Vacarme 80 / Commencer

un deux un deux

par

Situé en Belgique, le Courtil est un institut médico-pédagogique (IMP) qui accueille et accompagne, depuis 1950, des enfants et jeunes adultes dont les difficultés se situent au croisement du psychique et du social. La prise en charge y est orientée par l’éthique de la psychanalyse lacanienne, transformée en une pratique à plusieurs soucieuse de la singularité subjective de chacun et d’un accueil au cas par cas. L’accompagnement clinique y est soutenu par l’étude et une formation permanente des intervenants. Après avoir rencontré cette institution et les jeunes qui y sont accueillis, pendant deux mois, Léna Burger y a proposé et mis en place depuis septembre 2016 des ateliers de radio hebdomadaires.

« Tu as vu, maintenant il y a un studio de radio au Courtil. Tu veux venir voir ? On organise une visite tout à l’heure ». Avec quelques jeunes intrigués par les photos, on monte les escaliers, une deux une deux. Derrière la porte, une petite salle avec deux fenêtres, un plateau et la technique, quatre micros, quatre casques, une table de mixage, un enregistreur, l’ordinateur, et surtout une horloge de studio France Culture. « Eh je la connais cette radio ! » « Tu me la donnes ? » « Je la veux ». Je ne peux pas donner l’horloge, c’est un cadeau, mais elle peut ponctuer, donner l’heure, celle de la fin de la chronique, celle de l’ouverture du micro, celle du lancement de la musique. Les points bleus des secondes qui s’allument autour du cadran retiennent l’attention ••• silence •• respiration • Il est 16h50 et on va mettre la chanson de Gradur Rosa.

Au tableau blanc, je propose d’écrire le programme. Musiques, météo, infos, interviews, je liste les éléments classiques d’une grille de radio. Soën s’intéresse particulièrement à la cuisine, mais ici il veut faire « les infos ». Je demande lesquelles : « Ben, comment ça marche la cantine, à la buanderie, les gens qui travaillent au Courtil ». Pour sa dernière interview Soën a invité le directeur Quatrième question quel métier vous avez fait avant d’être au Courtil ? — Ah ça ça va être une surprise, parce que avant de travailler au Courtil, j’étais professeur de danse — Ah ouais ?

Yasmine demande si on va passer à la télé. Elle n’est pas la seule à poser cette question. « Est-ce qu’on peut écouter la radio dans la voiture ? » Un présentateur d’émission c’est la télé, une radio ça s’écoute sur la route. Et dans une radio, on entend des flashs de prévention de tout un tas de risques, elle commence ainsi une chronique « faire attention » : faire attention… dans la route, dans… les accidents. Mais avant, elle explique : Bonjour, nous sommes avec une femme très belle et une petite femme qui nous fait montrer, nous sommes sur Radio Courtil. Pour cet atelier, nous sommes trois : un·e intervenant·e qui s’occupe aussi de permettre les allées-venues des jeunes, un·e stagiaire, et moi, la technicienne, ou la « petite femme qui nous fait montrer ».

Christopher, lui, ne veut pas parler dans le micro, ce qui l’intéresse c’est l’ordinateur. Il veut bien quand même qu’on mette une chanson de Johnny. Pour l’annoncer, il lance littéralement la musique JOHNNYALLUMEZLEFEU ! puis s’écarte d’un bond du micro et se rassied près de moi. Je le nomme « assistant technicien », on passe au montage. Sur l’écran s’affiche le dessin de la voix. Je montre les sinuosités du doigt, « là c’est quand il y a un blanc, du silence, c’est plat, là l’onde reprend, là c’est quand tu as dit un deux un deux, tu vois le dessin se répète, et là ça sature, les crêtes sont coupées, c’est que c’était trop fort ». Alors Lucas, qui s’est approché pour observer, s’écrie « eh mais c’est comme des lettres ! ».

Depuis ce premier atelier du mardi, avec le groupe des plus jeunes, début septembre, le studio a déménagé dans la salle bleue, en face. Il a été habillé, sur ses murs, à côté de l’horloge, de dessins et d’affiches faits et choisies par les jeunes. Le deuxième créneau d’atelier s’est ouvert pour le groupe des jeunes adultes à la mi-septembre. Le site a été refait, pour que chaque chronique apparaisse et se détache sous la playlist des dernières émissions qui les joue ensemble. Certain·e·s se sont ajouté·e·s au groupe de l’atelier, d’autres ne sont jamais revenu·e·s. Dans la cour de l’institut, il y en a qui viennent me saluer « on se voit demain pour la radio », « j’ai pris ma clé usb ». Je suis devenue incollable sur la playlist de Skyrock. Récemment, on a enregistré des jingles dans de grands éclats de rire Radio Courtil c’est… débile débile débile débile.

C’est Thibault qui est véritablement incollable sur Skyrock. Il l’appelle « ma radio ». Lorsqu’il vient passer ses titres, chaque semaine, il faut couper le casque quand il fait les annonces, remettre le son pour la chanson. « Je veux pas quand je parle. » Il s’assure qu’il n’entendra pas sa voix en avançant lentement le nez près du micro et en soufflant dessus tout doucement plusieurs fois, en se retournant vers moi. Depuis peu il s’essaye à manipuler lui-même le bouton de réglage du son. Un jour, tandis que la musique passe, je coupe les micros pour pouvoir lui demander quelque chose, mais Thibault sursaute, me regarde figé en plaquant ses deux mains sur sa bouche, comme quand sa voix fait irruption dans le casque. À la radio, quand une musique passe, les présentateurs ne discutent pas par-dessus.

Même auprès des chroniqueurs les plus réguliers, je répète souvent pour les rassurer « ça fait rien, on peut recommencer ».

C’est d’abord comme un flux que la radio s’écoute, et on n’y entend pas les coupures, ni celles des micros, ni celles du montage. Alors les premiers temps de l’atelier, c’est l’atmosphère du direct qui règne dans le studio, et après l’annonce d’une musique, certains se précipitent sur l’ordinateur pour taper le titre et enchaîner au plus vite. Ce n’est que peu à peu que les étapes de la fabrication (les essais, la prise, le montage, la diffusion) ont pu pour les uns et les autres décomposer le flux en différents moments. Le circuit du son est devenu moins mystérieux. Qu’on puisse écouter ce qu’on n’entendra pas, ou qu’on n’entendra pas ce qu’on a pourtant dit, est devenu moins énigmatique. Le bouton de l’enregistreur n’est plus juste un interrupteur, mais permet de mettre « pause » pour mieux reprendre. Même auprès des chroniqueurs les plus réguliers, je répète souvent pour les rassurer « ça fait rien, on peut recommencer ».

Kevin a un très grand succès auprès des jeunes. Il vient enregistrer des freestyle de rap avec une aisance sans pareille. Un mercredi, après le choix rituel d’une « instru » parmi plusieurs, il commence son improvisation. D’un coup, il s’arrête, lance son casque et repousse la table « non mais là j’étais trop vulgaire là, trop vulgaire ! » Après un petit échange pour apaiser les esprits, on a cherché ensemble dans la musique l’endroit où faire une coupe, sans que ça ne se remarque. Kevin remet son casque « ah Léna, heureusement que tu sais faire du montage hein ! ».

Le montage, comme l’horloge, fournit un point d’appui. Il permet de ponctuer, mais aussi de revenir en arrière, de manipuler la voix, d’en faire des brouillons. Pour certains, cela allège le poids d’une énonciation qui bafouille ou bégaye, laisse la place à des fous rires nerveux avec moins de trac, à des erreurs techniques avec moins de panique. Chacun peut être assuré qu’il aura finalement le dernier mot sur ses paroles.

Entendre sa voix est une expérience intimidante pour tout un chacun. On n’entend pas seulement ce qu’on a dit. Il y a aussi l’émotion, les bruits du corps que l’enregistrement trahit, et amplifie à l’occasion. On peut se sentir piégé dans le reflet de la captation, y découvrir de l’étrangeté, se sentir très nu. Alors certains, comme Thibault, préfèrent ne pas avoir de retour pendant l’enregistrement, pour d’autres c’est aussi impossible à supporter que si l’on se croisait soi-même dans la rue, alors il ne s’agit surtout pas de réécouter. Ça a été un des moments les plus troublants de l’atelier : quand, en septembre, j’ai fait écouter à Xavier l’interview qu’il venait d’enregistrer. Son visage s’est bouleversé au son de sa voix d’une façon très impressionnante, il est devenu rouge et blanc, les yeux écarquillés et le front très grand, rentrant la tête dans ses épaules. J’ai arrêté tout de suite la diffusion, je n’avais pas du tout mesuré l’effet que cela aurait. Xavier a une manière très particulière de parler, ou plutôt ses paroles ont une manière particulière de s’agencer : c’est comme si chacun des mots était toujours tenté de filer vers des effets d’associations plutôt que de s’en tenir à la ligne du sens qu’organise la syntaxe. Alors, dans ses phrases, s’invitent au milieu de ce qu’il veut dire d’autres mots, d’autres expressions. Je lui ai dit que ce n’était peut-être pas très facile de s’entendre et que ce n’était pas obligé. Xavier a alors expliqué « C’est que ma voix c’est ma tête, c’est difficile c’est pas ça ».

Manipuler les réglages, écrire le programme, agencer le conducteur, faire un « point technique » avant de commencer, donner la réplique pendant une interview, réécouter pour voir « comment ça a été cette fois-ci » : chaque étape de l’élaboration de la chronique et de son enregistrement fournit l’occasion de petits échanges qui assurent, comme en escalade, de pouvoir s’avancer vers la suite. Faire de la voix et des mots des objets de travail et de discussion, de composition, mais aussi de jeu, éloigne un peu l’espace figé et plein du pur écho qui saisit. On peut alors aisément râler à tour de rôle sur les bugs de l’ordinateur, la lenteur d’internet, les erreurs techniques, qui prennent un peu le relai pour endosser les imprévus et localiser les incidents.

Un jour, Emilio, qui arrive toujours le premier, s’effondre : j’ai oublié un câble à Paris. Heureusement, j’attrape d’autres câbles et lui présente pour le rassurer. Le menton encore tremblant, il dit « ouf, j’ai cru qu’on allait pas pouvoir enregistrer ! ». Après sa chronique « It’s party time et rigolade », Emilio reste assis, il a une autre idée : « un jingle incident technique ». Je rouvre le micro : Poum tchi tchi tchi poum tchi. Raaaadio Courtil, Radio Couuurtil. Attention, suite à un incident technique nous interrompons vos programmes, ils vont reprendre d’ici quelques instants, merci de votre patience et de votre compréhension.

Dans cet enregistrement, Emilio mime parfaitement les sons typiques de ces annonces et l’accent des voix de synthèse qui les prononcent. Le jeu que rend possible l’élaboration consiste aussi à jouer à se prendre au sérieux. La plupart des jeunes qui participent à l’atelier s’emploient à faire que Radio Courtil corresponde à ce qu’ils connaissent ou imaginent de la radio et de ses codes, au minimum en ouvrant et fermant leurs passages par des salutations aux auditeurs. Pour plusieurs, le travail est passé et passe encore par le fait de se composer une voix, en l’habillant des accents des présentateurs qu’ils écoutent et en ajoutant de petites formules. Chacun a également choisi un titre pour sa chronique, parfois un pseudo (Léo, Misterlove, Kéké du 59, Sacha) et une image pour le site. Il y a aujourd’hui 22 chroniques en ligne. Plusieurs d’entre eux se sont prêtés à une interview sur leur travail, ou en ont réclamé une pour parler de leur envie de changer de groupe, leur intérêt pour la musique, ce qu’ils ont appris dans d’autres ateliers. En juin, on a projeté de faire un voyage à Paris pour aller visiter une radio : NRJ et Skyrock se disputent la vedette. La semaine dernière, sur l’horloge, à la place de France Culture, Emilio a collé un post-it Radio Courtil.

Tirer la chaise, mettre le casque, s’approcher, un deux un deux – ouais ça va je m’entends.

Ils utilisent dès que possible les mots de la radio pour me donner des indications de réalisation : « La musique en tapis aujourd’hui », « Je ferai la désannonce après » et poursuivent ensuite pendant l’enregistrement avec la petite chorégraphie des gestes qui signent ces indications. Ils sont tous devenus familiers du rituel de l’installation, certains ont même leur place attitrée autour du plateau. Tirer la chaise, mettre le casque, s’approcher, un deux un deux — ouais ça va je m’entends.

Tony vient depuis le début à l’atelier pour le groupe des jeunes adultes enregistrer les actus gaming de la semaine, et les actus ciné. C’est un de ceux pour qui le travail de composition s’est particulièrement appuyé sur les codes de la radio. Les premiers enregistrements, la voix de Tony était peu audible, et son énonciation peu claire, mais il ne s’interrompait pas, tenant le fil de son texte jusqu’au bout, dans lequel on entendait déjà la musique des voix de présentateurs. Au fur et à mesure, il a écrit des conducteurs plus courts et dans une police plus grande. Il a ajouté des musiques à ses chroniques, il a fait des émissions spéciales, comme pour la Saint-Valentin par exemple. Un jour, au début de tout ce travail, Tony a ajouté à la fin de sa chronique, pour conclure, une nouvelle formule : « À vous les studios ! » Cette petite signature qu’il lance dit aussi comment dans le code se tresse de l’invention. Se fabriquer une voix de chroniqueur permet de convoquer finalement quelque chose de singulier, mais du côté du style. Depuis septembre, sa prononciation a beaucoup changé, ainsi que l’assurance avec laquelle il parle, ce que soulignent les mouvements de ses mains qui accompagnent sa diction. Récemment, je lui ai proposé une interview. Il a choisi de ne pas connaître les questions en amont. Alors ses réponses improvisées ont fait réapparaître cette voix légèrement tremblante avec ses moments confus. Nous avons fait le montage ensemble, et je me suis employée à appuyer mes défauts d’intervieweuse, mes hésitations et mes propres confusions. Arrive un moment où je tousse, Tony éclate de rire. Alors il propose de faire un bêtisier. C’est lui qui choisit les passages à coller, et après une série de mes euh…, ce sont ses balbutiements qu’il retient, opérant un détournement ironique de ces chutes, qui avant ne faisaient entendre que le trébuchement, et qu’il isole là pour en rire.

Reste l’adresse. Au début de l’atelier, Thibault ne comprenait pas que je lui demande de lancer les musiques. Je disais « est-ce que tu peux dire : on va écouter… », et invariablement Thibault me répondait le titre de la chanson, en ajoutant « mais je viens de le dire ! », et il avait raison.

Certains la mettent en scène, pour d’autres ça reste mystérieux. Dans sa dernière chronique, Emilio informe des résultats des élections, Valentin soupire « mais on sait ! », Emilio le regarde, fronce les sourcils « mais eux ils savent pas ! » À qui on parle dans un micro ?

Post-scriptum

Les sites internet du Courtil : http://courtil.be et de Radio Courtil, http://radiocourtil.wixsite.com/radio.

Lire aussi l’entretien avec Mariana Otero, Voir autrement, à propos de son film sur le Courtil, À ciel ouvert, paru dans Vacarme 66, hiver 2014.