Au Front (1987)

les places seront pour nous « Au Front », 1987

par

Véronique est la seule femme du quartier à passer à la permanence, la seule, l’unique, celle qui fonde Alessandro à proclamer : « Des femmes ma oui, il y en a des tas qui militent ». Beaucoup de temps s’est écoulé avant que nous puissions nous rencontrer : elle venait toujours à la section quand j’étais partie, ou s’était déjà envolée quand j’arrivais.

Elle est née à Saint-Louis, juste derrière le local qu’occupe aujourd’hui le FN. Depuis, elle n’a jamais voyagé que le long de l’axe qui, du nord au sud, traverse l’arrondissement. D’abord l’école au coeur de Saint-Louis, un premier travail 800 mètres plus bas, puis un second deux kilomètres plus haut. L’âge adulte venant, elle a pris son envol et s’est risquée aux limites du quadrilatère natal. Elle travaille maintenant aux abattoirs, à l’extrême sud du quartier, et loue une petite maison à l’extrême nord, déjà sur le territoire de la banlieue.

La maisonnette est vieillotte mais charmante, perchée au sommet d’un monticule d’où elle découvre les principales cités du 15e, la Bricade, le Plan d’Aou, autant de plaies grises sur la terre rougeâtre des terrains vagues. Au loin, plus au sud, les lumières des docks, la nuit, prodiguent un illusoire éclair de vie au port agonisant.

Sa rue porte un nom curieux : Le Moulin du Diable. Le moulin est probablement sa maison. Accolée à un socle rectangulaire, une mini-tour ronde finit en toit plat contre le ciel. Véronique en est la diablesse. Impétueuse, rauque, elle aspire la vie comme elle tire sur ses gitanes, à larges bouffées profondes, et traite les problèmes comme ses mégots, en les écrasant d’un tour de pouce nerveux et appuyé.

Tous les matins, c’est réveil à 5 heures et direction les abattoirs où elle emballe de la viande découpée. La même rengaine depuis cinq ans, de quoi être épuisée parfois. Elle vient de prendre neuf jours de congé-maladie, pour se faire soigner un furoncle qui traîne depuis trop longtemps.

— Oh y en a marre aussi, ils commencent à me gonfler en bas, il se passe quelque chose, c’est tout pour moi, c’est toujours Véro qui trinque. Y en a marre ! Je me prends une semaine. Et puis si ça leur plaît pas, c’est pareil, mais ça va leur faire drôle, parce que jamais je me suis arrêtée en cinq ans.

Seulement Véronique doit payer pour cette rebuffade. Elle le réalise en lisant sa fiche de paie. Suppression de la prime de rendement, plus décompte pointilleux des jours d’absence égalent 2 288 francs et 22 centimes pour le mois. Reste à espérer que la Sécurité sociale envoie vite ses remboursements. En attendant, elle n’a pas de café à offrir. Elle change de sujet et, s’esclaffant, indique du doigt les fissures mal rebouchées du plafond.

— Oh c’est moi qui ai tout refait ici, ça se voit d’ailleurs... (Nouvel éclat de rire.) T’aurais vu l’état : j’avais rien à l’époque, juste un matelas par terre. Et puis, petit à petit, je me suis tout acheté, mon salon, ma télé. Oh, j’ai pas grand-chose mais l’essentiel, ça oui je l’ai : le Frigidaire et tout.

Elle secoue ses cheveux à la diable, toujours en jean, jamais maquillée. Elle a vingt-quatre ans mais n’est pas une minette. Elle n’est l’esclave de personne et surtout pas du regard des hommes.

Les autres femmes sont des épouses, des mères ou des filles. Elle s’affirme en défiant le qu’en-dira-t-on. Elle partage son toit avec un ami, rien qu’un ami, et se moque bien des gens qui le prennent pour un amant. Julien non plus n’a cure des rumeurs. Il se présente en tirant sur sa moustache bonhomme :

— Bonjour. Moi c’est Julien, flic, sale flic comme on dit.

Véronique votait déjà Le Pen quand Roland lui a demandé de venir au Front national. Elle a tout de suite accepté, c’était une bonne occasion de prouver une fois de plus qu’elle avait du cran :

— Il est trop ce mec ! ça fait longtemps qu’on se connaît. Un jour il vient, il me dit : oh toi de quel parti tu es ? Alors moi, je lui réponds : je vote pour le Front. Alors il me fait : ça te dirait de tenir un bureau de vote ? Il croyait pas que je le ferais mais je l’ai fait. Mais c’est pas pour ça que j’ai la carte. D’ailleurs, tu sais les cartes y en a qui les ont, mais ça veut rien dire.

A sa gauche le clan des opportunistes, à sa droite celui des dévoués, des cathares en somme, dont chacun estime bien sûr faire partie. A la permanence, les militants se plaignent souvent de ces adhérents qui ne viennent jamais que lorsqu’ils ont un problème. Rampal, le nouvel attaché parlementaire d’Arrighi, se targue également d’être un pur, un homme d’honneur. Il ne cesse de passer au local depuis sa nomination.

La première fois qu’il nous a rendu visite, il est entré en silence, avec au bout du bras son attaché-case. Les lunettes carrées, le costume impeccable et le foulard rouge à fleurs dorées, tout indiquait qu’il s’agissait d’un important personnage. Au milieu de la cacophonie traditionnelle, il a salué chacun à demi- voix, un rien précieux. Lui n’est pas du même monde, lui est l’intercesseur auprès du seigneur Arrighi.

Rampal est venu au Front national parce qu’il croyait y retrouver les idées de sa jeunesse, celles du MRP, les valeurs morales, chrétiennes et nationales :

— Moi, je ne cherchais pas une place, j’en avais une au Centre des démocrates sociaux, j’étais au conseil politique. Je connais du monde, je n’ai pas besoin du Front et, croyez-moi, ce n’est pas facile de quitter un parti.

Qu’Arrighi l’ait rapidement appelé auprès de lui a dû, malgré tout, beaucoup aider à la guérison de ce traumatisme. Petit, Rampal bombe le torse et rougit de suffisance :

— Quand Arrighi m’a proposé ce poste, j’ai réfléchi, mais je ne pouvais pas refuser. Mais croyez-moi, ce n’est pas une sinécure, il y a du travail, je n’arrête pas. Et Arrighi me le dit souvent : ah quel dommage que je ne vous ai pas eu depuis le début !

Tout n’est pas rose, hélas, et parfois on se dévoue pour pas grand-chose, même, disons-le, souvent pour des pas grand-chose. Tel pourrait être le message de Rampal qui, traduit dans la langue de Véronique, donne, froncement de sourcils à l’appui :

— Il y en a qui parlent, qui parlent ! Ça pour parler, dis donc, y en a qui sont forts.

Pour être véritablement pur, il faut « en avoir bavé » être marqué par la vie. C’est ainsi qu’on entre dans le cercle de famille. Il ne se passe pas une séance sans que l’un ou l’autre raconte comment il a toujours compté sur ses seules forces pour s’en sortir. Caron fait toujours rire quand il résume ses débuts dans la vie avec sa femme : une voiture pour épater les beaux-parents, la carrière de militaire pour les rassurer, mais pas un sou sur le compte en banque.

Alessandro aussi se confie parfois. Comme il n’est pas premier au hit-parade des bavards, il attend pour se livrer que Dewaert, Caron et Roland soient absents, ce qui arrive très rarement. Un soir, seuls l’entourent le timide Sylvain, le triste Perthier, dont la douleur m’est toujours inconnue, et le taciturne Rezzi.

Ce soir donc, Alessandro se cale sur sa chaise, saisit un stylo puis le tient délicatement entre ses deux index, comme à chaque fois qu’il se prépare à parler sérieusement :

— Tout le monde en bave. Moi, quand je suis arrivé en France j’étais prêt à faire n’importe quoi, même balayer les toilettes, pourquoi, hein, faut bien manger ; pourtant mon métier c’est chauffeur. Et, tous les matins, j’étais debout à 5 heures pour lire les petites annonces.

Ailleurs, on juge peut-être les hommes à leurs idées ou à leur portefeuille. Ici, à la permanence, c’est I’heure du réveil qui détermine la qualité d’un individu. Plus on se lève tôt, plus on est travailleur, plus on mérite le respect.

Après un mois de lecture assidue des offres d’emploi, Alessandro est devenu livreur dans une compagnie de transports internationaux. Il n’était pas, hélas ! au bout de ses peines.

— Je ne connaissais rien, ni les villes ni les noms de rues et j’osais pas demander pourquoi j’avais peur avec mon accent. La première fois, le patron il m’a envoyé à Lille, je me suis dit en moi-même : ma où c’est ça ? Heureusement, j’ai rencontré un routier qui allait sur Paris, alors je l’ai suivi.

Par chance, Alessandro a ensuite retrouvé un ami avec lequel il avait combattu dans les rangs de l’OAS - détour guerrier par l’Algérie, avant son retour en métropole. Un très bon copain, qui l’embaucha aussitôt dans la société de transports de fonds qu’il venait de créer. Et, en coinçant son stylo entre son nez et sa moustache, de nous expliquer comment il a survécu à tous les braquages grâce à son intelligence et à son sang-froid :

— Ceux qui se font descendre, c’est parce qu’ils sont bêtes. Moi, sur la fin, on m’avait pris pour former les nouveaux. Je leur disais toujours : n’importe quoi vous voyez sur la route, vous ne vous arrêtez pas, même un accident, même un gendarme. Qu’est-ce qui te dit que c’est un vrai gendarme ? Alors, même s’il faut arracher une aile en fonçant dans le tas, tant pis.

En racontant, Alessandro mime bien sûr. Il mime tout, la conduite, la surprise, la voiture qui fonce et le bras d’honneur aux malfrats et, peut-être aussi, aux vrais blessés.

— Et vous aviez des primes ? Iui demande Sylvain.

— Ça oui, on avait des primes : on gagnait bien entre 6 000 et 7 000 francs par mois.

Alessandro est fier, il a réussi, il a gagné 2 000 francs de plus que le salaire minimum. Certes, il a risqué sa peau, et deux de ses collègues ont été déchiquetés par une mine magnétique, mais c’est à ce prix qu’il a pu oublier son passé d’immigré...

A la permanence, tous croient que je suis comme eux, prête à gagner ma vie à la sueur de mon front. Je me dis chômeuse et cherche du travail, mais mollement. J’en ai souvent honte d’ailleurs, tant chacun manifeste de sollicitude et s’enquiert de mes démarches. C’est Alessandro, cet Alessandro qui me hérisse avec son allure de Chemise noire mussolinienne, ses tenues sombres, sa petite moustache raide en brosse sur sa lèvre mince, c’est lui qui, un jour, sans que je lui aie jamais rien demandé, me dit :

— Anna, il faut que tu m’excuses... Il se tortille sur sa chaise, prend une mine confuse, et persistant à italianiser mon prénom :

— Anna, j’ai laissé passer une place pour toi. Bon c’est pas ma faute, c’est ma fille, elle m’a prévenu trop tard mais quand même... C’était dans la boîte où elle travaille, ils avaient besoin de quelqu’un pour coller des étiquettes.

Il en est malade. Avant de me l’avouer, il en a même parlé à un autre militant en s’accusant d’être vraiment un « con ». Entre nous, nous étions capables de sentiments...

L’entraide est de règle à la permanence du 15e, mais les militants peuvent également compter sur quelques conseillers régionaux qui se sont mis au service de leurs électeurs en difficulté. Celui-ci, comme André Isoardo, bien introduit auprès des offices de HLM, tente d’accélérer l’accès aux logements sociaux. Tel autre annonce qu’il peut aider les demandeurs d’emploi. Je décide de sonder cette esquisse de réseau clientéliste.

Dès le jour de mon adhésion, rue de Rome, Claude m’a signalé la présence au Conseil régional d’une assistante sociale du Front national. Elle reçoit tous les vendredis après-midi. A l’accueil du Conseil, les hôtesses me répondent d’un ton glacial quand je leur demande de m’indiquer les bureaux du FN. Elles me reçoivent mal, mais leur mépris, en l’occurrence, me réjouit...

L’assistante sociale m’accorde une demi-heure d’entretien et m’aiguille sur un collaborateur des conseillers régionaux. Ce jeune homme me demande de lui envoyer rapidement un curriculum vitae et me prodigue quelques conseils pour l’écrire, de bons conseils précise-t-il, qu’il tient de l’Institut d’études politiques de Paris dont il sort. Il s’exprime dans un français parfait qui choquerait l’oreille de Véronique et rendrait sourd Dewaert. Dewaert ne comprend pas quand on lui parle trop vite.

Il me suggère de m’inscrire à l’ANPE et de postuler pour un stage de formation. C’est seulement ensuite qu’une élue siégeant à la commission formation professionnelle pourra peut-être m’aider à décrocher un stage en entreprise et défendre mon dossier :

— Il faut que je vous dise que nos élus n’aiment pas trop « pistonner » comme on dit, mais enfin un cas semblable au vôtre s’est déjà présenté une fois. Nous avions trouvé une solution, il est possible, sans que je vous donne toute garantie cependant, qu’il y en ait une pour vous aussi.

Je sors soulagée. Somme toute le Front national ne peut et ne veut que me renvoyer vers les réseaux institutionnels. Désirant, malgré tout, tirer sur la corde, je retourne voir l’assistante et lui demande si elle n’a pas, en attendant le stage hypothétique, un emploi à me fournir. Elle n’hésite pas une seconde et me dirige vers un agent d’ANPE qu’elle connaît. Ce n’est pas l’agence du quartier où je réside. Je ne suis inscrite sur aucun registre d’ANPE de France ou de Navarre mais l’ami de l’assistante me reçoit sans s’arrêter à ces détails. Il me trouve rapidement un travail à la mesure des compétences que je lui ai décrites : je sais taper à la machine mais ne possède aucun diplôme de dactylographie. La place de secrétariat à temps partiel qu’il me propose est immédiatement libre. Cela dit, si je trouve le salaire trop faible, si je préfère être employée à plein temps, je peux revenir le voir. Il m’y invite, se fait même insistant parce que, dit-il, d’ici peu, il aura mieux à m’offrir.

En sortant de ce fructueux entretien, la phrase de Le Pen « Je préfère mes filles à mes nièces » me revient en mémoire. Dans la foulée, je me dis que son slogan « Préférence nationale » pourrait bien signifier non pas priorité d’emploi aux Français - ce qui est déjà bien exclusif - mais aux lepénistes. Je n’ai même pas encore reçu ma carte du Front, personne ne me connaît vraiment, et malgré cela, j’aurais pu travailler dès le lendemain si je n’avais inventé un fallacieux prétexte pour laisser la place aux chômeurs dûment enregistrés.

Les élus du Front cependant ne sont pas débordés par les demandes d’embauche. La plupart des adhérents ignorent que leur parti est ainsi disposé à les aider. A la permanence du 15e, personne ne connaît I’assistante sociale du Conseil. De toute façon, rares sont ceux qui feraient la même démarche que moi. Les jeunes que j’ai rencontrés ne se bercent guère d’illusions. Ils connaissent l’ampleur du chômage et devinent les limites de ceux qui prétendent leur trouver du travail.

Quand ils ont la chance d’avoir un père petit patron, ils s’activent, sans rechigner, à la bonne marche de l’affaire familiale. Les autres disent souvent qu’ils vont monter une association de chômeurs, puis rebutés par l’ampleur de la tâche se mettent à rêver d’entrer dans la Fonction publique. Véronique se dit parfois :

— Je ferais bien aubergine, seulement mon problème, c’est la grammaire, le français je suis fâchée avec.

On tente beaucoup les concours de la police. Claude le timide réussit celui de gardien et part en stage, d’autres jeunes chômeurs longue durée racontent comment ils y ont échoué en dépit de la demande de « piston » qu’ils avaient formulée auprès d’Arrighi. Ils sont corses et attendent beaucoup du député compatriote.

Les jours s’écoulent, et le présent se décline sans espoir. Quand, incongrue, passe devant nos yeux la vision d’autres vies possibles, comme celles du feuilleton Dallas, Véronique, songeuse devant son petit écran, exprime alors son solide sens des réalités :

— Oh ça, c’est encore un monde qui existe pas. Et puis, ils sont pleins de sous, et toujours là à s’arracher les uns les autres, à se bouffer.

Tout le monde attend. Les jeunes, les vieux, les artisans, les chômeurs, les ouvriers. On attend, comme on attendrait Godot, qu’Arrighi devienne maire de Marseille. Et on y croit dur comme fer :

— Tu verras quand on aura la mairie, c’est là qu’on viendra travailler. Et pourquoi pas ? C’est normal, on se dévoue, non ?

Phrase clé, répétée des centaines de fois par des centaines de bouches. Mesure par avance de l’immense déception qui régnera au lendemain des municipales de 89 si d’aventure le FN l’emporte : jamais Arrighi ne pourra satisfaire tous ces espoirs. Roland déjà le sait qui répète à ses amis et notamment à Véronique :

— Mais, bon sang, prends ta carte du Front dès maintenant, parce qu’en 1989, ce seront les plus vieux adhérents qui seront servis. Tu ne crois tout de même pas qu’il y aura du boulot pour tout le monde ?

Tous cependant continuent d’imaginer que le monde peut changer de face si leur élu préféré devient le premier magistrat de la cité. La mairie : le mot suffit à libérer tous les rêves.

Rêve de reconnaissance sociale pour l’ancien légionnaire Durand. Econome dans une clinique, il ne manque de rien ; mais il souhaite accéder au statut de notable :

— Vous verrez Anne, il nous reste à subir deux ans de sacrifices et, après, les places seront pour nous.

En attendant, il multiplie les témoignages de son nationalisme bon teint, accompagne sa femme à la messe intégriste, se prépare à recevoir Le Pen qui doit venir à Marseille le 4 avril et, pour l’occasion, demande à tout le monde d’être bien habillé : les hommes en costume et les femmes en jupe blanche et blazer bleu. Il ne doute pas : dans deux ans, comme Rampal, il pourra se vanter d’être l’intercesseur auprès d’un grand élu.

Rêve, pour Véronique, de tranquillité, d’un monde sans petit chef, sans contremaître :

— Je vais te dire, Anne, si on m’offre un poste où je suis assise toute la journée et que la paie elle tombe, qu’il y ait du rendement ou pas, ben je dirai pas non.

Parfois, l’image du rêve tremblote, manque de s’estomper sous un regain de lucidité :

— Faut pas qu’on se fasse d’illusions, Anne, même si c’est les quartiers nord qui donnent le plus de voix à Arrighi, je te le dis, une fois qu’il sera élu, les gens des quartiers nord, il ne les connaîtra plus, il fera comme les autres...

Véronique a les intuitions de son milieu. Elle sait l’essentiel. Pourtant la politique n’est pas son fort. Nationalisme, libéralisme, fascisme, sont autant d’ismes qui lui embrouillent l’esprit. Quant à Pasqua, elle aurait juré qu’il était avec Le Pen. De toute façon, elle s’en moque : elle est au Front pour en découdre. Elle en a toujours décousu avec la vie, il lui faut continuer c’est tout.

Tous disent le Front, et pas seulement pour faire court. En d’autres temps, le Front aurait pu s’appeler autrement, même populaire. C’est Alessandro qui l’a dit un jour. En mon for intérieur, j’ai été la seule étonnée. Roland a eu l’air de ne pas apprécier, mais n’a pas bronché, et les autres ont renchéri :

— C’est sûr, avant y avait le Front popu et maintenant y a le Front, c’est rien que les mentalités qui ont évolué, d’ailleurs, regarde le PC, il arrête pas de baisser.

Que veulent-ils tous ? Que ça change, ni plus ni moins. Comment ?

— Ben déjà, selon Véronique, en foutant les troncs, les bicots, les crouilles à la mer.

En expulsant les Arabes en somme. Et après ?

— Ben après, ce sera Marseille propre, on y verra déjà plus clair. Et ceux qui disent que les Arabes font le travail qu’on veut soi-disant pas faire, c’est des couillons, parce que moi mon frère, il l’a tenu le marteau-piqueur et y a pas de honte à ça.

Personne ne va beaucoup plus loin. Roland a quelques idées de plus, mais il est bien le seul. Il parle d’ordre nouveau. Ordre nouveau ? Le mot est flou, sans histoire pour les jeunes qui ignorent qu’un groupuscule d’extrême droite a naguère porté ce nom. Véronique est persuadée qu’il s’agit tout simplement d’une expression plus élégante que « Marseille propre ».

Peu importe de savoir de quoi demain sera fait, ce qui compte, c’est de se révolter maintenant. C’est si bon de protester, de râler. D’abord, contre l’Etat. Non pas contre l’idée d’Etat. A quoi rimerait de s’en prendre à une idée aussi vague ? Il est plus concret, plus violent, plus immédiat de s’en prendre à ses représentants les plus courants, comme la police.

Véronique est en rage parce que sa superbe petite Ford rouge qu’elle vient d’acheter à crédit, après avoir tant trimé, a été volée par - dit-elle - des « bicots ».

— Et la police, vous savez ce qu’elle m’a répondu la police : « Vous savez maintenant, il ne faut plus avoir de voiture ! » Et quoi, merde, on travaille, on se casse le cul pour quoi alors ?

L’ennemi peut également être le Trésor public. Sylvain, qui envisage de s’installer à son compte comme astrologue, pâlit déjà en calculant ce que l’Etat va prélever sur ses revenus.

— Parce qu’il faut pas se faire des idées fausses, tous les gouvernements, même celui de Chirac, ils sont pour le communisme. C’est du communisme rampant mais c’est du communisme.

Tous enfin accusent les assistantes sociales de non-assistance - c’est un comble - à Français en difficultés.

— Toutes des salopes...

Le mot n’est pas trop fort pour Alessandro qui, après avoir élevé ses neuf enfants et nourri sa belle-mère, s’est vu refuser l’aide médicale gratuite quand celle-ci s’est cassé la clavicule.

— Et vous savez ce qu’elle m’a dit cette pourrie : « Oh mais vous n’êtes pas dans le besoin, monsieur, vous êtes bien meublé. » - « Oui, madame, que je lui ai répondu : ces meubles, c’est moi qui les ai payés, parce que je ne suis pas un clochard moi, madame. » Et ma femme elle l’a prise par le cou et hop dehors. Racaille, va !

Certains soirs, la révolte, la haine, l’envie d’une existence meilleure débordent et charrient des torrents de mots acérés comme des pierres, des pierres pour lyncher. Il faut d’autres ennemis. C’est alors aux riches de trinquer. Aux riches, plutôt qu’aux bourgeois : Roland, le cadre politique, interdit l’emploi de ce mot qu’il juge « communiste ». Ces soirs-là, tous ceux dont on croit la vie facile se retrouvent au banc des accusés. Les journalistes, ces hommes et femmes cathodiques qui apparaissent tous les soirs sur le téléviseur et qui gagnent des milliards - pas moins - sont au premier plan... Petit jeu de massacre au cours duquel de vieux gisements de pensées affleurent brusquement au détour des phrases. Dewaert explose, il ne supporte pas la présentatrice de l’émission 7 sur 7 sur la première chaîne :

— Et vous savez, Anne Sinclair, c’est pas son vrai nom. C’est une Juive celle-là. Son père, c’était un Juif allemand. Son nom c’est Schwartz, ça veut dire noir en allemand.

Qu’importe que l’information soit fausse, c’est bien le moindre de ses soucis : elle est si riche de fantasmes. Rezzi en profite pour céder à son tic de langage et, mécanique, lâche :

— Y a qu’à rallumer les fours.

Personne ne relève. Quelqu’un émet un gloussement pour manifester qu’il a compris l’allusion. Ça ne va jamais plus loin. Pour l’instant, car je n’ai pas tout entendu.

Pas tout entendu de ceux qui croient n’être jamais écoutés, et en souffrent parfois jusqu’à l’ulcère. Denis est ainsi, malade. Il est chauffeur de taxi et travaille de nuit, employé, exploité, pressuré dans une compagnie. Il n’en peut plus de conduire. Avant, il était marin à l’Estaque, le petit port des peintres impressionnistes, dans les calanques rousses de lumière, l’été. Il avait un bateau, il pêchait. La concurrence d’entreprises qui sous-payent des immigrés l’a contraint à la faillite. Il ne mange plus. Quand il retrouve ses amis pour dîner avant de partir la nuit, il arrive en silence, un demi-sourire en guise de salut. Il n’avale rien, rien. L’ulcère lui vrille l’estomac. Il en veut à la terre entière de ne plus pouvoir sortir du port dans le petit matin. Tout lui manque, la mer, le ciel, le bruit du moteur Diesel. La pâleur de son visage dessine tous ces manques.

Il a été parmi les premiers du département à adhérer au Front. Il y trouvait une grandeur, une certaine forme de combat solitaire, puis d’autres sont venus, des opportunistes, des avocats, des médecins, des bourgeois comme il dit. Et cela lui reste sur le coeur.

— Ils ne feront jamais rien ces gens-là, faut pas se faire d’illusions. C’est des têtes de fifres, des ventres mous, ils ne feront même pas une association de chômeurs. Ce qu’il aurait fallu faire, c’est une révolution nationale populaire, et ça, Le Pen, il ne le fera plus : y a trop de ramollis au Front maintenant, et c’est de ceux-là qu’il va s’occuper.

Il reste le nez plongé dans l’assiette qu’il n’a pas touchée. Le repas fini, il s’en va. Dehors, le mistral souffle et éclaire la nuit. Il embrasse le ciel d’un regard. Son oeil luit d’un éclair fugace. Nostalgique, Denis soupire :

— Tu sais qu’elle doit être belle la mer maintenant.