Vacarme 80 / Commencer

point de commencement, une entrée en tatouage

par

Et commencer à se faire tatouer, ça se passe comment ? Pour tout savoir d’un commencement où l’on change de peau.

Le premier point, ça va. Même les dix premiers. Franchement, ça ne fait pas vraiment mal, tout au plus, ça picote un peu. Petit moment de fierté intérieure, quand je me dis que je suis bien plus résistante à la douleur que les autres (je ne sais pas exactement qui sont les autres mais je les imagine nombreux et virils). Ivan est concentré, il ne dit rien, on a déjà passé plus d’une heure à choisir ensemble le dessin qu’il tatoue sur mon avant-bras droit, selon la technique du dotwork, du pointillisme. Il est presque 20 heures, il était temps de s’y mettre.

Des années de maturation pour être sûre de certitude, indubitablement. Quand on marque son corps à jamais, autant éviter l’erreur indélébile et ostentatoire.

Le dessin, disons que j’y pense depuis mes douze ans. À l’époque, il devait vouloir dire quelque chose de très profond (par exemple, reprendre le symbole d’un rappeur). Puis, il y a eu les années fac, changement de programme (heureusement) : le dessin sera inspiré des symétries Caduveo, ces Indiens d’Amazonie dont parle Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques. Version intello du tatouage tribal donc (par chance, on ne s’est pas arrêtée là). Choix suivant et définitif : ce sera une pieuvre. J’y projette l’intelligence de ce gracieux animal, l’élégance fluide de ses mouvements. Le symbole d’une résistance cachée et multipolaire (il y a tellement de fronts, il faut bien huit bras). Un emblème du féminisme (le clitoris étant une pieuvre agissante).

Quant à l’emplacement du tatouage, après avoir évité tous les endroits déconseillés pour les femmes dont le corps pourrait croiser l’expérience d’une grossesse (la poitrine et le ventre pour les variations de taille, le bas du dos pour éviter l’interdiction de la péridurale) et tous les endroits où la norme impose une féminité épilée (malgré un amour pour les guenons, je me plie au diktat des pattes imberbes), les possibilités de choix étaient réduites à peau de chagrin. Je choisis le poignet. Ça ne vieillit pas trop mal un poignet.

C’est là vraiment que je suis entrée dans le monde du tatouage. Avant j’étais dans le mien.

Et il faut dire que l’adolescence avait laissé sur un poignet quelques stigmates de détresse. Le temps était venu de faire peau neuve, je voulais que mon corps trouve d’autres marques, d’autres points de départ, vers la vie cette fois. Tatouer sur des cicatrices est assez courant, surtout chez les femmes, du moins c’est l’impression que j’ai. Peut-être avez-vous entendu parler de ces tatoueuses qui proposent de tatouer gratuitement d’anciennes femmes battues pour sublimer les violences et leurs traces. Ou de ces femmes qui se tatouent la poitrine après un cancer du sein. Tatouage = réappropriation + resignification. J’ajoute un quatrième terme à cette équation : l’engagement. Je respecte bien trop l’art pour oser un jour raturer un tatouage avec un objet coupant. Point final posé aux doutes de l’adolescence.

Ça sera donc une pieuvre, à l’intérieur du poignet gauche, avec une tentacule qui remonte sur le pouce. Elle sera réaliste mais pas trop, car il faut quand même une touche de style. Quinze ans pour en arriver là. Je suis contente, c’est bon, maintenant il ne reste plus qu’à trouver le-la tatoueur-se et c’est parti. Je le repère au salon « Mondial du tatouage ». Il est russe et a un nom fantastique, Ivan Hack, comme un hackeur de corps. Son travail est très géométrique, irradiant, il tatoue par des centaines de petits points, uniquement en noir.

J’arrête ici la démonstration. Autant vous le dire tout de suite, ce ne sera pas une pieuvre. Rien sur le poignet gauche.

Près de vingt ans de réflexion pour finalement partir sur un coup de tête à Moscou, décider en une heure du dessin qui changera mon corps à jamais, tout ça sur une nouvelle surface, bien plus grande : les trois quarts de l’avant-bras et tout le creux du coude. C’est là vraiment que je suis entrée dans le monde du tatouage. Avant j’étais dans le mien. Mon corps, mon passé, ma peau, ma féminité, ma liberté, mes significations. En allant à la rencontre d’artistes tatoueurs, j’avais exploré les styles, en choisissant celui d’Ivan Hack et en lui offrant une partie de mon corps pour toile, j’étais entrée dans le véritable tatouage. Évidemment, j’ai eu mon mot à dire. Je lui ai indiqué ce que je préférais dans les tatouages qu’il avait réalisés. On est arrivé à un accord sur un assemblage de motifs, puis il a fait des essais sur mon bras. Il était extrêmement appliqué, ce qui me rassurait, et même capable de tout effacer après avoir peaufiné un dessin pendant plus de vingt minutes. « Non, ça ne va pas, tu ne pourras pas le continuer ». Ah, ok.

Car commencer dans le tatouage, c’est vraiment commencer. Le premier tatouage est une mue qui annonce le début d’une nouvelle vie, où il y aura d’autres tatouages, où ils se prolongeront les uns les autres. D’ailleurs, dès que le premier tatouage est achevé, on oublie quasi instantanément le calvaire que l’on vient d’endurer pour imaginer les autres dessins qu’on pourrait avoir sur le corps. Et là, il n’est plus question de petits bouts de peau qui doivent bien vieillir ou du sens que doit avoir le tatouage. S’ouvre une infinité de possibilités sur lesquelles on a envie de se ruer. Du moins pour moi.

J’ai donc accepté de me lancer dans une histoire dont j’ignorais même si elle aurait une fin. Et ce fut douloureux. J’ai fait la maligne au début. Mais au bout de deux ou trois heures de tatouage, je me tortille sur mon tabouret, surtout à l’approche de l’os du coude, pas loin de l’endroit où passe le nerf. Écouter ma respiration et réciter les tables de multiplications n’ont été d’aucun secours. Tout en enfonçant ses aiguilles dans ma chair (elles vont par trois, sept ou onze suivant la largeur du point), Ivan me raconte que les femmes tiennent mieux la douleur que les hommes. Je serre les dents pour ne rien laisser paraître, pour une fois je veux totalement assumer mon rôle de femme. Les plus fous, continue-t-il, ce sont les Italiens (hommes ou femmes, je ne sais), qui peuvent tenir des heures et des heures. Dans ce tableau de classification du tatouage, j’apprends aussi que les Français sont les plus classiques. Ils choisissent des motifs simples, comme j’ai fait, de la géométrie basique. On aurait, selon Ivan, toujours quelques saisons de retard sur la mode du tatouage russe. Soit. J’accepte. Je n’ai pas envie d’arabesques sur mon bras et rien qui ne fasse signe d’une culture située en date et en lieu. Je veux de l’intemporel, même si finalement je rejoins le classicisme des jardins à la française (que par ailleurs je déteste).

Nous avons aussi discuté cinéma, en nous enthousiasmant pour nos films favoris (l’enthousiasme est une très bonne chose dans le tatouage, il fait lever l’aiguille et permet de souffler quelques secondes). Puis de sa femme acupunctrice. Je souris, voilà un joli point commun. Quelle naïve ! Ivan n’envisage pour rien au monde une séance d’acupuncture. Ces gens s’enfoncent de graaandes aiguilles dans le corps (il mime la taille des aiguilles — nouveau répit), c’est incompréhensible. Je ris, avant de serrer à nouveau les dents.

Au bout de quinze jours, après la période où il gratte démesurément, le tatouage a fait corps avec moi. Au bout de trois mois, j’étais même surprise de voir les amis que je n’avais pas vus depuis longtemps s’étonner de la présence de ce dessin. Je l’avais presque déjà oublié. Le dessin vit et bouge avec moi. Je ne pose même plus la question de savoir comment il va vieillir, puisqu’il est moi.

Ce que de nombreuses personnes n’ont pas l’air de comprendre. Que ce tatouage, c’est moi. De même que le bras qui en est le support. Et qu’un tatouage n’est pas un « permis de toucher » la personne. J’avais gardé en tête l’idée que ce tatouage m’avait rapproché de mon corps, qu’il m’avait permis de m’appartenir (déduction logique de « mon corps m’appartient » + « je suis mon corps »). J’ai eu la surprise de cette aliénation insidieuse, qui frappe comme un retour de bâton sur la nuque. Des inconnus me prennent le poignet dans des bars pour regarder de plus près, des gens que je ne connais que depuis quelques heures commencent à soulever ma manche pour voir jusqu’où remonte mon tatouage (ben voyons !), des amis touchent sans rien demander. Le tatouage DOIT être montré et on veut le toucher. « On » est souvent un homme, pas toujours, mais très souvent. « On » me l’a même reniflé une fois. Il faut donc maintenant que je développe une défense pour envoyer paître le-la prochain-e qui voudra s’immiscer entre moi et ma nouvelle peau.

Je n’ai en revanche pas connu ce moment de panique qui est censé saisir tout-e nouveau-elle tatoué-e. Celui où on réalise qu’on ne peut plus revenir en arrière. Sûrement parce que j’ai adopté une pratique de vie un peu particulière qui consiste à me retourner régulièrement pour voir si je suis contente du chemin parcouru, exactement comme ma mère m’avait conseillé de faire en montagne pour vérifier que je n’étais pas sujette au vertige et que je pourrais bien descendre le petit bout de chemin que je venais de gravir. Je ne peux qu’avancer. Pas à pas, point par point.

Post-scriptum

J’ai trouvé un autre tatoueur pour la pieuvre, pétersbourgeois cette fois.