendredi matin

reste à la maison

La première fois, elles ont fait une manifestation en plein centre-ville, sous le nez de la statue du père. Arriver dispersées et attendre le signal pour se rassembler, brandir un panneau « On t’aime pas, on t’aime pas, lâchez-nous ton parti et toi », le baisser aussitôt, le lâcher, sauter dans une boutique de vêtements et se glisser au milieu d’une rangée de chemises multicolores, et si on est bien tombée entendre le vendeur dire aux agents de sécurité : « mais non, elles font du shopping ». Tout cela les épuisa, bien qu’en même temps ça leur mit dans la bouche un goût impossible à oublier. Mais c’étaient toutes des femmes occupées qui n’avaient nullement le temps de se faire arrêter. Aussi, elles décidèrent d’aller manifester en rase-campagne. Au moins comme ça elles pourraient sortir les panneaux plus d’une seconde, crier les slogans, personne ne les verrait ni ne les entendrait ! Elles embarquèrent les pancartes et prirent les petits chemins. « C’est la honte, quel pétrin, les Syriens sont réfugiés chez les voisins ! » Le téléphone portable qui les filmait se promenait sur leurs pieds, leurs jeans, leurs tee-shirts, évitant soigneusement leurs visages. Parfois il les quittait même pour dériver sur les arbres et les rochers. Elles prirent bien l’air. Mais c’était maintenant l’été et le soleil tapait trop fort. Pour leur troisième manifestation, elles décidèrent tout bonnement de rester à la maison. Ce ne fut pas si simple ! Il fallut d’abord trouver une maison qui accepte qu’on y « reste ». La famille qui avait accepté de prêter son salon fut prise d’angoisse au dernier moment, et changea d’avis. Elles durent chercher un autre logis. Finalement un vieux monsieur et sa vieille femme leur ouvrirent la porte de leur foyer reculé, calme, entouré de quelques arbres fruitiers. Vite, elles recouvrirent les murs de tissu pour rendre le lieu méconnaissable, se masquèrent avec des drapeaux syriens, des lunettes de soleil et toutes sortes de foulards, brandirent les pancartes « Un, un, un, le peuple syrien ne fait qu’un » et, dans cet accoutrement génial, chantèrent l’hymne national. Le téléphone portable n’en perdit pas une. La vidéo fut postée aussitôt et passa le soir même sur al-Jazira. Farah et les amitiés ôtèrent alors leur déguisement, et saluèrent, sous un tonnerre d’applaudissements.

qui sait ?

Amal est toute seule à la maison en face d’une pile de papiers. A l’école où elle travaille, en bas du grand escalier, on a demandé aux enfants un drôle de devoir. Rédiger une lettre au président. Quand elle les aura corrigées, au lieu de rendre leurs feuilles aux enfants, elle devra les faire lire au directeur. Elle lit attentivement. Avec les élèves dont les familles écoutent les chaînes syriennes, ça va vite. Elle met une bonne note et passe au suivant. Son travail minutieux commence avec les autres, ceux dont la main laisse passer des paroles de chansons nouvelles, qu’on n’avait jamais entendues auparavant, ou bien des colères ou des questions. Délicatement, elle efface un mot et le remplace par un autre de la même couleur, avec un crayon de la même texture. Elle imite l’écriture. Elle dessine un soleil, un nuage ou un cœur pour noyer une ligne, jusqu’à camoufler complètement le message. Quand elle sait que le gamin est tiré d’affaire, elle se juge satisfaite et passe au suivant.

« Vive le changement, même en pire ! »

Chaque vendredi, on donne un blouson noir à son mari. On le fait monter dans un bus, et on l’envoie vers une banlieue soulevée, faire une contre-manifestation, clamer son amour du président. On les fait descendre en face des autres et on les laisse tomber. La première fois, ils étaient à Qaboun. Ils ont fait quelques pas avec leur déguisement qui les faisait passer pour des agents de la Sûreté, et puis tout d’un coup ils ont vu un sniper tirer sur les gens du haut des toits. Ils se sont tous enfuis chacun de son côté, sous une pluie de pierres destinées à la Sûreté. Son mari, comme les autres, est rentré chez lui tout seul à pieds, il a marché des kilomètres dans les rues désertes et muettes du vendredi. Son esprit n’était-il pas lui aussi brouillé, repris, raturé, camouflé ? Et qui interdit de penser que bientôt il ira le jour aux manifestations du gouvernement, et la nuit à celles de son quartier ? À un de ces rapides rassemblements sur les hauteurs de Qassioun, où la liberté apparaît quelques instants, défiant les lueurs aux abois de la ville en bas, défiant les chabbiha de pouvoir prendre immédiatement d’assaut les pentes abruptes, les tournants étroits, les rues en fil d’aiguille. La manifestation vole un moment dans les hauteurs, brille et se désagrège comme une gerbe de feu d’artifice. Et avant que les bus de la répression n’aient atteint le sommet, chacun sera rentré chez soi, et qui sait, préparera tranquillement les portraits du président pour la démonstration de soutien du lendemain, celle qui aura lieu en bas, et où ils seront un million.

Farah prend le taxi

Farah est dans le taxi. Une amitié pleure et crie au téléphone. La voiture fonce en évitant les autres véhicules par un slalom imprévisible. Aujourd’hui est pour Farah un jour particulier, qu’elle résume ainsi : Souweïda a enfin fait son entrée en Syrie. Des gens sont finalement sortis manifester, et trente d’entre eux ont été arrêtés. Une amitié perd la tête au téléphone. Plus de nouvelles de son fiancé. « Bois un verre d’eau ! Passe-toi la tête sous l’eau » ! Crie Farah d’un ton autoritaire. Son regard heurte celui du chauffeur dans le rétroviseur, mais elle continue sur sa lancée. « Y a pas que lui ! La moitié du pays a disparu ! Calme-toi chérie ».

« J’espère que tout va bien pour vous », dit le chauffeur à un feu rouge. « Que veulent ces fichus manifestants ? » Farah, la tête surchauffée, demande subitement : « Puis-je vous demander cher Monsieur, combien d’heures vous travaillez par jour » ? « De sept heures du matin jusqu’à minuit. » « Alors, si je peux me permettre, vous feriez mieux d’aller manifester vous aussi ! » Feu vert. Un long silence accompagne la suite du parcours, la bretelle d’autoroute en hauteur, le mausolée vert, des lambeaux d’affiches arrachées sur les murs, des gamins hilares, une bande de gazon à l’ombre où est assise une femme d’âge mûr avec son narguilé. « Tous mes frères sont dans l’armée de métier, les renseignements et la Sûreté », lâche-t-il au bout d’un moment. « Moi ça me tente pas. Je préfère faire le taxi, mais la voiture n’est pas à moi ». Farah sort une cigarette et s’évertue à l’allumer malgré le courant d’air qui s’engouffre dans la voiture. Elle pense à tous les coups de fil qu’elle doit passer pour reconstituer la liste de ceux qui se sont fait embarquer, et la mettre ensuite sur Facebook. Il n’est pas certain qu’elle ait entendu.

la fontaine jaillissante

Mahmoud n’avait pas imaginé les choses comme ça. Il n’avait pas pensé qu’il entrerait dans la mosquée des Omeyyades. A-t-on idée d’aller faire semblant de prier ? Il attendrait avec les autres que le cortège sorte, et alors il pourrait défiler. Mais les bus poussiéreux remplis de brutes ont déboulé sur le parvis. Les uns se sont enfuis, les autres se sont dit qu’ils seraient en sécurité dans la mosquée, est-ce que je sais ? Toujours est-il que, d’une manière ou d’une autre, il s’est retrouvé dans l’enceinte du sanctuaire.

Dans l’immense cour blanche, il ne restait quasiment plus de manifestants, ou bien ils s’étaient effondrés par terre. À chaque fois qu’ils prenaient un coup, leur âme se déplaçait dans leur corps comme un poisson dans un aquarium évite promptement l’épuisette. Elle quittait l’estomac, les côtes, la tête, les jambes, pour aller se cacher ailleurs, passant à toute vitesse à un endroit épargné sur le moment, bougeant partout, traquée et affolée, et le corps se tordait suite à ses mouvements précipités.

Mahmoud observait cette scène, médusé. Il ne s’aperçût pas tout de suite que les chabbiha étaient en train de fermer les trois grandes portes de la mosquée. Durant sa méditation, il était réellement invisible, et les agents passaient à côté de lui sans le remarquer.

Il poussa un long soupir et voulut sortir. Il pensait aller déjeuner. Mais voilà que la porte était close, et gardée par un jeune type avec une matraque électrique dans le dos. Enfermé dans le temple ! C’en était trop. Mahmoud commença à perdre son sang-froid. « Tu vas me l’ouvrir, cette porte ? » Ce n’est qu’en recevant le premier coup, qui lui cassa le nez, qu’il commença à voir les choses autrement.

Les coups ne cessèrent que quand il fut dans le bus gouvernemental transformé pour l’occasion en fourgon. Il avait les dents et les côtes cassées. Le sang s’évadait de lui comme d’une fontaine jaillissante. Il n’avait pas imaginé les choses comme ça. Il parlait tout seul dans sa tête. Il regarda ses compagnons de fourgon, tous dans le même état. L’un criait qu’il n’avait rien à voir là-dedans. L’autre se tenait aussi droit qu’il pouvait, digne et silencieux, muré dans sa détermination. « On va bien » se dit Mahmoud. « On ne s’est même jamais aussi bien porté ! » Là-dessus une main s’abattit sur sa tête et le courba pour qu’on ne le voie pas par la vitre. Le bus démarra.

le procès intérieur

Je pensais vraiment y aller. J’avais décidé. J’étais prêt, j’avais mis mes chaussures. L’heure commençait à approcher, j’étais déjà presque en retard. Je ne sais pas si je dois prendre mon téléphone avec moi. Si je me fais arrêter, que se passera-t-il s’ils récupèrent tous les numéros ? Dans mes numéros, il y a des gens qui n’ont rien à voir là-dedans. Des gens âgés. Ils n’ont aucun besoin d’une descente de la Sûreté. Et puis, dans mes numéros, il y a des gens qui ont beaucoup à voir là-dedans. S’ils me demandent comment on se connaît, qu’est-ce que je dirai ? S’ils les arrêtaient à cause de moi ? S’ils récupéraient ensuite tous leurs numéros, ça s’arrêterait quand ? Jusqu’à quand pourraient-ils remonter les numéros, arrêter les gens, trouver encore des numéros et encore des gens ? Il faudrait une formation. N’y a-t-il pas une technique pour avoir moins peur ? On nous a bien dit : Si vous êtes arrêté, ne présumez pas de ce qu’ils savent. Dîtes-vous bien : ils ne savent rien. N’allez pas croire qu’ils lisent dans vos pensées. Et pourtant comment m’empêcher d’avoir l’impression, si je rentre de la manifestation, que tout le monde va savoir que j’y suis allé ? Ils disent : Il n’y a que la première fois qui est difficile. Mais comment rentrer chez moi et passer tranquillement entre les deux centres de la Sûreté ? Comment ne pas craindre qu’à cinq heures du matin ils viennent me chercher ? Ils sont juste à côté. Ce n’est pas un problème. Je ne rentrerai pas chez moi. J’irai dormir chez quelqu’un qui n’a rien à voir là-dedans. Mais ne vais-je pas lui attirer des ennuis ? J’irai plutôt dormir chez quelqu’un qui a beaucoup à voir là-dedans. Mais dans ce cas, n’est-ce pas lui qui va m’attirer des ennuis ? Pourrai-je vraiment fermer l’œil chez lui ? Tant pis. Je crois que l’heure du rassemblement est passée. Je n’y suis pas allé.

la tomate verte

Dans les années 1980, la femme engagée avait vingt ans. Elle avait été transférée à la prison d’Adra, et, le premier jour de son arrivée, Chams lui avait fait visiter tous les dortoirs. C’était une prison avec des cours intérieures. Presque une maison, comparée aux centres de la Sûreté. La femme engagée se fit une copine dans le dortoir des « droits communs ». Une fille qui avait tué son mari. Parfois elle s’éclipsait de chez les « politiques » et allait passer quelques heures conviviales avec son amie.

En 2011, dans un centre des renseignements, un jeune prisonnier déclara à tous ses compagnons de cellule en saisissant une tomate verte : « Personne ne doit la manger. Quand elle sera rouge, ça voudra dire qu’on sera libérés. » Il l’époussetait tous les jours sous les regards étonnés des autres, la faisait resplendir comme un bijou et lui disait : « Prends ton temps, chère tomate, nous sommes patients. »

« Personne ne doit manger la tomate verte. Quand elle sera rouge, ça voudra dire qu’on sera libérés. »

Un beau matin des années 1980, le nom de la femme engagée retentit dans le dortoir. Elle était libérée. Elle jeta un regard effaré sur ses amies allongées sur leur lit, sur le dortoir « droit commun » où elle buvait son maté. Quelle joie peut-on éprouver à être libéré seul ? La tomate avait dû se tromper. La femme engagée sortit, et alla se construire une maison.

En 2012, le prisonnier à la tomate fut libéré par erreur, car le service qui le détenait ignorait qu’il était recherché par un autre service. Il mit la tomate dans la paume d’un ami, et quitta tout de suite le pays.

La femme engagée a si bien aménagé sa maison que maintenant elle rêve de déménager. Le jeune militant est en dehors des frontières, et la tomate sans laquelle il ne serait rien, à laquelle il a confié le sort de son pays, dans la main d’un prisonnier, ne veut toujours pas mûrir.

le jasmin qui remplit la fenêtre

Depuis la table où elle élabore ses plans et ses maquettes, Chams a vue sur une fenêtre remplie de jasmin. Une fenêtre qui la distrait de ce quartier HLM sur un versant solitaire, aux abords d’un camp militaire. Elle a choisi un jasmin qui n’a pas de saison pour fleurir, dont elle pourrait presque suivre à l’œil nu le déploiement. Tout le temps, de nouveaux enfants ont vingt ans. Dans les années 80, des enfants presque seuls tenaient leurs réunions dans des sous-sols, et avaient toutes les peines du monde à trouver des gens pour distribuer leurs tracts et pour oser les lire. Ces enfants-là, elle était parmi eux, voyaient rarement le soleil puisqu’ils se cachaient, et quand ils se firent arrêter, ils ne le virent plus du tout pendant un certain temps. Là-bas dans le noir, Chams a rencontré d’autres enfants, qui sont jusqu’à maintenant ses sœurs, ses filles et ses mères. Ses amies, pour le dire plus simplement. Quand elles sortirent de prison dans les années 1990, elles furent mal accueillies par leurs enfants. À cause de ces irresponsables, ils avaient grandi sans parents. Une vingtaine d’années plus tard, Chams et ses amies n’ont toujours pas compris comment on vieillit. Elles boivent le café, seules ou ensemble, parfois complètement absorbées dans leurs rêveries, pensant aux enfants qu’elles ont eu ou pas, aux hommes qu’elles aiment, à ceux qu’elles auraient bien voulu aimer, à ceux dont elles ont divorcé. Et c’est comme ça qu’un matin comme les autres, en regardant par la fenêtre, Chams s’est aperçue subitement que toute la société s’était mise à fleurir hors saison, et que les enfants n’attendaient même plus d’avoir vingt ans.

2013 s’achève

Comme Damas me manque ! Pourtant j’y suis toujours ! s’exclame Farah.

Post-scriptum

Nathalie Bontemps s’installe à Damas en 2003, et y vit jusqu’à la fin de l’année 2011. L’écriture de son livre Gens de Damas (éditions al-Manar, 2016) s’étend sur toute cette période. Elle est également traductrice de l’arabe, et a collaboré à plusieurs témoignages sur la révolution syrienne.