Vacarme 80 / Commencer

dans un pays absent

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C’est une histoire de (re)commencements au milieu de l’exil et la perte, d’élans et d’essor comme si on allumait des lunes alors que c’est la nuit. C’est une histoire de commencements dans un pays dit d’accueil qui donne et brise les espoirs. C’est une histoire qui se passe la nuit traversée envers et contre tout d’éclats de commencements.

J’ai vécu parmi des étrangers, mais superficiellement : sans les aimer ni les haïr. Mes pensées secrètes étaient pour le village qui ne quittait point mon imagination, où que je me tournais.
— Tayeb Salih, Saison de la migration vers le Nord

Mon amie Joséphine me demande de parler pour elle, alors je m’exécute. Il doit être question de recommencer sa vie en pays étranger, elle n’a pas été très claire, je l’ai même trouvée confuse, presque excédée, elle clamait une grande fatigue — on dirait un oxymore, c’est pourtant ce que j’ai vu, du fond de son épuisement elle me criait dessus. Mon amitié pour Joséphine est ancienne, souvent le commencement de l’amitié est un peu vague, elle s’origine dans une série de rapprochements successifs, c’est le temps qui nous apprend que nous sommes amis, au contraire de la relation amoureuse, qui a ses gestes fondateurs alors que le temps peut ne rien nous révéler du tout.

Si elle ne se lassait jamais d’être avec des étrangers, qui plus est en exil, c’est peut-être parce qu’ils étaient toujours occupés de commencements.

Si elle ne se lassait jamais d’être avec des étrangers, qui plus est en exil, c’est peut-être parce qu’ils étaient toujours occupés de commencements. Au fond c’était la grande affaire, il y avait toujours quelque chose à commencer, n’est-ce pas ? « Moi qui suis du signe des commencements, du renouveau, ce signe printanier et impulsif qui se précipite tête la première », me dit-elle avec exaltation. Bien que sa saison préférée fut de toute éternité l’automne, qu’on ne s’y trompe pas, et qu’elle soit encline à la tristesse et à la mélancolie. Mais justement, les exilés ne sont-il pas pris dans ce paradoxe d’avoir tout à commencer tout en étant bien souvent dévorés de mélancolie ?

Que conserve-t-on ? Il est possible que ce fut pour elle la vraie question, et c’était peut-être pour cela qu’elle évoluait avec une empathie instinctive parmi tous ceux qui avaient voyagé sans bagages, arrivaient sans mots, c’était pour elle une sorte de seconde nature, tout se défaisait avec une facilité déconcertante. Elle recommençait de zéro avec chacun. Elle perdait son vocabulaire, son débit, ses phrases, le bel usage, ses idées, ses us et coutumes, ils arpentaient un paysage jamais vu, tout était du jamais vu, des fantômes de pays se levaient, s’évanouissaient, des bribes s’échangeaient, c’est à partir de quasi rien que naissait une communauté et à force ce monde de l’entre-deux était devenu habitable. Cette zone était-elle la France ? Si c’était un territoire national, il s’effritait sous les pas, menaçait fréquemment de s’effondrer, ils marchaient sur les bas-côtés. Ce n’était pas là-bas, ce n’était pas ici, ils évoluaient comme en surimpression dans un pays absent. Dans cette marge, une puissante imagination les associait.

« Comprends-tu, dit Joséphine qui semblait s’éveiller d’un songe, parfois je ressens que tout cela est en pure perte, et parfois je perçois la prodigieuse invention de soi requise par l’exil. Il s’agit de s’inventer ou de se perdre. J’aurais aimé te parler de l’invention, mais j’en suis incapable, pour cela je devrais dormir cent ans. »

Dans son for intérieur, de longue date une expression poursuivait Joséphine, brûler ses vaisseaux, et se retournant, à l’âge qu’elle avait, elle prétendit que c’était le tour qu’avait pris son existence — était-ce bon ou mauvais ? c’est l’énigme dans laquelle elle avançait. Dans les derniers temps en particulier cela avait pris une tournure assez violente et périlleuse, moi qui ai tendance à me moquer de ses grandes visions, je n’ai pu que constater qu’elle se tenait dans une position limite, on pouvait voir jusque physiquement qu’elle avait subi un grand choc, le navire prenait l’eau de toutes parts, allait-elle vraiment sombrer ? C’est dans cette confusion et cette agitation qu’elle m’a demandé de parler pour elle, comment refuser ? Il s’agit d’évoquer ce que c’est que commencer sa vie en France, lorsqu’on est étranger, au choix : primo-arrivant signataire du CIR (contrat d’intégration républicaine), demandeur d’asile, réfugié, titulaire de la protection subsidiaire, débouté du droit d’asile, naturalisé français, allons-y, ou rien du tout (on dit « sans-papier »), voilà à peu près les situations possibles, sans oublier dubliné, le statut à la mode en ce moment, celui qui tue dans l’œuf toute idée de commencement. Elle me lançait toutes ces catégories à la tête avec un mélange de cynisme et de colère, d’une voix, comment dire, ricanante, que je trouvais de bien mauvaise augure.

À chaque fois que quelqu’un mourrait au pays, c’était des journées de deuil ici, où tous défilaient pour présenter leurs condoléances au proche, des journées où ils se tenaient ensemble, des journées où ils se tenaient là-bas avec leurs fantômes, des journées de triomphe de la nostalgie et de l’imagination avant que le pays vacille et se déchire à nouveau comme nuées, laissant place à la ville française, pâle et neuve, tellement étrangère. Ma ville assiégée de nuages, mon royaume comme une traîne déployée derrière moi, écrit A-M, qui n’en finit pas de demander pardon aux siens d’être ici.

Joséphine filait un mauvais coton. Ces jours-ci elle devint comme un fantôme dans l’appartement, adressant à peine la parole aux deux jeunes femmes qui le partageaient avec elle (l’une en recours CNDA, l’autre définitivement déboutée du droit d’asile, si on veut bien rappeler les catégories en cours) alors qu’elles étaient d’ordinaire toutes les trois volubiles. Elle avait ouvert devant moi des livres et des articles qui devaient donner une assise politique à son propos, elle prétendit se souvenir de beaucoup de visages, beaucoup d’histoires, mais c’était de la poudre aux yeux. Elle me jetait en pâture des bribes sans queue ni tête. Par ailleurs sa vie était devant elle découpée en quartiers comme une pomme et arrosée de larmes. Les jeunes femmes préparaient un café très fort, parfumé au gingembre, qu’elle buvait tout au long de la journée. Elle m’expliqua que grâce à elles, elle avait enfin recommencé à prendre du poids.

Je la suppliai de me donner au moins un exemple, peut-être cela en entrainerait-il d’autres ?… Elle se souvint alors de ce bègue qui voulait apprendre le français isit pppppooooossiBLE ttttto have frefrefrench ccccccklass ? Elle lui avait dit qu’il n’y avait plus de place dans les cours. Un bègue ! C’était déjà arrivé une fois peut-être depuis qu’elle faisait ce travail. Quelqu’un qui déjà ne parle pas la langue, et pour qui chaque entame de phrase est une souffrance, une petite catastrophe : c’est le désespoir du professeur de français. En vérité, lâcha soudain Joséphine, c’est à lui qu’elle avait pensé aussitôt qu’on lui avait posé cette question du commencement. Mais peut-être avait-elle renoncé à en parler car elle n’avait pas pris ce jeune homme dans les cours ? Qu’elle avait honte de son impuissance ? Au tournant 2016-2017, d’une manière générale le sentiment d’impuissance avait grandi.

« Regarde M., sa femme est enceinte, elle vit en Iran, sans statut légal là-bas car elle y est une émigrée afghane, c’est un homme heureux car il est très amoureux de sa femme, il est en train de fonder une famille, il était déjà réfugié statutaire en France quand il l’a rencontrée, au cours de son premier voyage en Iran (puisque afghan il ne pouvait se rendre en Afghanistan), un an plus tard il l’épousait, maintenant il va et vient entre là-bas et ici. C’est ici qu’il veut élever ses enfants, pour cela il doit obtenir le “regroupement familial”, ce n’est pas une mince affaire, j’en connais qui attendent des années avant que leur femme ne puisse les rejoindre. Pourtant je te parle de M. car c’est un exemple heureux : il a réussi à concilier deux existences, ce qui de lui s’est transformé ici, ce qui est profondément afghan dans son mariage, il fonde ici et là-bas, il va y arriver, il ouvrira son restaurant ici, sa femme ravissante et coquette sera une drôle de parisienne, ses enfants parleront français et dari ». Joséphine s’était éclairée en évoquant son ami, bien qu’en vérité il n’aie même pas trente ans, il occupait à l’évidence une place de grand frère pour elle. Cela avait été long pour lui, et ce le serait encore : au fond, après six ou sept ans en France il commençait à peine, sans guère de certitudes. Jusque là il y avait eu des chantiers au noir, des formations, un contrat d’homme à tout faire dans un hôtel où son intelligence et son esprit d’initiative étaient sous-employés. Pendant tout ce temps il avait conservé intact son rêve et maintenant il y arrivait. Avoir femme et enfant, on y était, installer tout le monde ici et ouvrir son restaurant, c’était encore à conquérir. « Tu comprends, dit Joséphine, il est difficile de parler du véritable commencement sans évoquer la question de la famille à fonder, c’est à dire du mariage. C’est extrêmement important, mais ce n’est pas moi qui vais te parler de ça ! » Elle disparut sur le balcon, où on l’aperçut jusqu’au crépuscule allant et venant, courbée, grattant la terre, éclaircissant des semis, coupant des fleurs fanées, jaugeant de l’avancée des pousses, humant les feuilles qu’elle froissait entre ses doigts. Le deuxième printemps depuis 2015, dit-elle, l’œil vide, en rentrant dans le salon, où elle me montra sur un écran la page de l’OFFI intitulée Faire venir son époux(se)/ses enfants en France, elle cliqua : « Lorsque la qualité de réfugié a été reconnue, votre conjoint et vos enfants mineurs ou dans leur dix-neuvième année sont autorisés à entrer et à résider sur le territoire français. Le mariage doit être antérieur à la date d’obtention du statut de réfugié. » Ce qui n’était donc pas le cas de M.

Elle me réveilla au milieu de la nuit : dans L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Abdelmalek Sayad montre magnifiquement comment l’immigration est pensée du point de vue de l’État comme nécessairement provisoire, que l’idée de retour lui est indissociable, « un retour qui n’est, somme toute, que le retour à la norme, à la normalité, à l’orthodoxie, le reste, c’est-à-dire le contraire (ici, l’émigration et l’immigration), n’étant qu’anomie, hétérodoxie, voire hérésie ». Il n’y avait selon elle rien à dire de plus, les personnes en exil avaient déjà fort à faire avec leur propre sentiment du retour, nouées dans un rapport souvent tragique avec leur pays, un sentiment qui venait entraver leur progression ici, les désorienter, les abattre, ils avaient à s’arracher quotidiennement à eux-mêmes la décision de rester, se persuader chaque matin à l’issue d’une nuit de mauvais rêves qu’ils avaient bien fait d’être ici, et non là-bas ou ailleurs. Et c’est drapés dans cette nuit d’incertitude qu’ils devaient affronter vaillamment le jour coupant de la gestion migratoire, cocher des cases dans des formulaires abscons, fournir des documents attestant de leur absence à des rendez-vous qui avaient pour objet de les rendre définitivement absents du territoire.

Et maintenant je peux changer de pays comme je veux, avait-il ajouté, si ça ne marche pas bien ici, je partirai peut-être.

C’est très très long, ici, soupirait A-M, venu déjeuner. Presque deux ans à recevoir le RSA avant de trouver du travail, rester là sans pouvoir rien entreprendre, quelle humiliation. Ce qu’il désirait c’était faire du commerce, acheter en Égypte par exemple, revendre ici, il avait réfléchi à beaucoup de choses, il était joyeux lorsqu’il en parlait. En attendant, il se couchait tôt, fatigué par une journée de travail qui lui vidait la tête. Tu sais, si cela va mieux chez nous, nous rentrerons. Mais rentrer en Érythrée ? Dernièrement le Home Office au Royaume-Uni a décidé d’une mesure violente, stupide, qui s’attaque gravement au droit d’asile et prend les étrangers pour des imbéciles : après cinq ans on réexaminera la situation des réfugiés statutaires pour, le cas échéant, les renvoyer chez eux. Avant de se décider pour l’Europe, A-M avait essayé un pays du Golfe, on y parlait sa langue, des amis l’enjoignaient à venir s’y installer — mais se faire traiter chaque jour de nègre ou d’esclave ? il n’était pas resté. Les gens se déplacent, font des choix. Avant d’apprendre merveilleusement le français en quelques mois, S-B avait de la même façon appris l’anglais en Ouganda, premier pays où il émigra, ne resta pas. Aujourd’hui la France l’empêche de demander l’asile et le renvoie en Italie. Dublin traque les étrangers comme des souris dans l’espace d’un imaginaire paranoïaque, où n’affleure aucun pays. Lorsqu’ils avaient félicité Z. pour sa naturalisation, il leur avait répondu que le principal changement pour lui serait dans les aéroports, lorsqu’il montrerait son passeport français. Et maintenant je peux changer de pays comme je veux, avait-il ajouté, si ça ne marche pas bien ici, je partirai peut-être. A-M, qui ne pourra jamais rentrer en Érythrée, rêve de son futur voyage en Éthiopie, presque chez lui. « Tu comprends, déclara Joséphine, la chose principale que les étrangers attendent quand ils attendent leurs papiers, c’est le Titre de Voyage, qu’on peut demander peu après l’obtention du Titre de Séjour, et enfin ils peuvent commencer à bouger ! Tandis que les gens sans papiers, terriblement sans papiers, ils sont en prison et en esclavage ici, c’est pourquoi je ne te parlerai pas des Sénégalais ou des Maliens, par exemple, pour ce que j’en connais, c’est une autre forme de désespoir, un retour impossible et une vie qui ne commence pas. »

M. repartait en Iran dans trois jours, sa femme pouvait accoucher à tout moment. Pour qu’elle le rejoigne en France, il fallait donc : un CDI, douze fiches de paye, un salaire de 1 225 euros net minimum, un appartement de 35 m2 minimum s’il y avait un enfant. Rien d’impossible, en revanche la question de la reconnaissance du mariage par les autorités compétentes était épineuse : le mariage n’avait pas de caractère officiel pour l’Iran puisque sa femme était afghane et sans papiers, l’ambassade de l’Afghanistan en Iran l’avait enregistré mais comme M. était réfugié il ne devait pas avoir de relation avec son ambassade, aussi l’OFPRA refuserait ce document, que pouvait faire de plus l’ambassade de France en Iran, qui avait produit une « capacité de mariage » ? Ils tournèrent en rond ainsi pendant une heure, pour finir par décider d’aller chercher un dossier de mariage pour étrangers à la mairie de Villejuif, où résidait M. Si les démarches étaient trop complexes, il restait une excellente solution : Joséphine ou un autre ami français inviterait la femme de M. en France, elle aurait un visa, et une fois sur place ils feraient les démarches nécessaires auprès de l’OFPRA pour être reconnus époux. À l’expiration du visa elle repartirait, puis reviendrait. Joséphine se réjouissait de voir un jour tous les enfants à venir de M., je ne retournerai jamais en Afghanistan, ce pays c’est fini, avait-il dit ce soir-là tandis qu’ils marchaient entre deux orages dans une rue de Paris. Tu ne peux pas savoir, temporisait-elle, peut-être le désir te viendra lorsque tu seras un homme de cinquante, soixante ans.

Joséphine avait souvent ressenti cela : que la guerre qui ravageait leurs pays était comme un mal qu’ils portaient intérieurement, une mauvaise fièvre, quelque chose qui était susceptible de vous abattre, un ennemi intime qui pouvait vous renvoyer aux pires instincts. Aussi la distance qu’ils prenaient avec le pays était une décision vitale, sans pitié.

Dans l’appartement, c’était le plus souvent les filles qui cuisinaient, on sentait bien que faire la cuisine les aidait à se tenir un peu plus droites entre les deux mondes, dans les arômes s’élevait la brume du pays, dans les ventres il pesait enfin de son poids d’avant et réchauffait le corps. Oui, grâce à leur cuisine Joséphine se félicitait d’avoir un peu grossi et elle aussi se tenait progressivement mieux dans un monde très incertain. Car ce n’était pas le moment de faiblir, il y avait eu des mauvaises nouvelles et à chaque fois elles avaient fait un repas spécial, on avait invité des amis, tenté d’évaluer la situation, les possibles, les décisions à prendre. Pour Houria, c’était sans appel, tout recours épuisé, rejet net et définitif, sans même une audience. A-M conseillait le départ : il ne fallait pas rester dans ce pays, elle devait reprendre la route, l’Angleterre, la Belgique, demander l’asile ailleurs, il en parlait comme d’une simple formalité — mais il n’était pas dans son état normal, ça se voyait à ses yeux et à ses gestes. Houria s’était cachée sur le balcon pour pleurer, un nouveau départ la terrifiait. Bientôt trois ans en France, avoir appris la langue, avoir mis toute sa volonté à tenir, comprendre, changer, aimer beaucoup de nos usages, déposer trois fois en vain sa requête devant une administration de l’asile sourde et aveugle, ramasser ses affaires et repartir seule vers l’inconnu ? Elle resterait plutôt ici, dans l’illégalité pendant des années encore, sachant parfaitement qu’il lui faudrait repousser de toutes ses forces les assauts récurrents du désespoir qu’engendrait l’absence de papiers français.

Lorsque je les quittai, me retournant je vis trois petites silhouettes sur le balcon qui me faisaient de grands signes de la main. La banlieue autour de moi fondait dans le crépuscule, l’avenir des deux jeunes femmes était indiscernable, envers chacune l’État français s’était montré d’une hostilité qui n’était pas pour rien dans la colère et le désarroi de Joséphine. Cependant le lendemain, elles passeraient du temps à choisir leurs vêtements et à se coiffer pour le grand mariage érythréen où elles étaient invitées le soir, quelque part dans l’Essonne. Le début du ramadan approchait, chaque semaine elles achetaient des menus objets de vaisselle, car il était important, pendant ce temps où l’on se renouvelait, de déposer la nourriture dans des récipients qui n’avaient jamais servi.