Vacarme 80 / Cahier

politique et poésie des déchets

l’ordure alphabétique

par

« L’ordure alphabétique » est extrait d’un travail en cours consacré à la réhabilitation de la décharge de Fresh Kills à New York, à paraître en 2018. Cette publication poursuit une réflexion politique et poétique déjà amorcée dans le précédent numéro de Vacarme.

A

Aube C’est à l’aube que passent les éboueurs. Il m’arrive de les croiser aux alentours de 6h30, lorsqu’au cœur de l’hiver la nuit se dissipe à peine. Peu de voitures circulent encore, on voit, dans les cafés, les boulangeries, des ombres s’activer, avant l’ouverture. Une femme en chaussons attend sur le trottoir le passage de la benne, puis rentre les bacs vides dans la cour de son immeuble.

Leurs gestes à eux sont précis, rapides, un ballet en bonne et due forme, avant que le camion ne s’éloigne. En un quart d’heure, la rue est faite, elle est comme neuve, prête à accueillir le jour qui se lève. Il ne reste plus rien d’eux. Trace, pensée, ni souvenir. Ils sont ceux qui enlèvent, et ne laissent rien derrière.

Amour Ce sont les derniers mots, saisissants, des quelques pages que l’anthropologue Robin Nagle consacre à la décharge de Fresh Kills [1] : « il nous faut apprendre à aimer nos ordures ». Aimer nos ordures, c’est dire, d’abord, ne pas les oublier. Ne pas nourrir l’illusion qu’elles disparaissent dès qu’elles quittent notre foyer, mais les suivre, en pensée, jusqu’au lieu de leur dernière demeure : la décharge, où réunies, elles constituent une œuvre commune, un espace commun, et témoignent toutes ensemble de ce que nous fûmes, de ce que nous avons un temps désiré, puis délaissé. Aimer nos ordures, c’est voir au-delà de leur temps de décomposition, et considérer ce futur, plus lointain, où elles s’offriront au déchiffrage de l’archéologie urbaine — de même qu’aujourd’hui on recherche, dans le sous-sol de nos villes, les reliquats de vies passées, on réunit et assemble les morceaux de vases, les écuelles brisées, les objets jetés, hors d’usage, archives enfouies en attente de ceux qui les déterreront, pour, enfin, les lire. Aimer nos ordures, enfin, c’est voir dans le site qui les accueille et les traite un lieu qui nous concerne tous puisque tous, nous avons contribué, sac après sac, geste après geste (ouvrir la poubelle, jeter, la refermer), à le constituer. Les aimer assez pour qu’une fois le site parvenu à épuisement de sa capacité, il soit pensable, envisageable, d’en faire quelque chose : un nouveau lieu, ouvert à tous. Un nouvel espace destiné au commun, lieu d’une mémoire partagée.

Aura L’homme est un libraire viennois à qui je m’adresse sans vraiment espérer qu’il puisse m’aider. Je cherche, ici, comme partout où je vais, un livre qui m’éclairerait, qui parle des déchets, des décharges, des ordures. Il me jette le regard de celui qui ne comprend pas. Je reprends, hésitante, et un peu laborieuse. Il a toujours l’air perplexe, mais ce n’est pas mon sujet qui le surprend — c’est la coïncidence. Il est rare de croiser quelqu’un dont on partage les marottes, or lui-même, me dit-il, est fasciné par les décharges. Il photographie des dépôts d’ordures, et, plus précisément, la manière dont la nature y revient, les premières herbes qui y repoussent. Et il me confie qu’il y a une beauté dans la décharge, qu’il ne trouve nulle part ailleurs, et naturellement pas dans le supermarché — étant entendu que l’une est l’envers de l’autre. Dans un supermarché, il ne se passe rien, alors que la décharge dégage « cette aura de négativité ».

Lorsque la marchandise a cessé d’être marchandise, lorsqu’elle a perdu toute valeur que reste-t-il d’elle ? Son éclat, sa nouveauté, le désir qu’elle avait su faire naître en nous, abîmés désormais, subsistent, je le crois aussi, sous le signe du négatif. Même hors d’usage, incomplète, réduite à un fragment de ce qu’elle fut et privée de son nom, de sa valeur, la chose conserve son aura (ici, inexplicablement, je pense à la Britney Spears des tous premiers clips, sa jeunesse, sa virginité, puis son destin si prévisible de starlette déchue, devenue icône trash, défaite de tous les attributs qui l’avaient définie).

Là où tout s’achève rôdent encore les fantômes de la convoitise et de la jouissance, ceux d’une consommation insouciante et effrénée, et s’exhibe la vanité de ce qui eut de la valeur, qui s’en trouve désormais dépourvu.

B

Blanc De la couleur des uniformes portés, en 1896, par les bataillons de nettoyage dirigés, à New York, par George E. Waring Jr, colonel durant la Guerre Civile, puis commissaire au nettoyage des rues, ardent défenseur de l’idée selon laquelle la vente des déchets pouvait être source de profit, à laquelle il consacre nombre d’articles et de tribunes. Sous son mandat, les éboueurs, organisés en « brigades blanches » (white wings) paradent, immaculés, dans les rues de New York.

Boues Qu’y avait-il « avant » ? Avant la décharge, les incinérateurs, les installations de stockage, d’enfouissement ? C’est la question que pose Sabine Barles dans L’invention des déchets urbains. France 1790-1970. Elle part à la recherche de ce qui, dans le Paris préindustriel, ne portait pas encore précisément le nom de « déchets » et trouve parmi les multiples excreta urbains, des os de chevaux, des chiffons de soie, de la laine, des débris de chaussure, du noir animal, mais aussi, de la boue : une « matière qui nous échappe » [2], composée de terre et d’eau, d’immondices et de détritus, d’excréments, de sable. Imaginer ce fluide brunâtre qui recouvre la rue, s’insinue entre les pavés (était-ce vraiment ainsi ?) Comprendre, en lisant Barles, qu’il n’est pas seulement synonyme de nuisance, mais une matière fertile, et convoitée. « Partout, les villes cherchent à tirer parti des boues », à compenser le coût du nettoiement par celui de la vente. Et songer au poète qui habitait ces villes : Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

C

Cimetières (Voiries et) Dans toute agglomération d’hommes, les besoins les plus impérieux de la vie donnent naissance à une quantité de produits en décomposition, immondes ou excrémentiels, dont toute société policée doit chercher à se débarrasser, non seulement dans l’intérêt de la propreté et de la salubrité des villes, mais certainement aussi par une sorte de respect de soi-même qui porte l’homme à éloigner de lui les corps privés de vie et les objets immondes ou infects qui sont de nature à offenser les sens ou la pensée. Aussi ce qu’il y aurait en apparence de plus souhaitable serait d’arriver à faire disparaître complètement ces différentes matières. (Ambroise Tardieu, Voiries et Cimetières, 1852).

Post-scriptum

Poète et traductrice, Lucie Taïeb est maître de conférences en littérature comparée à l’université de Brest. Elle a notamment publié Territoires de mémoire - L’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique, Classiques Garnier, 2012.

Notes

[1« The History and Future of Fresh Kills » in Dirt : The Filthy Reality of Everyday Life, dir. Nadine Monem, Londres, Profile Books, 2011.

[2Toutes les citations ici entre guillemets sont issues de l’ouvrage de Sabine Barles, paru en 2005 aux éditions Champ Vallon.