Vacarme 80 / Commencer

les premières phrases ne sont généralement pas au début des romans

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Florian Pennanech et Sophie Rabau mettent en lumière des premières phrases de roman jusqu’à présent injustement ignorées par la critique littéraire.

Les premières phrases de roman ont la particularité d’être connues de tout·e·s, même de celles·ceux qui n’ont jamais lu l’œuvre dont elles font l’ouverture. Ainsi, qui n’a en mémoire l’étonnant commencement par lequel Marcel Proust inaugure la Recherche du temps perdu  :

« Mme de Villeparisis, coiffée d’un bonnet de dentelles noires de l’ancien temps (qu’elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur locale ou historique qu’un hôtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d’une aquarelle de fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus, qu’à cause de l’affluence à ce moment-là des visites elle s’était arrêtée de peindre, et qui avaient l’air d’achalander le comptoir d’une fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siècle. »

C’est le propre des premières phrases, comme le faisait encore remarquer récemment un critique et romancier, qu’on les lit toujours trop vite. Si l’on observe celle-ci avec un peu d’attention, on découvre avec émerveillement l’art d’installer le lieu par la simple mention de ce petit bureau, de poser le personnage avec la seule évocation du bonnet de dentelles noires, de laisser poindre enfin une atmosphère mi-artiste mi-bourgeoise. Miracle de l’incipit : quelque chose surgit qui n’était point. Mais ce bonnet suranné, par l’effet d’une métonymie, vaut aussi pour le passé dont il semble être le seul reste : la première phrase fait toujours rupture, instaure un ordre nouveau, signale une fracture temporelle. Le bonnet dit un ancien temps qui s’abolit par le fait même de ce commencement. Surtout, la phrase initiale reproduit, comme par anticipation, l’ensemble du roman à venir. Son style, par son ampleur et sa complexité syntaxique, mime les méandres de la conscience et les jeux troubles de la sociabilité dont Proust se fera le peintre exact. De peinture, d’ailleurs, il est question dans ce remarquable incipit qui, comme tout incipit, met en abyme la manière du romancier, ici en évoquant les estampes qu’il s’apprête à peindre de sa plume. Ces estampes, Mme de Villeparisis s’est arrêtée de les peindre : pour que le romancier commence, une manière de peindre doit cesser et la nouvelle manière qui s’inaugure n’est pas dite, mais mise en acte par la suite de substantifs (« il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus ») qui éclatent le réel à la manière des peintres cubistes, contemporains de ce début de roman — d’emblée est dite la modernité de Proust. À cela près que les fleurs ici évoquées le sont par des mots et non pas des images : zinnias, cheveux de Vénus, roses mousseuses valent par la beauté de l’expression — de même les jeunes filles ne seront fleurs que verbalement, force de la métaphore, du verbe, de la littérature (bientôt le narrateur rivalisera avec un autre peintre, Elstir, mais le combat est gagné d’avance dans la première phrase, la peinture elle se tire, la littérature elle arrive). Ce n’est pas par hasard, donc, si l’image centrale de ce début est une aquarelle inachevée. Deux raisons au moins à ce choix : ne représente-t-elle pas le crépuscule de la peinture alors que naît le récit proustien ; ne symbolise-t-elle pas plus profondément le caractère incomplet de l’art pictural face à la littérature désormais toute puissante ?

Certains romanciers attendent pour commencer d’en venir qui à une madeleine, qui au mariage d’Emma et Charles, voire pour certains ne commencent jamais.

Devant le brio de cet incipit, on s’étonne que Marcel Proust ne l’ait pas davantage mis en valeur et l’ait même caché, enfoui, au fond de la cent-quatre-vingt-neuvième page du Côté de Guermantes.

Ce constat éveille l’attention et invite à approfondir l’enquête. Ne faut-il pas contester l’affirmation imprudente de Serge Doubrovsky quand il affirme comme une évidence que « le problème du commencement se trouve toujours au début et que le branle est donné au départ » ?

L’exemple de l’incipit que nous venons de lire apporte un cinglant démenti à cette manière de voir les choses : il est probable que d’autres premières phrases sont présentes au sein de la Recherche du temps perdu. Fort heureusement les meilleurs auteurs de critique et de poétique nous ont depuis longtemps et encore aujourd’hui donné les nécessaires outils propres à repérer et analyser n’importe quelle première phrase, même la mieux cachée, et à en reconnaître les plus beaux spécimens où qu’ils se situent dans le roman. Les critiques malheureusement ont sous-employé ces outils et malgré quelques ingénieuses intuitions s’en tiennent généralement à une confusion entre la phrase numéro un (celle donc qui est en premier dans le roman) et la première phrase ou incipit. Les meilleurs d’entre eux ont certes signalé que délimiter la première phrase posait de redoutables problèmes de découpage, ou encore que certains romanciers attendent pour commencer d’en venir qui à une madeleine, qui au mariage d’Emma et Charles, voire pour certains ne commencent jamais. Mais ils ne tirent pas toutes les conséquences de ces observations. C’est pourquoi il est temps pour nous de reprendre leurs outils afin d’étudier dans leur diversité toutes les premières phrases du roman, quelle que soit leur place au début, au milieu, à la fin. Dans les limites de cette modeste étude, nous nous en tiendrons à quelques exemples tirés principalement de la Recherche du temps perdu, tout en appelant de nos vœux l’étude systématique de toutes les premières phrases de toute la littérature mondiale.

Une première typologie limpide autant qu’efficace oppose trois sortes d’incipit, selon Andrea del Lungo, le plus grand spécialiste français de la question : le narratif, le descriptif, et le commentatif qui énonce au présent les réflexions du narrateur. Notre corpus de premières phrases répond parfaitement bien à ce premier classement. On trouve à la page 184 de La Prisonnière  :

« Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et, ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars, qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de se rendormir. »

Cet incipit narratif est remarquable à plusieurs titres. On y note d’abord une subtile stratégie consistant à brouiller la hiérarchie des thèmes romanesques : la mort du personnage est un complément d’objet à l’intérieur d’une proposition relative, elle-même placée à l’intérieur d’un complément circonstanciel de temps (« dans les mois »), tandis que ce qui pourrait sembler accessoire au regard de cette mort, les insomnies et les cauchemars, occupe la proposition principale et le centre de la phrase. Comment mieux résumer le propos même de toute la Recherche du temps perdu où les intermittences de la veille et du sommeil prennent le pas sur l’aventure. On retrouve également dans l’ouverture le topos narratif de l’éveil (del Lungo toujours) propre aux incipit narratifs. Mais pour être présent, le topos est subtilement détourné : on ne prend pas le personnage au réveil, à l’aube d’une journée d’action, mais on fait du réveil, du sommeil ou de son refus, la seule action qui vaille la peine d’être racontée. Action au demeurant stérile et circulaire à l’image de la Recherche du Temps perdu, autotélique, emblème de la modernité littéraire toute contenue dans cet incipit, microcosme de l’œuvre mais aussi de l’esthétique où elle s’inaugure.

Il peut aussi arriver que l’incipit soit descriptif, par exemple au moment où la Recherche du temps perdu commence à Venise :

« Le soir, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c’est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variées, qu’on eût dit, planté sur la ville, le jardin d’un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. »

Cette première phrase est une telle réussite que Marcel Proust, romancier avisé, l’a employée deux fois : une fois pour décrire le matin à Paris à la page 572 du Côté de Guermantes, une fois pour évoquer, le soir à Venise, à la page 650 de La Fugitive, ce qui prouve bien qu’un roman peut aussi bien commencer à Paris qu’à Venise, et aussi bien le matin que le soir, moments qui chacun à leur manière, antithétique mais complémentaire, métaphorisent le commencement, comme il se doit dans une première phrase.

La Recherche du temps perdu, on le sait, mêle de manière inextricable le roman et l’essai, créant une œuvre à la singularité irréductible. On ne s’étonnera pas que beaucoup de ses premières phrases appartiennent à la catégorie des incipits commentatifs :

« Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. »

Il est presque inutile de signaler combien ce remarquable incipit, situé à la page 557 de La Fugitive, s’empare du trouble qui fragilise les paradigmes scientifiques au moment où s’écrit la Recherche, inscrit cette crise des représentations spatio-temporelles au sein même de la subjectivité de l’écrivain qui commence à sentir la force de l’oubli, se fait l’exemple singulier de son propos général, l’oubli permettant le commencement, la destruction du passé s’avérant mimée par le fait même du commencement du roman. On notera que cette référence au paradigme scientifique peut aussi apparaître comme une manière de donner congé à l’esthétique du roman naturaliste tout en la poursuivant par d’autres moyens. Continuité et rupture, n’est-ce pas précisément le propre de tout incipit, dont celui-ci est un exemple frappant ?

Outre cette première typologie fonctionnelle dont on a pu apprécier la fécondité, on peut également répartir les incipits selon leurs formes.

On ne s’étonnera pas de trouver chez Proust une grande quantité d’incipit non traditionnels sur le plan formel, même si l’incipit balzacien y est encore représenté, par exemple à la page 16 du Côté de Guermantes : « Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du fond de la cour était une duchesse, élégante et encore jeune. » On trouve aussi la forme, traditionnelle depuis l’Iliade, de l’incipit in medias res, au milieu de l’histoire, forme présente parfois dans les premières phrases qui sont des phrases numéro un, et très répandue au demeurant dans toutes les premières phrases qui ne sont pas des phrases numéro 1, comme dans cet exemple, exhumé à la page 470 d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; par une subtile mise en abyme il représente à la fois l’activité de narration (« je me mis à parler ») et le rôle traditionnel de l’incipit qui indique de quoi il va être question tout en annonçant ironiquement le caractère parfois digressif du roman (« je craignais que la conversation se détournât ») :

« Je me mis à parler du comte de Paris, à demander s’il n’était pas ami de Swann, car je craignais que la conversation se détournât de celui-ci. »

À côté de ces quelques concessions à la tradition romanesque, Proust, bien entendu, subvertit les codes de l’incipit romanesque. Il n’hésite pas à recourir assez souvent à la forme de l’incipit in media verba, en entamant son récit au milieu d’un dialogue. Ainsi, à la page 204 du Côté de Guermantes, ce bel écho au « Call me Ishmael » de Melville : « Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour ». Les linguistes appellent fonction phatique la fonction qui consiste à établir la communication, notamment au début d’un dialogue, grâce à des mots comme « allô » ou « bonjour » qui sont vides de sens et n’ont pour fonction que de permettre le contact entre les interlocuteurs, quand commence un échange verbal. C’est bien le cas ici. Plus audacieux encore est l’incipit in media scripta, dont le principe est expliqué par le même del Lungo, et qui consiste à donner l’impression que la première phrase commence au milieu d’un texte dont le début est perdu ou virtuel. Cette idée toutefois n’est pas suffisamment étendue par ce poéticien qui ne considère que les phrases numéro un. Or si l’on étend la notion de première phrase à toutes les phrases, comme nous le proposons, alors de nombreuses, pour ne pas dire toutes, les phrases proustiennes deviennent in media scripta : il suffit de bien les couper. Nous proposons entre autres : « …couché de bonne heure ».

Ces typologies ne permettent pas d’épuiser le génie proustien de la première phrase. « Long à écrire. » : comment ne pas admirer cet étonnant incipit tiré de la page 1043 du dernier volume de la Recherche, Le Temps retrouvé, qui abonde en premières phrases ? La phrase averbale est audacieuse car elle dit à la fois la longueur de ce qu’on va lire, mais en même temps, par sa brièveté, contredit cette annonce, et par cette subtile ironie, piège le lecteur pris aux rets d’un texte qui se mine de l’intérieur au moment même où il se fonde.

Devant la richesse et la diversité des premières phrases proustiennes dont la virtuosité apparaît dès lors qu’on veut bien les chercher où elles se trouvent c’est-à-dire partout, on voit bien à quel point il est réducteur de considérer que les premières phrases ne se trouvent que sur la ligne de départ des romans. Une lecture bien menée montre que toute phrase baigne dans la promesse d’un roman à venir qu’elle éclaire tout autant qu’il s’y reflète. Les implications politiques de ce constat nous sont apparues suffisamment évidentes et nous avons pris la résolution de les développer dans de prochaines publications. Mais pour l’heure, en ces temps d’incertitude, nous avons préféré laisser le mot de la fin à Proust, à travers l’un de ses plus brillants incipit, serti dans les dernières pages du Temps retrouvé : « N’était-il pas trop tard ? »

Ouvrages cités et consultés

  • Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit, Skira, « Sentiers de la création », 1969.
  • Serge Doubrovsky, « Corps du texte/texte du corps », Études Proustiennes, 6, 1987, p. 52.
  • Andrea Del Lungo, L’Incipit romanesque, Seuil, 2003.
  • Laurent Nunez, L’Énigme des premières phrases, Grasset & Fasquelle, 2017.

Nous citons les incipit de Marcel Proust dans l’édition de À la recherche du temps perdu où nous avons commencé à les lire : Gallimard, « Pléiade », 1954.

Post-scriptum

Florian Pennanech est né et il va mourir un jour. Dans l’intervalle, il attend que ça commence. Sophie Rabau est née et mourra sans doute un autre jour. Dans l’intervalle, elle aimerait bien que ça commence.