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L’hydre oratoire

Chers Tous

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Le paysage de paroles politiques lors du débat présidentiel le mardi 5 avril 2017 a mis à l’honneur Chers tous au-dessus des mêlées habituelles entre candidats favoris. Pour la première fois sans doute de l’histoire contemporaine des débats présidentiels, Chère Marine, Cher François, Cher Benoit ont dû laisser place à Chers tous : changement de cérémonial, changement de paysage, changement de tribune. Plutôt que de faire un catalogue de tribunes, d’arpenter les duels oratoires, observons ce que c’est qu’une hydre oratoire à mille têtes qui échappe au formatage phallocratique habituel des temps électoraux.

Deux femmes

L’hydre Chers Tous a enfin plusieurs sexes. Deux femmes. C’est énorme. Chère Marine, on commençait à bien la connaître. Mais Chère Nathalie renforçait l’impression d’une ouverture enfin acquise de l’élection présidentielle à la voix des femmes. D’autant plus que Chère Nathalie n’était pas professionnelle, elle parlait comme elle pensait sans effets de manche, sans effets de tribune et c’était un plaisir d’entendre un nouveau son de cloche féminine dans ce chorus masculin. Non seulement, une femme mais en plus une femme parlant librement sans formatage oratoire préconçu : celui de Chère Marine qui parle comme une machine la même langue de vingt-sept mots depuis de le début de la campagne (France, Français, Frontières, préférence nationale et tutti).

Des timbres dissonants

Mais ce n’est pas tout, l’hydre Chers Tous connaît la femme mais elle connaît aussi, désormais, une sorte de parole brute, différenciée, qui, au-delà des jugements de valeur qu’on peut porter sur ses différentes manifestations particulières, donnait l’occasion d’entendre des timbres différents, des timbres dissonants. Enfin, on a pu s’extirper de la parole bon ton, bien calibrée, bien balancée avec les formules toutes faites, celle qui parle à tous en choisissant en apparence le minimum commun de l’adresse mais qui, en réalité, est une parole de l’élite marquée propre, blanche, populiste comme il faut, CAD sans l’assumer. Les phrases creuses de Cher Lassalle, les envolées familières de Cher Poutou, mais aussi l’étrange obsessions sur la Françafrique de Cher Cheminade ou encore la tribune pleine d’articles de lois de Cher Asselineau, tout cela cacophonait pour le plus grand plaisir des auditeurs : au-delà de tout ce qu’on pouvait penser de ce bric-à-brac d’éloquences décousues où les phrases ne se terminent pas, les questions aux réponses précises jamais données, les précisions requises jamais arrivées, en dépit du travail de pédagogues forcenées des deux journalistes, il y a eu, pour la première fois, un paysage de paroles avec des aspérités, des petites pépites de franchise, de brutalité qui faisait de Chers Tous une sorte de tribune étonnante d’où les masques du conformisme tombaient, un à un. Ce n’est pas que la dispute électorale prenait de la hauteur mais qu’elle en perdait, justement. Du pittoresque oratoire, donc, qui donnait du relief à l’hydre Chers Tous.

Un matériel de pensée

Enfin, étrangement, était plus perceptible le matériel de pensée de chacun. Comme si la multiplicité des voix rendait plus sensible la langue de chacun puisqu’il ne s’agissait plus d’ordonner un beau cérémonial mais de faire entendre coûte que coûte sa voix, la sienne, en prenant le risque de la brièveté concentrée, un drôle d’exercice qui empêche la nuance et rend plus clair, plus évident, l’engagement de chacune des têtes de l’hydre, la raison d’être de leur présence à tous dans le cirque. L’anti-impérialisme de Chère Nathalie et Cher Poutou primait sur toutes les inflexions techniques propres à ce type de débat. Désarmer les policiers ? Lutter contre le terrorisme ? Être un président exemplaire ? Toutes les questions fermées étaient violemment ouvertes, débusquées par les visions du monde qui s’imposaient au-delà des fermetures. Et c’est ainsi que Cher Lassalle parlait de la commune et des agriculteurs quand il était question de moralisation de la fonction présidentielle ! À ce jeu, Cher François a encore perdu. Oscillant entre ton paternaliste et condescendance, Cher François faisait entendre le ton inaudible de l’imbécile suffisant au-dessus de la mêlée, le père moralisateur qui n’a pas de morale, presque un sketch. Chère Marine, aussi, a eu du mal, car son fond de commerce de la parole vraie a été proprement pillé par l’hydre aux mille têtes. Finalement, elle n’est pas la seule à raconter n’importe quoi… Le nivellement de la parole engagée par l’hydre permettait de déjouer son populisme. Enfin, la brutalité rendue possible avec le chorus de l’hydre a permis de débusquer toutes les petites lâchetés, les petites compromissions des mis en examen, refus de se rendre aux convocations policières : tout à coup, le débat présidentiel, c’est devenu comme la fin d’un repas de famille un peu arrosé, où on n’a moins peur, où on dit enfin ses quatre vérités, quand l’enjeu, ce n’est plus l’harmonie de façade pour les enfants, mais le désir absolu de dire ce qui est, quand on prend le risque du grand n’importe quoi.