Au Front (1987)

à quoi ça sert qu’on vote ? « Au Front », 1987

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Voici près de deux mois que je vis à Sarcelles-sous-Mistral et je ne suis toujours pas habituée à cette succession de cités, de terrains vagues et de vieux villages qui résume les quartiers nord. Pas un seul cinéma à la ronde, l’ennui me gagne. Il y a bien le théâtre du Merlan qui jouxte l’hypermarché à deux kilomètres d’ici. Mais cette belle oeuvre de décentralisation culturelle, personne autour de moi ne la fréquente. Je n’ose pas me singulariser.

Si je m’écoutais, je descendrais bien au centre ville pour y passer mes soirées. Seulement tous me le déconseillent, « en bas c’est Chicago », et chez nous, dans notre quartier, « ce sera bientôt Harlem ». Mieux vaut rester devant le poste de télévision. Et le souvenir d’un père de famille, tué en octobre 1986 dans une salle de cinéma à coups de couteau par des excités auxquels il avait simplement demandé de se taire et de se calmer pendant le film, n’est pas pour les faire changer d’avis. Je descends malgré tout une ou deux fois, mais, passé 21 h 15, les bus sont trop rares et les temps d’attente mortellement longs,

J’y renonce et me retrouve coulée dans le béton comme tout le monde. Je passe désormais mon temps à monter et descendre en ascenseur, parce que je saisis tous les prétextes pour échapper à l’ appartement. l’Y croise les autres inactifs de la cité,

Ce matin, j’ai une fois de plus sauté sur l’occasion de mettre le nez dehors. Mme I. m’a expédiée retirer les colis de nourriture que l’aide sociale lui accorde chaque mois. Gaëlle a refusé d’y aller, transie de honte à l’idée que ses copines pourraient la voir et la traiter d’assistée. Une violente bourrasque me bouscule au sortir de ta cage d’escalier, je m’arc-boute. Au loin, f’autres silhouettes cassées en deux luttent contre ce vent maudit. C’est un jour à pester contre les constructeurs de HLM : à croire qu’ils ont fait exprès d’aménager, entre les barres de béton, ces couloirs de courants d’air où le mistral s’engouffre en rafales et tourbillonne comme un chien fou.

L’annexe de l’assistance sociale est à cinq cents mètres, dans ce qui reste du village de Saint-Joseph. Quatre ou cinq maisonnettes s’alignent sagement le long de la rue Coxe qui, aujourd’hui, ressemble plutôt à une avenue. Une librairie, une pharmacie, une boulangerie et un bar-tabac occupent leur rez-de-chaussée. Sur le trottoir d’en face, la cité de la Maurelette dresse les sept étages de son premier bloc. C’ est le centre actif du quartier.

Au guichet de l’annexe, une demi-douzaine de femmes immigrées, indifférentes aux enfants qui s’ accrochent à leurs basques, écoutent l’altercation qui oppose l’une des leurs à l’assistante sociale. L’affaire semble bien embrouillée. L’assistante renvoie la femme vers un bureau dont celle-ci dit sortir, et ce dialogue de sourds doit déjà durer depuis longtemps. Soudain, l’assistante m’aperçoit et souriant à la blancheur Persil de mon visage me demande ce que je désire. Choquée, je lui rétorque : « Attendre mon tour comme tout le monde ». Elle en perd le sourire. Moi aussi. Refusant d’avoir un passe-droit lié à ma couleur, j’attendrai, mais, aussitôt sortie de ce bureau, c’est décidé, j’userai du privilège de l’argent, je prendrai un train. Ce soir, je dormirai loin de cet étouffoir, chez moi, à Paris, dans ma peau.

Deux jours plus tard, quand le TGV me dépose à la gare Saint-Charles, le journal m’apprend que mon quartier Saint-Joseph est en état de choc. Le patron du bar-tabac, Alain Pantikian, un Arménien, a été abattu par deux braqueurs qui ont filé avec la caisse. Son petit garçon, touché lui aussi, est à l’hôpital. Le crime remonte à trois jours. Le journaliste du Provençal, le quotidien local de tendance socialiste, explique que la presse n’en a pas parlé plus tôt pour éviter une « flambée de colère des proches et des amis ».

Le soir, comme je ne veux rien perdre des remous que l’événement ne va pas manquer de provoquer chez les militants du Front, j’ arrive très en avance à la permanence. L’un après l’autre, ils poussent la porte, comme si de rien n’était. Roland d’abord, affairé : il a des tonnes de lettres à rédiger. Dewaert, le trésorier, obsédé par la perte d’un relevé bancaire. Puis Rezzi, le taciturne, Je m’attends à ce qu’il lâche son traditionnel « Rallumez les fours » avec plus de violence que de coutume. Mais lui non plus ne dit mot de l’ affaire. Le battant grince à nouveau sur ses gonds. Albert, le boucher, entre, Minute sous le bras, et s’affale sur une chaise.

Voilà qui est tout de même extraordinaire. Ce crime pourrait être la preuve par neuf de l’insécurité qu’ils ne cessent de dénoncer, et ils ne réagissent pas ! D’habitude, une cabine téléphonique en panne leur suffit pour déblatérer contre le gouvernement et vouer aux gémonies les Arabes et la planète entière ! Au bout d’une demi-heure enfin, Albert très détaché, demande si quelqu’un a une idée de ce qui s’est passé au bar de Saint-Joseph. Sur le même ton, Roland lui répond :

— Ben, tu comprends, maintenant, les gens en ont marre et y en a qui veulent sanctionner ceux qui font des trucs antifrançais...

Pour lui, tout commerçant qui accepte de servir les immigrés et les beurs est antifrançais et, coupable, mérite la mort. Evidemment, le patron du bar est de ceux-là. Albert grimace, il n’est pas satisfait :

— C’était qui le patron, on le connaît ?

— Y en avait deux qui étaient associés, rétorque Roland. Alain qui était arménien et un Juif. C’est l’Arménien qui a tout pris, il aurait mieux valu que ce soit l’autre, ajoute-t-il en ricanant, l’air faussement gêné.

Rezzi marmonne : « Faut rallumer les fours. »

Stupeur, pour une fois, quelqu’un réagit : le gentil boucher, qui se met à ricaner aussi. Dewaert semble avoir envie de changer de sujet. Il conclut, en haussant les épaules :

— Bah, devait y avoir des magouilles dans ce bar, t’en connais beaucoup, toi, des bars propres dans le quartier ?

La conversation retombe. La victime de ce crime n’était pas parfaite. Elle avait des clients arabes. Ils ne la pleureront pas. Dewaert se plonge dans la lecture du Minute apporté par Albert et y trouve un thème de discussion plus intéressant : les dernières initiatives d’Harlem Désir, le leader de SOS-Racisme. Une séance de délire ordinaire s’annonce. Quelqu’un soupire, dit que les Allemands ont de la chance de ne pas avoir d’Arabes, Roland explose : « L’Allemagne, c’est pourri comme la France. Il y a même des Turcs, il y aurait même un journaliste qui se serait déguisé en Turc. »

L’histoire de Günter Wallraff lui est parvenue aux oreilles : Wallraff est un abominable salaud. Je ne peux m’empêcher de penser : et moi, une salope. Soudain, la sonnerie du téléphone le coupe. Il décroche. A sa mine, les autres comprennent de suite qu’une huile parle au bout du fil.

Sérieux, Roland acquiesce de temps à autre. Autour de la table, chacun retient son souffle. Il raccroche au bout de dix minutes.

— Bon, manif pour tout le monde, mercredi à 7 heures, devant le bar. Il faut téléphoner aux gens, d’accord

Rappel à l’ordre : Arménien ou pas, la direction s’en moque ; un crime, c’est toujours bon à prendre.

Au même moment, Alessandro, pour une fois en retard, s’installe en grognant. Il habite juste en face du dans la cité de la Maurelette. Loi de proximité oblige, il vit avec l’affaire depuis trois fours. Et il n’a pas quitté son téléphone, croyant que les dirigeants du Front l’appelleraient pour lui demander des renseignements sur la victime et ses agresseurs. Alessandro est en effet membre de la DPS, le département « Défense, protection et sécurité », le service d’ordre du parti. A ce titre, il participe à l’encadrement des manifestations mais a également mission de surveiller son quartier. Il appelle cela faire de la vigilance. Il voudrait établir des fiches sur tous les délinquants et les beurs un peu politisés des alentours. Heureusement, il n’en a pas le temps.

Pour l’heure, il fulmine :

— Vous savez à qui ils ont demandé les renseignements ? A l’autre, là, qui tient un garage là-haut, mais qu’est-ce qu’il y connaît lui de Saint-]oseph ? Rien !

L’homme dont il parle habite en effet très loin du bar-tabac, à... 800 mètres et, surtout, a le tort de ne jamais venir à la permanence et de n’avoir aucune responsabilité...

— Parce que c’est moi qui suis chargé de la vigilance. Et c’est moi qui sais que c’est pas un mec du Front qui a été tué. Bon, ça me fait de la peine pour l’Arménien et son minot, mais c’est pas le Front.

Alessandro continue un long moment de bougonner contre cette hiérarchie qui le néglige, mais plus personne ne l’écoute, Roland a profité du coup de fil de on supérieur pour poser une question qui passionne ses compagnons : l’éventuel remaniement géographique des sections. Le bruit court qu’ Arrighi, candidat probable au fauteuil de maire, souhaite remodeler les sections du Front et les calquer sur les secteurs, c’est-à-dire les circonscriptions électorales des municipales.

La victime ne refait surface qu’au moment du départ Albert se hasarde alors à poser une nouvelle question :

— Dites les gars, à la manif de Saint-Joseph, on y va avec les... ? Il achève en silence, en mimant un coup de bâton.

— Oui, rétorque Roland, pas avec les couteaux mais avec... (même geste), ça oui.

— Tu crois qu’il pourrait y avoir... ? Albert n’ose être plus explicite mais Alessandro a compris le non-dit et réagit au quart de tour :

— Non mais, moi a fait trois jours que je regarde, il n’y en a plus d’ Arabes. Pas un seul, ils osent plus sortir. Ils ont peur.

Le soir, Pascal que j’ai au bout du fil affirme qu’à sa section du centre ville, on ne lui a parlé de rien. En outre, 17 heures cela semble tôt pour un début de manifestation, Les gens sont encore au travail, lui-même n’aura pas fini sur son chantier. Il ne peut vraiment pas promettre d’être au rendez-vous. En raccrochant, je suis persuadée que la manifestation du surlendemain sera un échec. Chacun aura trouvé une bonne raison de ne pas descendre dans la rue.

Le mercredi en début d’après-midi, en voyant le temps, je continue de me rassurer, Le ciel se met à faire grise mine à pleurer doucement sur Saint-]oseph. Il fait froid. La pluie fine est pénétrante C’est ma première manifestation sécuritaire et j’ai honte. Et puis j’habite à deux pas Ce tabac est le plus proche de la cité, Souvent, Gaëlle, la petite-fille de ma logeuse, vient y chercher le paquet de blondes qu’ elle fume déjà en une semaine. Si elle venait a passer maintenant, si elle allait ensuite tout raconter à sa grand-mère ? Madame J, a beau être raciste, elle n’aime vraiment pas le Front. Depuis quelques jours, elle me soupçonne d’y être. Rien n’est dit et nous ne discutons jamais politique mais elle me brime : j’ai moins de pâtes dans mon assiette, elle me tance d’un regard mauvais dès que ]e veux prendre une douche chaude. L’eau chaude coûte cher, certes ; et j’aime qu’elle me combatte, mais je préférerais qu’elle m’attaque plus directement.

Vers 17 heures, je me dirige vers le point de rassemblement en me cachant derrière mon parapluie. Arrivée en vue du bar, la honte cède le pas à la mauvaise surprise : plus de cent personnes battent déjà le pavé. Le peu d’enthousiasme des lepénistes du 15e m’a fait oublier l’essentiel : l’insécurité est un thème porteur. Pour ameuter tout ce monde, un petit encart dans Le Méridional d’hier a suffi. L’appel était signé par le Syndicat des limonadiers et des débitants de tabac et par l’Association de défense des quartiers nord, un autre paravent du Front qui, comme l’association Culture française, existe surtout sur le papier.

Les militants de la section se sont endimanchés Roland a lavé le cambouis de ses mains et s’est rasé de si près qu’il s’est écorché. Takis le maçon a troqué le bleu de travail chinois, qu’il endosse sur les chantiers, contre un veston beige au revers duquel est agrafée une petite flamme de plastique bleu-blanc-rouge. Albert le boucher est là, mais les mains dans les poches et apparemment sans les... (geste de coup de bâton).

Tout ce monde se tasse contre le rideau baissé du lieu du crime. L’auvent remonté offre un bien maigre abri contre la pluie. Des badauds que la curiosité rend courageux sont massés de l’autre côté de la rue, sur le petit parking de la cité. L’ambiance est au recueillement. Un seul député est pour l’instant arrivé, C’est Pascal Arrighi. Autour de lui, on murmure : c’est à ces petits riens qu’on reconnaît la qualité d’un élu et Roussel, qui arrive toujours en retard, ferait bien d’en prendre de la graine s’il veut gagner en charisme. De son bob écossais, couvre-chef exotique à Marseille, Arrighi domine les casquettes plates qui l’entourent religieusement Roland et Dewaert lui posent la question qui les obsède : va-t-on, oui ou non, remanier la géographie des sections ?

Hautain, le député leur répond qu’ils n’ont pas de souci à se faire, puis comme s’il changeait de sujet :

— Que les gens de toute façon ne se fassent pas d’illusions ! Ce n’est pas parce qu’ils seront dans une section qu’ils seront forcément élus.

La phrase est cassante. Les municipales sont encore loin mais déchirent déjà le Front des Bouches-du- Rhône. D’un côté, Arrighi qui convoite la mairie, de l’autre Ronald Perdomo qui préférerait Le Pen comme candidat. La bataille fait tellement rage que, d’ici quelques mois, la fédération sera coupée en deux, Arrighi prenant en charge la ville de Marseille, Perdomo le reste du département.

En attendant, le rassemblement a encore gonflé. Il y a maintenant deux cents personnes devant le bar. Le troisième âge tient le haut du pavé. Une dizaine de femmes seulement se sont déplacées. Leurs manteaux de laine évasés camouflent mal des hanches gonflées par le temps.

Un vieillard tombe dans les bras de Jo Tramoni ! Jo Tramoni est une célébrité locale, un chef de clan dans le 14e. Ancien RPR, il a récemment rallié le FN avec sa suite. Il a du bagou, de la personnalité. Quand le Front national affiche, consciencieux et, peut-être, mégalomane, Jo signe chaque collage d’un bandeau à son nom. Histoire de ne pas se faire oublier. On l’ aime ou on le déteste mais on ne peut pas l’ignorer. Aussi est-ce avec envie que quelques paires d’yeux contemplent le grand-père que Tramoni continue de flatter.

Sans reconnaître personne, des militants du centre ville errent sur la chaussée. L’un d’eux, en venant dans les quartiers nord, a dû croire qu’il se rendait dans les maquis algériens : on aperçoit un pistolet à travers l’étoffe de son sac. Dédé Lambert, une autre sommité, honore également le quartier de sa présence. Sur le Vieux-Port, la devanture de son bar est recouverte de slogans de Le Pen et c’est à son comptoir que l’on s’informe des dernières nouvelles du Front. Pascal, comme prévu, n’est pas venu.

Nous bavardons, en attendant les députés en retard. Alessandro nous prend en photo. Soudain, se faufilant entre les gouttes d’eau, une ombre maigre et noire parvient jusqu’à nous. L’oeil fuyant comme une anguille, le cheveu rare, l’ombre a un aspect maladif et distribue des tracts en faveur de la peine de mort « seule sanction dissuasive pour les criminels ». C’est Rambla. Il a perdu une enfant, violée et assassinée voici douze ans. Un l1omme a été guillotiné, qui n’était peut-être pas coupable. La télévision a mille fois recraché le drame de cette exécution. Un livre, Le Pull-over rouge de Gilles Perrault, puis un film, ont entretenu l’horrible doute, et Rambla, persuadé que le monde avait oublié son enfant, a adhéré à la Ligue contre le crime qu’il représente désormais sur Marseille.

Mais le malheur ne se partage pas et c’est machinalement que badauds et manifestants saisissent le tract tendu.

— Ah tiens, s’exclame Albert d’un ton badin, t’adhérerais bien à cette Ligue.

Il fourre le papier dans sa poche et sans plus y penser, reprend avec véhémence sa discussion sur le dernier Minitel qu’ « ils » ont cassé à la poste en face de chez lui. L’ombre disparaît entre les casquettes, oubliée comme la victime du bar-tabac.

Un second député arrive, c’est Ronald Perdomo. Son pantalon est trop court et sa veste remonte dans le bas de son dos. Sur son passage, on murmure aussi, mais pour lui reprocher son manque d’élégance, par opposition à Pascal Arrighi qui, lui, sait s’habiller et qui n’a pas eu non plus la drôle d’idée d’épouser... Je me détourne, je connais la rengaine. Il est 17 h 20. Les élus décident de ne plus attendre les retardataires. Deux gerbes de fleurs sont déposées vite fait au pied du rideau baissé. Arrighi, en panne d’inspiration, propose une minute de silence. La minute est bâclée en trente secondes. La presse prend quelques clichés. Les élus rangent leurs écharpes. Gabriel Domenech et Jean Roussel arrivent à temps pour la dernière photo. C’est fini.

Mais comme la pluie a cessé, chacun s’ attarde à bavarder un peu. Deux femmes, l’une noire, l’autre blanche, accrochent mon regard. Je m’approche. Leurs paroles butent les unes contre les autres : elles ne s’écoutent pas. La première a l’accent créole. Elle habite le centre ville et s’exprime vite et bien. Elle a la )eau noire ; elle est raciste... L’autre, madame Riquet, habite à deux pas, dans la partie de Saint-Joseph qui dépend du 14e. De là où nous sommes, nous apercevons d’ailleurs sa résidence qui ressemble à peine à une HLM améliorée. L’air borné, elle répète :

— Il faut qu’on bouge, qu’on soit plus actif, il faut que les femmes aussi s’y mettent.

— Ah, je suis bien d’accord, vous savez les députés se couchent à 3 heures du matin.

Madame Riquet s’en moque et poursuit son idée :

— Il faut qu’on voie qu’il y a des femmes au Front.

Toutes deux ont leur carte mais ignorent l’adresse de leur section. Madame Riquet croit savoir qu’il n’y a pas de permanence dans le 14e. Elle a raison : les six sections présentes à Marseille ne recouvrent pas la totalité des seize arrondissements. Elles s’interrompent, un vent d’électricité vient de passer sur la rue. Les magasins autour du tabac ont baissé le rideau, Le rassemblement déborde des trottoirs, compte 500 personnes et les femmes sont maintenant à égalité avec les hommes. Silencieuses, tendues, elles sont arrivées sans se faire remarquer. Elles ont les traits tirés et la racine de leurs cheveux blond platine est souvent noire. Quelques-unes, les mains baguées de pacotille, ressemblent à des employées de bureau.

Il est 17 h 25, un premier bus renonce à poursuivre sa route, ses passagers se fondent dans la foule. Une rumeur sourde envahit le bitume.

Une demi-douzaine de jeunes gens, arrivés eux aussi sans bruit, se démarquent. Bonnets de marins enfoncés jusqu’aux yeux, rangers aux pieds, ils se dirigent vers le carrefour en aval du tabac pour y bloquer les voitures. Le cri d’une toute jeune fille fuse alors comme un éclair :

Le temps d’un clignement de paupières et le quartier se retrouve barré en trois endroits. En aval du tabac, les jeunes gens sont rejoints par un groupe de retraités. Le cordon qui s’étire entre le bar et la cité de la Maurelette est le plus important, les hommes et les femmes y échangent des regards éberlués. Ils n’en reviennent pas encore d’avoir pris pareille initiative, Cinquante mètres plus haut, sur la grande avenue, les manifestants se tiennent en chaîne en prévision du flot de voitures qui ]e va pas tarder à déboucher. C’est l’heure de sortie des bureaux - les parkings des HLM vont bientôt se repeupler.

Sur les trottoirs, un homme droit comme un i, ameute les indécis. Il a la prestance et le bagou d’un meneur naturel.

— Ne parlons pas de racisme mais de justice. Quand il y a un Arabe qui a été tué, c’est la Canebière qu’ « ils » ont occupée. Alors nous, qu’on nous laisse la rue aussi. Ce n’est que justice.

Dans son sillage, un homme famélique joue les mouches du coche. Son pantalon de Tergal trop large, ses pattes d’éléphant démodées lui donnent l’ allure d’un chômeur de longue durée, client obligé des organismes de charité :

— Allez, allez, me dit-il, descendez vous aussi !

D’un sourire, je refuse d’obtempérer ; il me lance, dragueur :

— Ah, c’est dommage, j’aurais bien resté avec vous, mais je peux pas.

Puis, me tirant une brève révérence, il s’ enfuit, de l’air d’un général heureux que de grandes responsabilités requièrent sur le terrain...

Dix bus sont maintenant bloqués. Une sirène de police retentit ; c’est un break bleu-blanc-rouge qui se gare tout près, Roland passe précipitamment devant moi entraînant Takis. Ils s’enfuient et me crient que ça va mal tourner. Sans crier gare, la foule a également laissé partir les députés. Tout ce que le Front compte d’officiels s’est envolé, plantant là les quartiers nord et leur colère après les avoir appelés à manifester. Ils ont semé le vent et disparaissent au moment de la tempête.

A nouveau, une voix crie que SOS Racisme, lui, ne se gêne pas pour occuper la rue. Le rassemblement grossit encore, vingt bus sont bloqués. Au barrage de la voie rapide, l’ambiance pourtant reste bon enfant : une vingtaine de personnes suffisent à stopper les voitures. Sages étudiants, braves commerçants expliquent les raisons du blocage aux automobilistes qui, sans broncher, rebroussent alors chemin. Certains même se garent et rejoignent la manifestation.

En face du bar-tabac, les femmes se déchaînent. L’une d’elles agite, hystérique, son immense parapluie couleur de rouille, D’une voix stridente, elle harangue elles qui sont massées autour d’elle :

— Et moi je dis c’ est trop tard, on a laissé pourrir la situation, là il n’y a plus rien à faire, moi je le dis c’est foutu

Elle prend à partie un petit homme qu’elle connaît. C’est un militant lepéniste du 16e arrondissement.

— Ça fait un an que ça dure. A quoi ça sert qu’on vote ? Je veux des résultats moi. Toute la journée je fais de l’informatique et le soir je veux des résultats, si je les ai je suis contente mais qu’est-ce qu’ils font eux, qu’ est-ce qu’ils font ? Rien rien rien !

— Elle a raison, crie une autre, qui ajoute : c’est pas maintenant qu’il faut protester. On a ce qu’on mérite. C’était aux élections qu’il fallait y penser.

La rumeur devient boucan. Une bande de beurs passe à côté du groupe de femmes en maugréant contre l’immobilisation des bus. Je me dis qu’ils n’ont pas froid aux yeux d’oser traverser la manifestation en son point le plus excité. Mais personne ne les voit ni ne les entend, si ce n’est une dame âgée qui leur crie :

— Vous avez qu’à prendre le taxi, espèce de fauchés !

Ils disparaissent sans plus d’incidents. D’autres policiers sont arrivés et ces renforts, au lieu de disperser les l)arroges, obligent d’une main de professionnels les voitures à faire demi-tour. A l’écart, deux d’entre eux, en civil observent le remue-ménage un talkie-walkie à la main.

Autour de la harangueuse, la foule est de plus en plus compacte. Le meneur l’a rejointe.

— Maintenant, c’est nous qu’on doit agir, lance-t-elle tandis que le meneur, comme un écho, rétorque et martèle que le fer doit être battu tant qu’il est chaud.

En fait, le fer est incandescent. Une femme hurle qu’il faut créer une milice de quartier. Un concert d’approbations lui répond, puis une voix s’ exclame :

— Oui, mais faut pas le crier sur les toits qu’on va la créer !

Tous sont convaincus : puisque la police n’est pas en mesure de faire la loi, il faut la remplacer. Les femmes attisent le feu, traitent les hommes de moulons qui attisent le feu, traitent les hommes de moutons qui alors que les députés ont disparu

— Bah, ils sont même pas venus, ils ont même pas pris la parole, affirme l’hystérique en tapant d’un coup sec son parapluie sur le bitume.

Le militant du 16e se risque à lui rétorquer que si.

— On les a pas entendus, lui assène-t-elle, ils viennent, ils pensent même pas à prendre un haut-parleur pour mobiliser les gens - si on mobilise pas les gens c’est sûr qu’il ne va rien se passer.

Les deux policiers en civil s’approchent - il est 18 h 15 - et demandent si nous avons l’intention d’occuper la chaussée et de nous « amuser encore longtemps comme ça »... Ils n’ont pas le temps de finir, des cris rageurs leur répliquent :

— Non mais, vous entendez ? Ils croient qu’on s’ amuse !

— Non mais, comme si on s’amusait, ça nous amuse peut-être d’être là hein...

Le mot du policier met de l’huile sur le feu, toutes les bouches Ie reprennent, Ies regards sont ardents, Ies voix criardes. Soudain, tombant d’on ne sait où, la volonté de la foule est assenée par une voix forte :

— Les Arabes, ils se privent pas de bloquer les rues, alors, nous aussi, on bloque. Y a pas de raison ! On va bloquer jusqu’à six heures et demie.

Qui a décidé de cette petite rallonge, les policiers, les manifestants - Impossible de le savoir dans ce brouhaha. Toujours est-il qu’à 18 h 30 précises, les trois barrages éclatent en même temps, les bus reprennent leur descente vers le centre ville. La manifestation se dégraisse rapidement.

Une cinquantaine d’irréductibles se replient cependant vers le trottoir et, sans parvenir à s’y tasser, prennent à partie un commissaire tombé du ciel. Sa présence déchaîne un peu plus les passions. On lui montre le poing. Il ferait mieux de venir quand on a besoin de lui. Quand on appelle au commissariat, les « flics » répondent toujours qu’ils ne peuvent pas se déplacer, qu’ils sont en effectifs réduits. Une femme se met à raconter comment elle a eu le courage de faire ce qu’aucun policier n’aurait fait. Seule et de nuit, elle a osé pénétrer dans une « cité d’Arabes » pour voir si la voiture qu’on lui avait volée ne s’y trouvait pas. C’est le mythe des cités interdites : la rumeur veut que la force publique ne s’exerce plus passé le seuil des HLM où les immigrés sont majoritaires.

La femme est approuvée avec force et plusieurs voix se lamentent :

— De toute façon, même à Saint-Joseph, les flics on les voit jamais. Le libraire a côté du tabac, peuchère, il s’est fait tabasser par des jeunes ; soi-disant qu’on les a arrêtés. Tu parles ! Deux jours plus tard, ils revenaient nous narguer ! Le commissaire écoute, de l’ air mi-méprisant, mi- attentif qu’ont les flics des feuilletons face à des indicateurs.

Quelque chose me fait mal, l’impression que les habitants des quartiers nord ne sont pas entendus, même quand ils hurlent, ou, plus exactement, que leur malaise est incurable. Ils souffrent d’avoir perdu un mode de vie qui ne renaîtra plus, Ils sont malades de la ville. Ici, quand les champignons de béton n’avaient pas encore poussé, les pavillons ocre et roses rythmaient les terrasses des maraîchers. Il en reste quelques-uns derrière le bar-tabac... En cette « belle époque », tout le monde se connaissait Ce n’était pas encore un âge de pierre, d’indifférence et d’anonymat.

De la nostalgie du vieux monde on glisse à la haine du monde nouveau, qui a charrié dans les HLM tant d’inconnus, tant de boucs émissaires :

— Et d’ailleurs le crime du bar-tabac, ça peut être que les Arabes.

Une meute de faux témoins qui ont tout vu, tout entendu, renchérit :

— Ça peut être qu’eux, ils savent où sont les sous, à chaque fois qu’il y a un cambriolage, vous pouvez être sûrs qu’ils ont repéré avant.

— Ben y qu’à faire comme eux, on les repère et on les bastonne. La bastonnade y a que ça.

Quelques voix suggèrent que c’est encore sur les braves gens que « ça retomberait ». L’argument porte.

Alors, saisi d’impuissante rage, on retombe à bras raccourcis sur le commissaire :

— Vous, vous feriez aussi bien de démissionner.

— Et alors, qui ferait respecter l’ordre ? rétorque l’homme, qui n’a pas l’air d’avoir écouté les précédents discours.

— Ah ben ça, lui réplique un choeur improvisé, puisqu’on vous dit que ça changerait rien.

Ecoeuré, le commissaire se laisse tirer la manche par un collègue qui l’emmène se réfugier dans la voiture banalisée. Personne ne le suit. Au diable la police et, puisqu’elle a le dos tourné, on se met à parler sérieusement.

— Maintenant, il n’y a plus qu’une chose à faire, lance le meneur, c’est la grève des impôts. Mais pas une personne ou deux ! C’est tout le monde qui doit s’y mettre. Et vous verrez s’ils ne vont pas se remuer.

— Oui, oui, moi le premier, je fais la pétition et je la signe et, après, c’est tous les quartiers nord qui s’y mettront et, après, ce sera tout Marseille, puis toute la France.

L’idée est vraiment excellente : c’est sûr que voter ne suffit pas, se répètent tous ces abstentionnistes d’hier. Au dernier scrutin, 35 % des électeurs du 15e ont boudé les urnes et près de 30 % des votants ont choisi Le Pen.

— Alors c’est compris, tous demain on descend à la mairie, c’est ça qu’il faut faire, tous, demain, demain...

Demain... Dans la nuit, les rues désertes alentour, l’écho de ce demain se perd, s’étouffe et s’oublie.

Demain, toute trace de colère aura disparu. Ne restera, à moitié décollée, que l’affichette écrite d’une nain malhabile : « Alain, tes amis te vengeront !!! D’accord ? » (sic).