Vacarme 80 / Cahier

naissances

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Au premier chapitre de son merveilleux livre L’Année du jardinier (1929), intitulé « Comment naît un jardin », l’écrivain tchèque Karel Čapek suggère : « Il y a cent manières de se créer un jardin. La meilleure est encore de prendre un jardinier. Ce jardinier vous plante toutes sortes de bouts de bois, de bâtons ou de manches à balai, en vous soutenant que ce sont là des érables, des aubépines, des lilas, des rosiers à haute tige ou buissonnants et autres espèces botaniques ; cela fait, il se met à fouir le sol, le retourne pour le retasser, fait de petites allées avec du mâchefer, fiche en terre çà et là quelques rameaux fanés, qui, à son dire, sont des plantes, sème, pour la future pelouse, des graines (…). ». Et le jardin prend peu à peu forme… Le chapitre suivant pose alors, avec beaucoup d’humour, la question de savoir comment on devient jardinier : « Contre toute attente, le jardinier ne sort pas d’une graine, ni d’un bourgeon, ni d’un oignon, ni d’un bulbe, ni d’un provin : il devient jardinier avec l’expérience, sous l’influence du voisinage et des conditions naturelles », du moment, par exemple, qu’il s’essaie un jour à planter une fleur de ses propres mains. « Dès lors le jardinier s’enlise de plus en plus profondément dans cette passion nouvelle, alimentée par les succès et surexcitée par les échecs ultérieurs » (trad. Joseph Gagnaire, 10-18, 2000). Qu’est-ce donc que commencer un jardin et commencer au jardin ?

Commencer, c’est d’abord démarrer, mais la page n’est presque jamais blanche. Dans La Théorie et la Pratique du jardinage (1709), Antoine Joseph Dezallier d’Argenville conseille sur les critères pour choisir un terrain — l’exposition, la qualité du sol ou encore l’abondance d’eau — avant d’indiquer la manière d’en tirer le meilleur profit : « Car la plus grande science de bien disposer un jardin, c’est de bien connaître et examiner les avantages et les défauts naturels du lieu, afin de profiter des uns, et de corriger les autres, les situations étant différentes à chaque jardin. » Il s’agit par conséquent d’observer et d’imaginer avant de décider et d’agir.

Soit on hérite d’un lieu, soit on décide de s’installer quelque part. Pour le premier cas de figure, j’aimerais citer le bel exemple du prince Hermann von Pückler-Muskau (1785-1871), paysagiste et écrivain, qui évoque la transformation du domaine familial de Muskau en Saxe, entreprise à partir de 1815 après plusieurs séjours en Angleterre, dans ses Aperçus sur l’art du jardin paysager (1834, trad. anonyme de 1847, Klincksieck, 2014). « On voit à peine un tiers du plan exécuté, quoique peut-être, les trois-quarts du travail aient été déjà faits ». Il fallut en effet acheter des terrains supplémentaires, démolir une rue entière jouxtant le château et d’anciennes fortifications, combler les fossés, détourner une rivière ou encore améliorer une terre trop sableuse et argileuse. « J’avais donc en quelque sorte plus de difficultés à vaincre, pour pouvoir seulement commencer ce que j’avais projeté de nouveau, que n’en a maint autre propriétaire plus favorisé sous le rapport du terrain dans l’exécution de tout son parc. » La majeure partie des travaux préparatoires étant alors terminée, il avoue espérer « que dans dix ans les choses essentielles seront achevées, à l’exception toutefois de quelques bâtiments dont je laisserai peut-être l’exécution à mes héritiers ». Selon lui, plutôt que d’« achever une partie avant d’en commencer une autre », il faut au contraire « faire autant que possible avancer simultanément le travail sur tous les points ». Mais d’autres jardiniers procèdent davantage par étapes, tel Claude Monet à Giverny, qui après son installation en 1883 modifia d’abord le potager et le verger de pommiers longeant la maison pour en faire le clos Normand, avant d’acquérir en 1893 le terrain situé à l’arrière pour y aménager le jardin d’Eau inspiré par le Japon, où fleurirent bientôt les nymphéas qu’il allait peindre inlassablement. De même, à partir de l’achat en 1955 de la propriété du Vasterival, à Varengeville-sur-Mer en Seine-Maritime, la princesse Greta Sturdza défricha différentes parcelles boisées pour modeler légèrement les courbes du relief et planter des collections d’arbres, d’arbustes et de vivaces de plus en plus riches, regroupant plusieurs milliers d’espèces et de variétés. Agrandir leur arpent est souvent le rêve de ceux qui cultivent le sol. Au jardin, il n’y a pas qu’une amorce mais de perpétuels recommencements, liés notamment au passage des saisons, aux aléas climatiques — les tempêtes de fin 1999 ont ainsi entraîné de vastes travaux de replantation — ou encore au désir de renouvellement. Čapek fait ainsi allusion à ce dernier : « D’autres encore succomberont à la passion de l’esthétique et se mettront à transformer sans cesse, à changer, à modifier la composition de leur jardin ; ils chercheront des harmonies de couleurs, ils transplanteront des touffes de plantes et bouleverseront tout ce qui pousse chez eux, excités par ce qu’on est convenu d’appeler l’inquiétude créatrice. »

Le cas de Muskau correspond à un processus de réalisation à partir d’un projet initial, éventuellement changé en cours de route, ce que l’on nomme en paysagisme, comme en architecture, un « chantier », question qui fait l’objet du prochain numéro des Carnets du paysage (n° 32, automne 2017). L’historienne Nicole Gouiric y analyse l’exemple du parc pittoresque de Méréville dans l’Essonne, aménagé de 1784 à 1793 par l’architecte François Joseph Bélanger et le peintre Hubert Robert pour Jean Joseph de Laborde, montrant comment différents supports graphiques — plans, maquettes, tableaux — permirent de visualiser les futurs enrochements, fabriques et plantations. Un jardin commence souvent sur le papier…

Si le jardin commence un jour, il « n’est jamais fini. En ce sens, le jardin ressemble au monde et à toutes les entreprises humaines ».

La démarche du cinéaste britannique Derek Jarman (1942-1994), telle qu’il la relate dans Un dernier jardin (1995, trad. Didier Coltri, Thames & Hudson, 1996), illustre la situation où l’on choisit de prendre racine. « J’ai toujours eu la passion du jardinage. Les fleurs chatoient dans mes souvenirs d’enfance comme dans une enluminure médiévale. Je me souviens de marguerites, blanches et rosées, de guirlandes de pâquerettes sur notre pelouse, de forteresses d’herbe coupée et, bien sûr, du jardin délicieusement touffu de la Villa Zuassa, sur le lac Majeur, où, en avril 1946, mes parents m’ont offert mon premier livre d’adulte : Belles Fleurs. Comment les faire pousser. » En 1986, découvrant qu’il est séropositif, il s’installe à Dungeness, sur la côte du Kent, face à une centrale nucléaire. Au début, précise-t-il, « je n’avais aucune intention d’y créer un jardin. Ça semblait d’ailleurs inimaginable : il n’y avait là que des galets, pas de terre et une végétation étique. Devant la porte d’entrée avait cependant été construit un parterre : une sorte de rocaille en tessons de briques et en ciment qui s’intégrait bien au décor. » En marchant sur la plage à marée basse, il ramasse des silex qui viennent peu à peu remplacer les moellons. « J’ai d’abord décidé d’en rester là ; après tout, c’est de la désolation de Prospect Cottage dont j’étais tombé amoureux. À l’arrière de la maison, j’ai tout de même planté une aubépine. Ensuite, j’ai trouvé un drôle de pieu en bois flotté, que j’ai utilisé comme tuteur pour l’aubépine, en le coiffant d’une des pierres trouées que je suspendais en colliers aux murs de ma chambre. Et c’est de là que tout est parti. Le jardin a été pour moi une thérapie et une pharmacopée. Je me suis mis à ramasser de plus en plus de débris, de bois flotté, de galets aux formes intéressantes, que je disposais autour de la maison. Je creusais de petits trous, puis je les emplissais de fumier que j’allais chercher à la ferme voisine. Je mettais des plantes là-dedans et les abandonnais aux assauts des vents de Dungeness. » Le carnet de bord qu’il tient jusqu’à sa mort raconte la mise en forme progressive du lieu, les floraisons successives, les atmosphères changeantes du jardin, les inspirations qui le nourrissent. « Les premiers temps, les gens ont cru qu’un sorcier blanc était venu se battre contre la centrale électrique : pour eux, je créais un jardin à des fins magiques. Or, de la magie, il y en a dans tout jardin : c’est la magie de la surprise, la chasse au trésor — dont les plantes sont le trésor. » Et Prospect Cottage a encore ceci d’extraordinaire qu’il n’y a pas de frontière entre le jardin et ce qui l’environne, alors qu’habituellement ce sont les limites qui imposent sans doute le plus de contraintes dans le tracé.

Dans La Composition du jardin (Le Temps qu’il fait, 2003), l’écrivain et photographe Jean-Loup Trassard décrit quant à lui l’aménagement d’un jardin selon un double dispositif. Le narrateur, paysagiste, raconte l’agencement du domaine de Grasménil à une époque indéterminée, sans doute au xviiie siècle, en insistant sur la dimension projectuelle et les phases de la réalisation. L’activité des terrassiers « inscrivait mon dessin dans le sol ». Peu à peu, le relief se transforme : « Je m’imaginais descendre l’escalier dont les marches à peine entaillées dans la terre n’étaient pas encore dallées et fis de cette petite éminence mon point de vue sur l’ordonnancement. » Viennent alors les choix de plantation ; « un beau jardin ne peut se dresser en un seul printemps ». D’autre part, les photographies montrent les détails d’une demeure et de son décor extérieur — emmarchements, fenêtres s’ouvrant vers les ramures —, sans rapport explicite avec le texte, et font état d’un temps révolu.

Olivier Ricomini dans le jardin de l’Abbaye Saint-André.
Photo Charlotte Viennet.

Si le jardin commence un jour, nous dit encore Čapek, il « n’est jamais fini. En ce sens, le jardin ressemble au monde et à toutes les entreprises humaines ». Commencer un jardin, c’est donc créer un monde et se projeter dans le temps, enclencher quelque chose qui n’aura pas de terme, se lancer dans une aventure dont peut-être on ne saura jamais la conclusion.

Commencer, c’est aussi débuter. Comment apprend-on à jardiner aujourd’hui ? Je le fis dans mon adolescence auprès de mon cousin Lucien, vieux paysan du Forez, qui m’enseigna à manier la bêche, semer des carottes, repiquer des laitues, transplanter des soucis. Pour certains, cette transmission familiale perdure. Il y a aussi ceux qui se forment en autodidactes, notamment grâce aux moyens pédagogiques traditionnels que sont les traités et manuels — les plus anciens remontent à l’Antiquité romaine — et les périodiques, qui apparurent au début du xixe siècle avec le Gardener’s Magazine, créé en 1826 par John Claudius Loudon. Les revues les plus populaires en France restent Détente jardin, L’Ami des jardins et de la maison et Mon Jardin & ma maison, avec en moyenne plus de 100 000 exemplaires mensuels. Sont venues s’ajouter les possibilités offertes par la télévision, comme l’émission « Silence ça pousse » sur France 5, diffusée depuis 1998, puis par Internet. En 2015, les sites concernant la maison et les jardins étaient d’ailleurs les plus consultés par les internautes français. Pour ce qui est des ressources particulièrement riches en conseils, on peut citer Aujardin.info, financé par la publicité et des liens avec une boutique en ligne, qui propose notamment des fiches pratiques et des vidéos de démonstration, ou la base Hortiquid, soutenue par la Société nationale d’horticulture de France et forte de cent cinquante experts — scientifiques, professionnels, amateurs éclairés — qui se sont engagés bénévolement pour répondre aux questions des internautes, dont plus de 1 300 ont été traitées à ce jour. Enfin, des formations spécifiques attirent un public de plus en plus nombreux. L’école du Breuil, établissement géré par la Ville de Paris et fondé en 1867, offre ainsi des cours à la carte, de 3 ou 6 heures, ainsi que des cours annuels de 90 heures avec des formations diplômantes pour adultes, suivis par près d’un millier d’amateurs. Certaines, plus axées sur les pratiques écologiques comme la permaculture, se sont multipliées ces dernières années, telles celles proposées par le centre animé depuis 1994 par la maison d’édition Terre vivante à Mens, en Isère.

Des vocations, même tardives, font parfois franchir le pas vers l’acquisition d’un métier à part entière. Après avoir suivi des études de théologie puis été libraire à La Procure, mon ami Olivier Ricomini a passé un an à l’école du Breuil puis obtenu un contrat de saisonnier dans le jardin du Bâtiment, conçu par le chef d’orchestre William Christie à Thiré en Vendée, et exerce désormais aux jardins de Saint-André à Villeneuve-lès-Avignon, qui surplombe magnifiquement le palais des Papes et la vallée du Rhône. Un parcours singulier et en même temps représentatif des reconversions actuelles vers des métiers manuels. Jardiner devient alors commencer une nouvelle vie.

Paris, 7 avril 2017

Post-scriptum

Historien des jardins et du paysage, Hervé Brunon est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses derniers livres : Jardins de sagesse en Occident (Seuil, 2014). Il est aussi jardinier.