Vacarme 80 / Commencer

ça a déjà commencé…

par

Marabout’ficelle de voix sorties des profondeurs d’une expérience qui se partage rarement, le commencement d’une analyse. Et en écho, cet autre commencement : Freud, en 1895, cherche un passage à gué pour atteindre l’envers du miroir.

avec les voix de Claire Piette, Cyril Lecerf Maulpoix, Isabelle Rèbre, Nathalie Garcia & Virginie Leblanc.

« Que d’années à se défaire du pli, à se délester des chimères, à se décrasser des niaiseries, à rompre le cercle étouffant de la faute et du rachat, à prendre le large loin de ces tenaces mais si touchantes impostures auxquelles butent les furieux élans de l’enfance façonnée dans la cruelle chasteté et le miel du respect, et qui doit tenir sa langue en attendant que vienne l’heure où la rébellion fusera au grand jour comme germe une plante après un long hiver. »
— Ostinato, Louis-René Des Forêts

à Jean-Luc N.

l’Esquisse

Freud est dans le train qui le ramène de Berlin où il est allé voir Wilhelm Flieβ. Sur le trajet il écrit Entwurf einer PsychologieL’Esquisse d’une psychologie [1]. Ce texte, qui ne fut jamais publié de son vivant, retrouvé presque par hasard dans un paquet de lettres adressées à son ami, contient en germe tous les fondements de la psychanalyse. Les barrières de contact modifiées par le frayage dans les neurones, la force qui continue à travailler le tissu nerveux après un événement, c’est-à-dire la mémoire, la répétition et les états d’attente, les paradoxes du plaisir et du déplaisir, la déliaison sexuelle, le refoulement et la détresse, le vœu du rêve, l’événement de satisfaction et l’événement de la douleur qui « laisse bien derrière elle des frayages permanents, comme si la foudre était tombée ».

Cette chose à l’articulation du corps et de la pensée qui ne se résorbe pas, qui fait trou, l’incompréhensible, l’inassimilable.

Freud y consigne ses intuitions, ses tâtonnements, « nous commençons maintenant à comprendre une hypothèse qui nous a conduit jusqu’à présent ». Il ne cesse de creuser les « dispositifs de nature biologique » pour cerner l’appareil psychique et construire cette « théorie psychologique [qui] doit nécessairement nous expliquer ce que nous connaissons de la façon la plus énigmatique par notre “conscience” et puisque cette conscience ne sait rien des suppositions faites jusqu’à présent, elle doit nous expliquer ce non-savoir. »

Il examine les processus d’excitation et la façon dont se relient le remémoré, le penser, le juger, et ouvre une brèche par où la silhouette du neurone qu’il dessine semble s’échapper dans le tracé des multiples ramifications qu’ouvrent les stimulations.

Nous sommes en 1895.

Parmi les neurones qu’il classe et qualifie, Freud en distingue un, le a, qu’il désigne comme la chose. Das Ding. Cette chose à l’articulation du corps et de la pensée qui ne se résorbe pas, qui fait trou, l’incompréhensible, l’inassimilable.

C’est l’élément étranger au cœur du sujet.

Lacan, un siècle plus tard, fera de cette chose la cause dont le nom de son École porte toujours l’inscription [2].

Existe-t-il un passage pour atteindre ce non-savoir, un lieu qui dévoilerait l’envers du miroir, le dos du monde, la cause de cette chose ? C’est ce que Freud ausculte dans les récits des hystériques et avec l’enfant joueur dont il n’a jamais lâché la main [3] et qui, comme le créateur littéraire, transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau car « le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité » écrit-il. Il arrive que le poids de cette réalité se fasse trop lourd et que cette brèche que les récits entrebâillent, et dans laquelle l’opacité du sens de la vie, de la naissance et de la mort deviendrait scintillante, se referme.

« Ça avait commencé depuis longtemps. La tristesse. J’ai connu ça très tôt dans ma vie. C’est la littérature d’abord qui m’a sauvée. Les récits — comment les autres font pour s’en sortir ? »

« s’en sortir »

« J’ai rencontré tôt les textes littéraires et analytiques mais c’est la souffrance qui m’a fait entrevoir que ça pouvait répondre à quelque chose de très subjectif, pas seulement à un intérêt intellectuel. Ça a été comme un éclair, relier ma souffrance singulière à cet intérêt-là. » S’en sortir quand il n’y a plus de jeu, comme on le dit d’un mécanisme grippé, c’est d’abord suivre ce fil de la souffrance, son marteau sans tête, « ce qui a commencé c’étaient les douleurs dans les affres de mes relations amoureuses, je ne m’en sortais pas, c’est ce qui m’a décidée. J’étais dans une impasse certaine donc j’y ai eu recours comme l’ultime recours, pour essayer de me dépatouiller de ce dans quoi j’étais ».

Dans l’Esquisse, Freud isole déjà le ressort pulsionnel (Triebfader) du mécanisme psychique, « commencer une analyse, ce n’était pas de l’ordre d’un choix, c’est dans le corps, quelque chose qui pousse, il y avait une urgence vitale. C’est passé par la pulsion, j’étais épuisée ça ne pouvait pas continuer, c’était des hauts des bas, des paroxysmes de mal-être, des mouvements mélancoliques calqués sur la maladie de ma mère, quelle horreur je suis comme elle ! »

S’en sortir, c’est viser ce décollement de la répétition qui tue, et pour cela tenter de dire ce qui se dé-tresse (Hiflosigkeit) quand le dérèglement affole le corps, « ce qui m’a poussée à y aller c’était que j’étais toujours très mal et très malade, des maux du ventre, du corps, et deux personnes autour de moi voyaient un analyste et m’ont dit il faut que tu ailles voir quelqu’un pour parler ».

Le temps devient celui de l’urgence, le corps monte sur la scène, « j’ai commencé une thérapie dans une situation d’urgence à cause de troubles du comportement alimentaire, j’avais 16 ou 17 ans », ou parfois se dérobe, s’éteint, s’enveloppe de silence. Où est la brèche ? « Je l’ai senti en terminale. Une rencontre. Un petit film documentaire nous a été montré par la prof de philo sur une enfant autiste dans une institution avec des psychanalystes. Il y avait une grande attention dans leurs paroles. J’ai senti que ça pouvait être pour moi un appui possible. Ça trottait… »

« ça trottait »

Là où ça ne parlait plus ou pas encore, une connexion s’établit. Ce qui trottait s’oriente. « Ça parle, et là sans doute où l’on s’y attendait le moins, là où ça souffre » nous dit Freud. Ici le timbre d’une voix, écho d’une percussion plus ancienne, traverse un repli et fait boussole, « il y avait une femme âgée que j’entendais dans la cour de là où j’habitais parler avec des enfants, j’entendais sa voix, elle me semblait libre, en accord avec elle-même. Plus tard je l’ai rencontrée, elle avait fait une analyse et m’a encouragée à faire la démarche. C’est elle qui m’a donné une adresse ».

Là, les gouaches de l’amour font déjà chatoyer le transfert, « j’ai demandé à ma mère, qui était analyste, des noms d’analystes et une phrase m’avait marquée, elle disait, « l’amour c’est toujours réciproque », j’avais déjà rencontré la plupart de ces personnes dans des réunions à la maison et j’ai donc choisi un analyste dont je me suis dit que je pourrais tomber amoureuse ».

Là encore le charivari du sexuel enfle le discours et ses répercussions touchent d’autres corps parlants, « le fait de commencer à dire quelque chose de ma sexualité, de mon rapport au corps, ça a fait parler mes parents. C’était le moment du divorce, beaucoup de choses se sont dites qui avaient été tues jusque-là et ça a pris plusieurs années avant que mes symptômes deviennent autre chose ».

« L’Esquisse, la chose, s’en sortir, ça trottait, une voix qui vient du sac, premier signe de vie tout à fait, j’y serais allé tous les jours. »

Là enfin, s’avancer pour dire précipite aux racines profondes du langage, aux fondements de la vocalisation de ce que Lacan appellera lalangue, « au même moment où j’ai commencé une analyse j’ai lu ce livre de Beckett Comment c’est. Ça a été une déflagration pour moi, je n’ai jamais éprouvé la même chose avec un autre livre ou un autre écrivain plus tard ni avant. Il y a eu une concomitance avec ce que j’étais en train de vivre en analyse. Au moment où je l’ai lu c’était entendre une voix, ça m’a empêchée de dormir ce texte, complètement hantée, et je me souviens que ce qui m’avait marquée c’était le sac, cette voix qui ne s’arrête pas, sans queue ni tête, sans ponctuation, comme un flot, comme une parole qui venait du sac, une voix qui vient du sac ».

« une voix qui vient du sac »

« Je le lis : Comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends
voix d’abord dehors de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation
instants passés vieux songes qui reviennent ou frais comme ceux qui passent ou chose chose toujours et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue »
« le sac seul bien au toucher un petit à charbon cinquante kilos juste humide je le serre il dégoutte au présent mais loin loin un temps énorme le début cette vie-ci premier signe de vie tout à fait [4] ».

« premier signe de vie tout à fait »

Se tourner vers un analyste c’est faire le pari d’un savoir supposé qui serait là quelque part et dont on ne sait rien. Dès les premiers rendez-vous l’isolement se brise, et la jouissance pulsionnelle est entamée. « Appeler un analyste et aller lui parler… Les premières séances sont tellement soulageantes, car il y a aussi cette culpabilité du — ça ne va pas si mal, j’ai tout ce qu’il faut pour être heureuse dans la vie, il y a des gens qui vivent des trucs tellement pires… et que quelqu’un puisse dire “j’entends que c’est compliqué et voilà on va partir en quête des raisons pour lesquelles c’est compliqué” ça veut dire qu’il y a une raison inconsciente, c’est ce soulagement… »

Les raisons font réson et un premier signe de vie s’éprouve — tout à fait. Et il arrive, comme dans l’histoire de l’effet papillon que raconte Lorenz, où le battement d’une aile du lépidoptère au Brésil déclencherait une tornade au Texas, que ces premiers effets de l’énonciation appuyée au transfert provoquent un allègement fulgurant, un sentiment de la vie inconnu jusque-là dans son intensité, que le poids d’une mortification avait écrasé, « très tôt j’ai senti une ouverture, un espace qui s’ouvrait. J’ai encore la sensation en sortant de la séance, il pleuvait, je me suis mise dans le renfoncement d’un Lavomatic je crois, je me sentais réanimée, un contact qui s’était ré-établi avec moi-même, quelque chose de vivant, un espace où je sentais que je pouvais entrer m’aventurer grâce à cet appui. Ce contact que j’avais senti avec moi-même c’était précieux parce que je me sentais à côté de la vie ».

Se rendre dans ce lieu où dire ce qu’on ne sait pas, n’est semblable à aucune autre expérience, « la question du lieu a été très importante, surtout dans ce début d’analyse, dans le sens d’avoir un lieu pour parler, plus que la personne, c’était quelqu’un d’assez dur qui posait un cadre très strict ». Le cadre posé dessine un espace et un temps où tout est mis en œuvre pour « obtenir que l’attention se reporte du monde extérieur au monde intérieur. Il se dégage alors un fait étonnant, à savoir qu’il existe des événements de pensées […] et que ces pensées tombent comme disait Freud dans la langue [5] ».

Les interventions de l’analyste relancent ces tombées de langue. Des éléments détemporalisés surgissent, la douleur ravivée d’un deuil, ses arêtes diffractées parmi lesquelles pouvoir s’avancer sans se perdre dans la remémoration, « commencer à parler c’était retourner à un endroit très douloureux qui a à voir… avec la mort de ma mère. Et puis le sentiment que cette analyste s’opposait et mettait en question ma vision des choses, elle disait souvent “mais pourquoi vous dites ça, mais pourquoi vous pensez ça”, ça démontait quelque chose ».

Le temps prend une dimension nouvelle, appuyée au sujet supposé savoir qu’incarne l’analyste et au style de sa présence, la séance fait événement. Quelque chose bat avec le transfert, discret ou éclatant. Les cartes sont redistribuées, « cela a touché dès le commencement quelque chose dans mes relations sociales, cela a acté une forme d’indépendance parce qu’il était là et en même temps une vraie dépendance vis-à-vis de lui. J’étais solitaire, lui m’était devenu essentiel. Je n’attendais que ces rendez-vous. Si j’avais pu y être tous les jours, j’y serais allé tous les jours ».

« j’y serais allé tous les jours »

Séance après séance, l’élément étranger qui gîte au plus intime du sujet affleure, « c’est là où j’ai eu le sentiment que s’est mise à parler une voix à l’intérieur de moi une voix profonde, une voix qui m’échappe, une voix malgré moi ». Ce non-savoir désigné par Freud dans l’Esquisse s’apprend pour chacun à sa mesure et à son pas. Quelque chose d’inaperçu dans la hâte du commencement se donne à lire comme ce qui dès le début engageait un pas plus loin, « j’ai fait le choix d’un psy gay, c’était un gros enjeu pour moi. Le psy de province m’avait conseillé de réessayer avec des filles, je l’avais vécu de manière très violente, bref. C’était très esthétique, il ressemble beaucoup à Michel Foucault, il incarnait quelque chose d’exigeant et d’élitiste, j’ai senti que j’étais en confiance immédiatement, que j’avais envie non seulement de me guérir des problèmes auxquels je faisais face au quotidien mais en même temps d’aller plus loin, de découvrir quelque chose sur moi d’autre que ce qui s’était posé dans l’urgence ».

Aller plus loin exige de suivre les chicanes des formations de l’inconscient, découvertes par Freud et ramassées par Lacan en ça rêve, ça rate, ça rit.

Une nouvelle durée se déploie. La dimension du temps subjectif ouvre à une logique atemporelle qui débouche sur l’au-delà de la plainte, « rentrer dans les choses les plus intimes, ça prend du temps. Pouvoir évoquer des choses que tu n’as jamais dites à personne au-delà de la compréhension intellectuelle ».

« Il faut le temps pour se faire à l’être » [6] dit Lacan.

Parler du commencement de l’analyse ne peut se faire sans les voix de celles et ceux qui ont décidé de trouver une adresse pour avoir chance de se faire sujet de l’énigme de leur existence. Seul le plus intime et le plus singulier de chaque commencement est capable de faire passer ce qu’un commencement recèle, pour chacun, de ce qui a déjà commencé.

L’Entwurf, qui est au commencement de l’histoire de la psychanalyse, est indissociable de l’adresse à Flieβ, c’est une lettre. Quand Freud apprend que Marie Bonaparte a fait l’acquisition de cette correspondance, il écrit « « [É]tant donné la nature si intime de nos rapports, ces lettres traitent naturellement de toutes sortes de sujets, théoriques comme personnels, et le théorique, qui concerne toutes les intuitions et erreurs de l’analyse en gestation, est dans ce cas aussi très personnel » [7].

Notes

[1Sigmund Freud, Esquisse d’une psychologie — Entwurf einer Psychologie, traduction de Susanne Hommel, Jeff Le Troquer, Alain Liégeon, Françoise Samson, éd. Érès, mai 2011.

[2École de la Cause Freudienne.

[3Sigmund Freud, « La création littéraire et le rêve éveillé ». Article originalement publié en 1908.

[4Samuel Beckett, Comment c’est, Éditions de Minuit, 1960, p 9.

[5Jacques-Alain Miller, « La séance analytique », La Cause Freudienne, n° 46, 4e trimestre 2000, p 10.

[6Jacques Lacan, « Radiophonie », in Autres écrits, Le Seuil, 2001, p. 426.

[7Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fließ (1887-1904), éditées par J.M. Masson, Traduit de l’allemand par Françoise Kahn et François Robert, PUF 2015.